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Ce que lisent les statues

Publié le par Carole

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Nantes - Passage Pommeraye - juillet 2013
 
 
         On associe souvent le livre à l'immortalité. Pourtant, l'un des plus mystérieux pouvoirs du livre - je veux dire le livre de papier - est de donner au temps qui passe la forme de ses pages, qu'on ouvre et qu'on referme, de faire prendre aux heures lentes le visage un peu las du volume écorné qu'on repose en rêvant, fermé comme un secret sur le pétale de camélia ou le brin de bruyère mis à sécher dans les feuillets rendus à l'ombre.
        Aussi, face à ces créatures de pierre qu'on rencontre un peu partout dans la ville, absorbées dans la lecture de leurs livres immobiles, souvent je m'interroge : que peuvent bien lire les statues ? Le temps passe sur elles, comme il passe sur nous, recouvrant de poussière, de toiles d'araignée, de mousses ou de feuilles mortes le volume qu'elles tiennent, imperturbables, entre leurs doigts rigides. Elles lisent immobiles toujours la même page qui ne se tourne pas.
         Et parfois je me dis que ce qu'elles tentent ainsi de déchiffrer, dans leurs livres figés, ce n'est pas la pierre grise, c'est l'énigme sans fin de notre coeur humain, que chaque instant fait battre dans le grand vent du temps, mais qui voudrait toujours ne pas tourner la page.
 
 
lecteurs - statue de J
Nantes - Jardin des Plantes - avril 2013

 

 

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Rubik's cube

Publié le par Carole

 rubik's cube
 
    Ce qui m'a étonnée, ce n'est évidemment pas de découvrir, au pied de l'échelle, au lieu du sourire fatigué du clown, un Rubik's cube - car depuis longtemps je sais que l'étrange est au coin de la rue, et que de mystérieuses cohortes de rêveurs s'affairent dans cette ville à transformer en chemins de traverse ou de ronde nos parcours les plus quotidiens. Non, ce qui m'a étonnée, c'est que le Rubik's cube - vous savez bien, cet infernal casse-tête qu'on ne peut résoudre qu'après des études approfondies de mathématiques - était résolu
   Au-dessus de l'échelle, toute la folie du monde - les embouteillages, les panneaux multidirectionnels avec leurs injonctions contradictoires, et la Tour de Bretagne, notre petite Babel de Nantes, se dressant en habits de fusée vers le ciel sombre et lourd... En bas, dans l'éboulis d'arbustes et de pierres, au bord du fleuve, le casse-tête bien en ordre, définitivement résolu, scellé d'un cachet rouge en forme de flamme heureuse...
 
    Et si l'esprit de fantaisie était, en effet, la solution à ce casse-tête insoluble, à cette énigme sidérante qu'est devenue l'existence des hommes ?
   S'il était la petite flamme, le flambeau léger qui ne peut s'éteindre, et d'âge en âge se transmet, pour nous donner ce qui vaut bien plus que la vie, le goût de vivre et la joie d'être au monde ?

Publié dans Nantes

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Visages de pierre

Publié le par Carole

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    Des Roms étaient venus s'installer là, l'hiver dernier, derrière l'inutile palissade de bois pourrissant. On les avait expulsés bien sûr, par un petit matin glacé. Ensuite, par mesure de précaution - s'ils allaient revenir ? -, on avait posé de hauts grillages acérés, et on avait fait venir des blocs de pierre qu'on avait poussés tout autour du terrain, pour bloquer les issues. Et les pierres étaient restées là, à pleurer en chaos sous la pluie, comme au pays des menhirs renversés.
    Puis le printemps était venu, quelqu'un était passé, avec son pochoir, son encre bleue, son encre rose. C'était un être au coeur léger, à l'imagination nomade et à l'humour flâneur. Sur les pierres il avait posé des visages humains, des sourires humains, toutes sortes de visages ordinaires ou laids, toutes sortes de sourires, lunaires, vulgaires, malicieux ou grotesques, mais si humains, vraiment humains. Et les pierres étaient restées là, à vivre en peuple sous le ciel, comme au château du vieil abbé Fouré.
 
    Il est bon quelquefois de rendre forme humaine à ce qui près de nous a pris forme de haine.

Publié dans Nantes

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Des mots dans la ville

Publié le par Carole

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    Je passais sur le pont, quand j'ai lu ce message : "intuition..." Le mot était si bleu au-dessus de l'eau grise, il avait tellement l'air de courir plus loin, d'emmener quelque part... et puis cet oiseau bleu, à la dernière lettre, était si doucement posé... j'ai dit : "D'accord. Intuition, conduis-moi..."
    Un peu plus loin, sur l'autre rive, empruntant par hasard la passerelle qui mène à l'île, j'ai lu ce second mot :
 
création
 
     "Création..." Les lettres se décollaient un peu, et les couleurs pâlissaient, mais le mot se tenait debout, droit dans le gris du monde, décidé à tenir l'équilibre tremblant de sa haute colonne de lettres acrobates...
    Nous vivons assiégés de mots vibrants et aiguisés comme des armes, la ville sans répit nous jette au visage ses millions de mots scintillants, de mots clignotants, de mots tournoyants, de mots cliquetants, de mots qui promettent, de mots qui séduisent, de mots qui interdisent, de mots qui suggèrent, de mots qui ordonnent, de mots qui étourdissent... affiches, enseignes, panneaux, journaux... c'est partout un vacarme de mots vides et de lettres mortes, une fureur du rien, sonore et frénétique, à fracasser toute pensée...
     Mais parfois il arrive que quelqu'un se lève, saisissant son pochoir et son encre, sa planche à lettres, son petit pot de colle - cela pourrait aussi bien être un simple carnet, un bout de crayon usé -. Et il se prend à écrire quelque chose - quelque chose d'autre, quelque chose de très simple, juste un mot ou deux, mais qui pourraient avoir un peu de sens : "intuition", "création"... par exemple.
     Et il arrive aussi que l'on suive en rêvant ces mots légers qui passent dans la ville et se posent en silence comme des oiseaux bleus, comme des clowns heureux, sur le métal ou le béton. Conduit par eux, on va un peu plus loin, juste un peu au-delà, de l'autre côté des ponts.

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L'art d'être passant

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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    L'art d'être passant, dans les rues d'une grande ville, consiste à maîtriser les figures d'un vaste et mystérieux ballet. Croiser, par exemple, lorsqu'on monte la rue du Calvaire, ceux qui la descendent, ou se ranger à temps à gauche quand le passant d'en face oscille vers la droite, pencher un peu son parapluie quand on rencontre, Pont Sauvetout, un autre parapluie, s'incliner au moment opportun pour éviter la baleine pointue qui menace.
    Les flâneurs, en général, maîtrisent à la perfection ces figures depuis longtemps apprises et répétées.
    Parfois, pourtant, un pas se désaccorde, un geste s'égare. Celui qui monte la rue du Calvaire oscille trop tôt à gauche, quand celui qui face à lui la descend oscille trop vite à sa droite, la main ne soulève pas à temps le parapluie, les épaules ne se penchent pas assez souplement : on  menace de se cogner, de se heurter, de  s'embrasser, de se crever un œil, une gorge, un sein. On s'excuse, gêné, honteux.
    Comme elles nous troublent, ces erreurs, dont on comprend si bien, sans se l'avouer, tout ce qu'elles miment : cette rencontre amoureuse qui n'aura jamais lieu, cette tendresse qui nous rendrait la vie, ou cette rage, cet élan meurtrier qui jetterait les uns contre les autres les individus oppressés par la foule, le désordre qui pourrait s'instaurer, et que, d'un nouveau pas de côté, d'une harmonieuse inclinaison, réintégrant la danse, au dernier instant, - pardon monsieur, - pardon madame, on retient.
 
  Quelquefois - rarement - on rencontre des gens qui s'accordent à merveille, et vont dansant du même pas sur leur sentier de lumière. On les admire, on les envie. Et puis on passe son chemin.

Publié dans Nantes

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Loto, journaux, passant

Publié le par Carole

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   En descendant du tramway, tout à l'heure, je me suis arrêtée, captivée, devant cette image parfaite que le hasard avait composée devant moi dans la rue - En un autre temps, on aurait parlé d'un tableau de genre, et on aurait aussi bien pu penser à un tableau d'histoire.
   Car il y avait là, en couleurs crues que saturait le soleil d'après-midi, en lignes nettes que soulignaient les ombres... tout... vraiment tout.
  Un quotidien de référence qui s'inquiétait doctement des grands enjeux géostratégiques et du trouble avenir de ce monde compliqué. Un magazine national prestigieux qui se plaisait à remuer, dans le coeur incertain de ses lecteurs d'élite, l'effroi de la grande secousse populaire vengeresse. L'énorme point d'interrogation vibrant d'angoisse, jeté vers l'avenir dans la lumière brutale. Le petit café ouvrier poursuivant avisé sa vie tranquille, proposant ses sandwiches au choix, et affirmant jaune et vert sa ferveur canari pour le football local. Cet homme pauvre, vieillissant, sorti pour remplir en fumant sa grille de loto, et qui, faute de pouvoir s'offrir un café à la terrasse, restait là, accroupi, concentré à l'extrême sur le choix si important des cases à cocher. Les sommes énormes du Cash et de l'Euro-millions, avec les numéros gagnants si rares qu'on les affichait sur la vitre, inaccessibles derrière le verre Sekurit gorgé d'obscurité. Les ombres, là-haut, qui commençaient à tomber sur l'enseigne. Et ce passant indifférent, qui venait d'en croiser un autre sans le voir, préférant lire de loin les gros titres de la presse. 
   "Un jour d'avril en France en 2013". Ainsi s'intitulait, je crois, ce tableau que le hasard-peintre avait composé, avec un soin extrême et une précision presque angoissante dans sa simplicité.
    Tout, je vous dis, il y avait tout.

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Des tulipes et des astres

Publié le par Carole

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    " On peut parler avec un mot et c'est tout !... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s'occupe du cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l'allée de ciment, vous auriez compris ce que j'ai compris, à savoir : la vérité. "
(Jean Giraudoux, Electre, lamento du jardinier)
 
 
 
Le soleil enfin revenu avait partout réveillé pépiements et parfums. Les beaux faisans du Jardin des plantes marchaient dans les pensées du printemps, hiératiques et lents, comme des fleurs vivantes.
Je m'étais approchée du petit carré où fleurissent, pour quelques jours seulement, les tulipes de vigne, ces tulipes sauvages d'un jaune ardent qu'on conserve ici pour les replanter peu à peu dans des terres dont les désherbants les avaient fait disparaître. Les fleurs jaunes éclataient sur les sombres ceps, comme les promesses ensoleillées de ce soir apaisé.
Soudain, il y a eu cette ombre légère glissant sur le sol : un héron traversait le ciel. J'ai tenté de le photographier, mais il était déjà trop loin.
Un vieux jardinier qui travaillait dans les massifs et qui, apparemment, me regardait depuis un moment, s'est approché de moi.
-Hier soir, m'a-t-il dit, j'ai vu dans le ciel quelque chose de très rare : j'ai vu la lune frôler une planète, je crois que c'était Vénus... Est-ce que vous savez si c'était Vénus, vous ? On voit beaucoup de choses dans le ciel en ce moment, on voit beaucoup de choses, quand on prend la peine de regarder... Vous avez photographié la tulipe de vigne ? Elle pousse bien, dans les terrains restés sains... une fleur qui avait presque disparu... On la replante un peu partout, les gens vienennt chercher les bulbes ici... Vous connaissez les marais de Goulaine, peut-être ?... il y a une colline plantée de vignes, au milieu du marais... tout le monde se demande comment les vignes trouvent l'eau, là-haut... eh bien, c'est qu'elles ont des racines incroyablement longues qui s'en vont jusqu'au bas de la colline...  la roche est tellement poreuse, là-bas, on dirait de la lave. Mais non, ce n'est pas du tout de la lave... juste une roche qui contenait du fer, et qui s'est oxydée, avec le temps elle est devenue légère, légère comme de la pierre ponce...  les tulipes de vigne se plaisent là dedans. Elles enfoncent leurs racines, par ces trous de la roche, elles vont profond, profond.... Et puis, tiens, dans ce trou, là, que vous voyez, derrière les droseras, l'année dernière, des poules d'eau avaient fait leur nid... toute la journée on les voyait voler au-dessus des vignes, elles cueillaient des brins d'herbes, des brindilles, des mousses, pour les transporter jusqu'au nid... c'était beau à voir... mais vous savez, dans les vignes, il n'y a pas que les tulipes, il y a aussi des soucis, on en a eu beaucoup cette année... les vendanges seront bonnes...
 
C'était très étonnant, cette façon qu'il avait, ce jardinier, d'aller de la terre au ciel et du ciel à la terre, des astres de la nuit aux tulipes solaires, des racines enfouies aux oiseaux dans leurs nids, de ces nids aux soucis, jusqu'aux vendanges enfin. Il nouait tout cela, comme une brassée de fleurs diverses, en un seul bouquet de folles paroles. Cela prenait peu à peu, sous l'apparence absurde, un sens profond. J'ai repensé au jardinier de Giraudoux, que je trouvais trop bavard... jusque-là... et je me suis dit qu'après tout, Giraudoux avait peut-être rencontré, en son temps, comme moi, un vieux jardinier de l'Eden connaissant les vérités qui vont en cercle, sur les chemins contrariés qui s'accordent toujours, ainsi que les allées de ce Jardin où chaque carrefour ouvre sur des sentiers tournoyants qui bientôt se rejoignent.
 
A vivre et travailler au Jardin, on apprend tant de choses essentielles. Que les étoiles s'enracinent à la terre comme des fleurs de lave, que les bêtes des champs se balancent sur leurs tiges et nidifient au profond des racines, que les oiseaux du ciel dessinent tout là-haut de grands chemins de constellations changeantes, que notre terre tournoie, dans la lumière et dans la nuit, infiniment fragile et infiniment forte, comme une tulipe de vigne et d'espérance parmi les sombres ceps et les soucis vivaces.
 
Au milieu de la ville en vacarme, dans ce monde en souffrance dont les vagabonds du Jardin endormis sur les bancs, petits tas de misère, semblent les oiseaux mazoutés et mourants,
il est si bon, si apaisant, si nécessaire d'écouter divaguer le jardinier.

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Un soir d'avril

Publié le par Carole

 
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    C'était hier au soir, c'était un soir d'avril - il bruinait triste et froid, le printemps endeuillé de lui-même piquait de larmes grises le rideau morne des rues sombres. 
    J'ai remarqué en passant le volet de fer peint à fresque, décoré - comme beaucoup d'autres dans ce quartier - par celui qu'on pourrait appeler "le maître des animaux étranges", l'un des plus doués, l'un des plus surprenants aussi de ces artistes inconnus et sauvages qui repeignent la ville chaque nuit. Des oiseaux colorés, posés comme en leur nid à l'intérieur d'un large bec prêt à les dévorer, agitaient eux-mêmes avidement leurs longs becs aiguisés. Semblables, au fond, à l'humanité tout entière, nichant féroce et vorace dans le monde menaçant qui l'abrite.
    L'un des oiseaux, tout en bas, le plus bleu, avait l'air de vouloir attraper la bicyclette posée contre la fresque, avide, peut-être, de fuir vers un autre monde, dont on ne savait s'il serait meilleur - tant l'oiseau était bleu -, ou pire encore - tant le bec était pointu.
   Cela m'a semblé amusant, tout d'abord, léger et lumineux comme un rayon de soleil revenu, cette rencontre de l'oiseau et de la bicyclette. Puis, à la réflexion, un peu inquiétant... Je me suis dit que l'Ange du Bizarre cher à Edgar Poe et à Baudelaire avait une fois de plus effleuré de son aile les murs de notre ville.
 
    Tout au bout de la rue, l'Ange du Bizarre avait dû encore gratter l'ombre bruineuse de son long bec d'oiseau, car un vieil homme vêtu de blanc, appuyé sur une canne, déclamait, comme il l'aurait fait sur une scène :
    "En ce moment, je travaille... je travaille ! Je travaille avec un homme blanc, très blanc, tout blanc ! Il est blanc, bien trop blanc..."
   C'était décousu, dépourvu de tout sens, mais la voix de théâtre, parfaitement timbrée, détachait chaque mot avec des intonations de Comédie française, forçant à écouter. Que c'est étrange, ai-je pensé. Et l'homme, de sa voix forte et grave, a entonné, comme en écho :
    " Pour le peuple, les étrangers sont étranges !"
    Il avait beaucoup de talent, c'était sinistre, absurde et somptueux. On aurait cru un roi Lear, un pauvre Jacques mélancolique dans la forêt du soir triste.
    Celui-là était-il un acteur devenu fou, ou un fou à qui sa folie donnait le talent d'un acteur ? Et était-ce la folie qui lui dictait ses rôles, ou bien ses tirades insensées étaient-elles composées de bribes d'oeuvres jadis apprises, qui se pressant trop vives auraient fait basculer son esprit ?
    "Donner aux mots à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves...", avait dit Antonin Artaud. N'était-ce pas ce que faisait ce fou, laissant ricocher comme en rêve les mots qu'il déclamait ?...
    Mais alors, si théâtre et folie sont si proches, alors que penser de... de tout... du théâtre, de la littérature, et de tant de paroles fascinantes jetées sur la folie du monde ? Sont-elles une folie nouvelle, ou le dernier recours et l'ultime secours de nos âmes boiteuses ?
   Ange du Bizarre, toi qui rôdais obstinément ce soir-là dans les rues grises, connais-tu la réponse ?

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A la vente Julien Gracq

Publié le par Carole

      gracq tampon vente
 
     A la vente Julien Gracq, chez Couton et Veyrac, qu'aurais-je pu acheter ?
    Le lot 349 avec son jeu d'échecs de marque "chessmen", photographié pour le catalogue près d'un paquet de cigarettes Gauloises et d'un briquet ?
   Cette horloge ornée de scènes de labour, d'anges et de bouquets de fleurs ?
   Ce Pont fantastique gravé par John Howe, lot 222, dont les piles de bois, redevenues arbres escaladent les nuages comme des félins agiles ? Ou ces Courges débordant d'un jardin de balcon pour envahir la ville,  imaginées en 1983 par Erik Desmazières, lot 224 ?
  Plutôt, peut-être, ce morceau de carton muni d'une ficelle, que le vieux Louis Poirier accrochait à sa porte lorsqu'il sortait acheter une baguette à la boulangerie, ou faire un bout de promenade sur les rives de Loire, rue du Grenier-à-sel, ce morceau de carton qui prend des allures surnaturelles lorsqu'on y lit ces quelques mots soigneusement écrits d'une belle ronde : "Je reviens dans quelques minutes" ?
 
    Revenir, qui sait ? Il est peut-être revenu cet après-midi de novembre où on a dispersé tous ses biens rue de la Miséricorde, tout près du cimetière où il a quelques bons amis, copains de lycée ou de régiment.
    On a dit que cette vente était honteuse et misérable, mais moi, je crois que ça ne lui a pas forcément déplu de voir ainsi sa vie mise à nu finir en vanité, la pendule près du jeu d'échecs, le paquet de cigarettes avec les lettres d'André Breton et les cadeaux d'amis célèbres, le carton à ficelle avec les coupures de journaux flatteuses qui avaient si longtemps fait sa fierté - et le pont  fantastique pour s'en aller plus haut. Peut-être était-ce lui, dans la salle, au dernier rang, ce vieux monsieur silencieux et solitaire, qui regardait sans enchérir, souriant quelquefois d'un air entendu.
    Il fallait bien que tout parte, puisqu'il était mort. Tout est parti. 800.000 euros a-t-on dit, le prix d'une vie d'homme célèbre... c'est dire le peu de prix des autres.
    Qu'aurais-je pu acheter ? Ce qui se vendait là n'était pas de ce qu'on peut acheter. Et ce que j'aurais voulu acheter ne se vendait pas là. Je n'ai rien acheté à la vente Julien Gracq.
 
   Un peu plus tard pourtant, chez un bouquiniste qui s'était porté acquéreur du lot 402 ("ouvrages artistiques divers"), j'ai trouvé un livre tamponné de rouge Nantes 12 XII 2008 Vente Julien Gracq Couton et Veyrac. C'est un livre d'art qui s'intitule Joachim Patinir, d'Henrik Stangerup, paru aux éditions Flohic en 1992. Un livre qui a appartenu à Louis Poirier. Je l'ai imaginé flânant dans une librairie parisienne, séduit par la peinture de Patinir, achetant le livre. Son pouce avait marqué les pages d'un creux léger sur le papier.
 
    C'est ainsi que j'ai finalement acheté quelque chose à la vente Julien Gracq. Un livre sur Patinir, peintre que j'ai toujours admiré, et dont je ne suis pas surprise que Julien Gracq et Louis Poirier tous les deux l'aient aimé.
 
    Guidée par la trace légère de la main de Louis Poirier sur le papier glacé, je me suis arrêtée page 23, où le pouce s'est appuyé, et où se trouve la reproduction du plus mystérieux des tableaux de Patinir, le Passage du Styx du Musée du Prado, qui représente le voyage vers la mort, dans toute sa beauté paisible et bleue de crépuscule et dans toute son angoisse - les anges d'un côté, sur le rivage clair où fleurit la foi - les diables de l'autre, sur le rivage de nos doutes, affairés à brûler et à dévorer. Au centre, Charon rame debout, lentement, les yeux perdus, conduisant dans sa barque l'âme minuscule et nue d'un mort-enfant à tête de vieillard. L'âme en tremblant regarde l'enfer qui menace, tandis que les anges appellent, de l'autre côté, vers le rivage où serpente une rivière étroite. Devant Charon le fleuve pourtant semble poursuivre son cours tranquille, vers d'autres rivages et d'autres affluents. Et on ne sait vers où le Passeur finalement fera pencher sa rame, on ne sait même pas si ce voyage s'achèvera, si la mort ne pourrait pas être seulement cela, cette errance d'une âme nue, dans la paix du couchant, entre deux rives, remontant des fleuves bleus et des gorges boisées, plus loin que la foi et plus loin que le doute, sur l'eau qui, inépuisablement, ouvre les chemins, jusqu'aux affluents.
    S'il revient, dans quelques minutes et pour toujours, ce ne pourra qu'être là, ai-je pensé, dans la barque lente et silencieuse, ombre diaphane et nue, sur ce fleuve du temps, et vers ces eaux étroites, qu'il lui faut remonter.
    Et j'ai laissé le livre ouvert, page 23, sur le Passage du Styx.
 
patinir gracq
 
(20 décembre 2008)

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Marque déposée

Publié le par Carole

AM tissages 1
      Quartier de la Madeleine - Nantes
 
 
    Et de cela aussi je voulais vous parler, de ces murs délabrés, de ces tumeurs cachées, de ces entrepôts morts que recouvrent la mousse, le lierre, les graffitis, la lèpre de l'oubli.
 
   Cette ville est comme toutes les villes, un vaste tableau pointilliste : sa beauté naît de milliers de taches, son avenir se dessine dans les monceaux de ses décombres, et les débris d'hier partout tracent en tremblant les chemins incertains de demain.
    Dans des coins sombres et délaissés, loin des Hangars du port dont les ruines aujourd'hui sont vouées aux divertissements, il arrive qu'on s'égare. Qu'on découvre les traces d'une usine oubliée.
   On y fabriquait ce que maintenant on fabrique au-delà, bien au-delà des mers - des étoffes ou des meubles, par exemple -. Nul ne se souvient plus du vieux nom disparu, de la marque déposée, renversée, à peine encore lisible sur un mur décrépi, sinon quelques vieillards, dispersés en banlieue, qui ont travaillé là, et n'osent plus venir - et l'on dit qu'ils radotent quand ils s'obstinent à porter encore leurs bleus usés et à parler aux morts de l'atelier détruit, tandis que leurs petits-enfants précaires ou stagiaires prient Notre-Dame du RSA et invectivent le triste Paul Emploi.
    Un seul mot, long comme un jour sans travail, désindustrialisation, résonne sous les pas de ceux qui s'égarent en ces lieux, heurtant les déchets et les ronces. 
 
    Cette ville est comme toutes les villes, elle aimerait oublier ses coins d'ombre. Mais elle est là aussi, autant que dans ses gloires et ses vitrines, ses monuments, ses banques, ses grues et ses hôtels de luxe bâtis en hâte sur le passé enfoui.
    Cette ville est comme toutes les villes, à l'image de ce monde au fond si primitif qu'on appelle moderne : ardente, vorace, splendide, conquérante, terrible, et pourtant si fragile sur ses ruines accumulées et ses vies déposées.
 
    Mais dans les cours désertes, contre les murs lépreux, les amoureux s'embrassent encore comme ils l'ont toujours fait - les yeux dans les yeux, ou bien perdus peut-être dans un rêve plus loin, où grandit la lumière.

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