Les pensées

Il avait, bien sûr, un potager, carré dessiné au cordeau où il circulait sur des allées de planches aussi rectilignes que des règles d'écolier : abscisses de carottes, de choux, de navets, de poireaux ; ordonnées de salades, de pommes de terre, de fraises et de tomates. Il avait aussi un petit verger débordant de poires, de pommes et de coings, autour d'un cerisier trapu que juillet couronnait de minuscules fruits rouges et de grands oiseaux noirs, et sur lequel veillait, débonnaire, un épouvantail à grelots. Et, pour orner, avant qu'elle ne meure tout à fait, cette vieille gare qu'il allait laisser, il cultivait des fleurs. Je me souviens des jonquilles, des crocus et des myosotis qui perçaient le gazon gelé au printemps. Je me souviens des cosmos et des soleils, des soucis et de la monnaie du pape, des immortelles et de l'amour en cage, dont les noms me ravissaient. Je me souviens surtout des pensées. Il en semait partout : dans les plates-bandes et dans de grands pots de terre rouge, au pied des poiriers et au milieu des salades. Chaque matin elles surgissaient, toutes armées de pétales, de la terre dure et lasse, et partaient à l'assaut du jardin. Il y en avait de toutes sortes. Je crois qu'elles étaient toutes là, toutes les pensées du monde, dans ce coin oublié du village. Pensées écarlates et pensées d'or aux couleurs du soleil ; pensées bleues comme le jour et pensées noires comme la nuit ; pensées jaunes et pâles comme la lune aux cornes de brume. Pensées unies toutes simples ; pensées multicolores aux nuances ondoyantes. Pensées courtes à tiges brèves ; larges pensées à longues tiges. Pensées de hasard envolées insouciantes au milieu des graviers ; pensées profondément enracinées, patiemment resemées chaque année. Douces pensées veloutées ; pensées de brocard violet, sombres comme le deuil. Tant de pensées... des centaines, des milliers de pensées... Et quand, le soir, je traversais la route pour leur rendre visite, je trouvais toujours parmi elles une fleur inconnue, un visage insolite, une pensée nouvelle à cueillir, tandis que le vieux jardinier, baissant la tête en souriant pour mieux biner ses pommes de terre, faisait semblant, au fond du potager, de ne pas remarquer mon larcin.