fables
C'était un de ces tas de pierres qui tiennent lieu de murets, dans nos banlieues rapidement poussées. Juste un de ces gabions de pierres irrégulières, aiguisées à la pioche ou à la dynamite, avant d'être jetées en vrac et brutalement encagées.
Il aurait très bien pu s'écrouler, écraser les passants en renversant sur le trottoir sa cargaison mutinée.
Ou rester obstiné tourmenté et sétrile à peser sur ses grilles, tas de cailloux aigu remâchant ses blessures.
Qui s'en serait préoccupé ?
Mais ces pierres-là se sont tassées les unes sur les autres, les unes sous les autres, les unes avec les autres. Puisqu'on les avait jetées là ensemble, ensemble elles ont cherché leur place.
Et peu à peu l'informe a commencé à prendre forme. La mousse a maçonné les angles, les oiseaux, les insectes et les feuilles ont façonné le terreau, et on a vu pousser contre les grilles les premières récoltes de lierres et de fleurs.
Ce n'est toujours pas un mur stable, me direz-vous, ça ne tiendra jamais qu'encadré et contraint. Mais c'est peut-être le début d'une autre histoire. D'une de ces vieilles histoires de socles et de fondations.
Une histoire très humaine, comme savent en écrire quelquefois les cailloux, sur les chemins des hommes.
A la peinture dorée
Ce n'étaient que des feuilles de lierre sur un mur de banlieue.
Mais un passant généreux avait jeté sur elles un peu de peinture d'or, et elles se frottaient au soleil du trottoir, luisantes comme des louis.
Je me suis souvenue de cette histoire bizarre, de pinceaux d'or et de flacon magique, que Delahaye raconte dans ses souvenirs sur Verlaine.
C'était peu de temps avant sa mort. Le poète avait emménagé avec son Eugénie dans un pauvre appartement de poète. Et pour vêtir cette ombre qui venait dans ses yeux de mourant se coucher toute grise comme un chien fatigué, il avait eu l'idée d'acheter un pot de peinture dorée. Il en avait d'abord badigeonné son cordon de sonnette, puis le garde-feu de sa cheminée, et la cage à oiseaux d'Eugénie, et les pots de fleurs d'Eugénie... enfin, la richesse lui venant en dorant, il s'en était pris aux chaises du logement - mais la peinture était fragile et s'en allait en poudre, si bien que tous ses visiteurs emportaient avec eux, mêlée aux moutons du tapis et à la suie des rues, un grain de cette poussière lumineuse à laquelle ils étaient venus se frotter.
La sonnette d'un roi sur la porte du pauvre.
Un foyer de pépites pour tous ceux qui ont froid.
Des chaises enluminées pour chaque visiteur.
Et ces feuilles à l'or fin sur les murs des cités.
Peindre le monde tout repeindre
badigeonner les ombres
à la peinture dorée
comme font les poètes
et les passants qui songent
pour que retombe en grain
de poussière ou de pain
l'or des fous l'or soleil
l'or oiseau l'or abeille
des rêves
qui sème le chemin
des hommes.
Quijada de burro
A la Folle Journée, j'avais découvert, en écoutant les Tembembe, invités dans la Grande Halle, un étrange instrument de percussion : une mâchoire d'os crépitante qui mêlait son rire jaune aux doux accents du théorbe et de la guitare.
Bien sûr, m'a expliqué tout à l'heure le chanteur mexicain : c'est une mâchoire d'âne. Una quijada de burro. C'est fréquent au Mexique. On râcle les dents, et le son résonne très fort.
D'ailleurs, c'est toujours comme ça, quand on chante. Vous ne saviez pas ? La voix sonne à travers les os. Ce sont les os qui font résonner la voix, en réalité. Oui, tout à fait, les os. L'occipital, le frontal, le pariétal, le temporal, le sphénoïde, l'ethmoïde, le maxillaire, les nasaux, les lacrimaux, les mandibules...
Les mots claquaient comme les ossements d'Arthur, le vieux squelette tremblant de la salle de sciences naturelles qui m'effrayait tant, autrefois. J'ai entendu courir sur le pavé les vieilles danses macabres, les squelettes en folie frappant leurs tibias sur leurs crânes. J'ai vu passer la mort hideuse, riant grinçant de toutes ses dents jaunies...
Le musicien a fait une pause pour avaler son chocolat. Il a poursuivi, inlassable : la clavicule, l'humérus, les vertèbres, le sacrum, le sternum... Tandis qu'il montrait à mesure chacun de ces os où grandissait sa voix profonde, ses doigts avaient l'air de danser, de danser, sur toutes les dents de l'âne...
Et j'ai senti soudain, dans chacun de mes propres os vivants, frémir ces racines tranquilles qu'ils pousseront un jour comme un chant dans la terre, j'ai entendu claquer sur la tombe des heures le talon tournoyant des matins et des soirs.
Una quijada de burro. C'est si beau en effet. Une longue mâchoire cueillie à la carcasse palpitante d'un vieil âne épuisé d'esclavage, une paire de mandibules séchée au soleil des cadavres, bien décidée à rire et à claquer du bec, pour battre avec ses dents le grand pouls éternel de cette vie qui est la mort, de cette mort qui est la vie, inextricablement mêlées, dans l'immense fandango du monde.
La mare
Il faisait si froid ces jours-ci.
Chaque matin et chaque soir, moi qui me hâtais de foncer quelque part, je passais devant eux qui n'allaient nulle part, je courais devant eux qui attendaient toujours, posés sur la glace de la mare, communiant immobiles dans la même patience.
Qu'attendaient-ils, ainsi groupés ? Que l'eau dégèle, libérant les poissons d'en-dessous aussi immobiles et figés qu'eux-mêmes ? Qu'un grand vent de printemps tout chargé de pollens et d'insectes les emporte à nouveau, en long V de victoire, jusqu'au bord des nuages ? Ou simplement que la tiédeur revenue les autorise enfin à nager, à aimer et à cancaner, à dépenser comme de petits soleils cette énergie qu'ils tentaient, pour durer dans le froid, de contenir en eux ?
Tout cela à la fois, sans doute.
Ils attendaient patients, car il faut bien attendre, quand pour survivre on doit se tenir immobile, se serrer comme un poing sur sa propre chaleur, et refermer ses ailes et replier son coeur, à se faire oublier de la mort aux yeux blancs, ce hibou qui s'abat sur tout ce qui remue.
Ils attendaient ensemble, car on n'a jamais jamais pu le passer seul, quand le monde est de glace, le pont tremblant de givre qui mène au lendemain.
Rien sans peine
L'inscription ornait un de ces pavillons de petite banlieue que les métropoles d'aujourd'hui promettent à la démolition.
Rien sans peine...
Les lettres de fer semblaient trembler de rouille, de froid et de vieillesse. Comme ceux qui vivaient encore là.
C'était le temps où les maisons de banlieue parlaient, où elle racontaient de modestes histoires de réussite et d'espérance, où elles s'appelaient "Sam suffit", "Mon rêve" ou "do mi si la do ré". Le temps où l'on bâtissait soi-même son petit pavillon ouvrier pour que les enfants en héritent. Le temps de l'Ecureuil et des Castors et du Crédit Foncier. Le temps où l'on croyait dur comme fer forgé aux lendemains qui chantonnaient que la peine en valait la peine
mais qu'on n'a rien sans peine...
Dans les périphéries lointaines où se terrent aujourd'hui les modestes demeures du bonheur populaire, qui donc irait encore écrire cela, au fronton de son pavillon à crédit?
Ce n'est pas que la peine ait disparu. Ce n'est pas non plus que la peine n'en vaille vraiment plus la peine. C'est plutôt qu'elle est devenue toute honteuse et anxieuse, tout à fait silencieuse, la pauvre peine des gens de peu. Qu'elle a cessé de chantonner et de fanfaronner, en serrant ses gros poings d'ouvrière. Et qu'elle tremble à le voir s'approcher de ses maisonnettes de paille, de ses maisonnettes de bois, de ses maisonnettes de brique, le grand diable goulu que l'on tire par la queue pour qu'il se tienne coi, le jeune loup aux dents longues qui a nom "avenir".
Les noeuds
"Oh, l'filin dans nos mains fait craquer la peau"
(Henry-Jacques)
Je n'ai jamais pu passer près d'un de ces anciens bateaux de voiles, de cordages et de noeuds, sans penser à tous ceux qui ont si patiemment filé, si savamment tressé, si fortement noué les liens où s'accrochaient leurs vies. A ceux qui sans jamais se lasser ont serré, resserré, et toujours renoué les noeuds qui s'épuisaient. A ceux qui sans fin courbés sur la tâche ont réparé dans la tempête les fils qui se cassaient, les liens qui s'écartaient, les bouts qui s'emmêlaient.
Car il n'y a rien de plus important, sur le bateau qui tangue, sous le vent qui fait rage, que ces liens et ces noeuds qui tiennent en leur pouvoir toute la vie des hommes.
Le château de l'araignée
Dans le froid, dans le gel, je l'ai vu ce matin,
le château de tricot de l'araignée du temps,
le beau filet de givre arrimé sur les branches
par l'obscure pêcheuse qui veille patiente
à nouer immobile un fil à l'autre fil,
pour en faire sa demeure,
à crocher en silence une maille à l'autre maille,
pour y pendre les heures.
C'est un monde parfait, c'est un monde glacé
c'est un monde divin, c'est un monde araignée,
ce monde où nous dansons,
ce monde où nous aimons,
ce monde où nous pleurons,
ce monde où nous mourons,
ce monde sans raison
où nous sommes les moucherons.
L'ange et le sens
Dans la vie dans la ville, c'est ainsi qu'on avance :
des sentiers balisés vers tous les sens uniques
par les voies obligées, hors des sens interdits
de flèche en certitude, tout droit jusqu'à l'impasse.
Vastes couloirs portes claquées fenêtres closes
Longs espoirs sans issue évidences obtuses.
Et nous au labyrinthe courant comme souris
dans tous les coudes étroits de la ville de la vie.
Mais parfois passe un ange avec ses ailes rondes
nous ouvrant ce chemin
tout simple
qui vole par-dessus
le monde.
Paysage de Noël
Un immense ourson de Noël dans le frais soleil du matin. Une voiture sur la route. Une moto arrêtée. Une mendiante assise par terre.
Le motard est absent. La voiture passe et file au loin. La mendiante a posé devant elle une pancarte en carton qu'on aperçoit mais qu'on ne peut pas lire, depuis l'escalator du centre commercial. L'ourson de Noël détourne le regard, il a les deux oreilles bouchées par des écouteurs roses qui scintillent au soleil.
Les ombres sont encore longues sur le trottoir désert, le centre commercial vient d'ouvrir. Tout à l'heure la moto s'en ira, au loin, et la rue s'emplira de passants à paquets. La mendiante sera toujours assise par terre. Du haut de l'escalator on n'apercevra plus que la foule de Noël, si chargée, si pressée. On ne saura jamais ce qu'écoute l'ourson, dans ses grands écouteurs qui l'empêchent de voir.
Ruine de Rome
Sur le trottoir sombre et sale, il y avait longtemps qu'elle s'était fait la malle, dame Nature. Mais au pinceau quelqu'un avait écrit son nom sur le ciment, et l'avait même souligné d'étoiles, puisqu'elle était déesse, l'Absente, au ciel comme sur cette terre...
Absurde, ridicule, inutile message ?
Il y a comme cela dans la ville une femme inlassable et naïve qui inscrit partout au pinceau le nom des fleurs sauvages, humbles lutteuses qui poussent au coin des murs.
Mouron des oiseaux, dent de lion, ruine de Rome.
Elle les a toutes observées, nommées et désignées, celles qu'on ne voit jamais, les humiliées et les précaires, les humbles pousses méprisées qu'on piétine en marchant, dans la hâte des villes.
On passe, on lit, on regarde, on se dit : "Tiens, c'est donc un mouron des oiseaux, ce bouquet pâle ? Est-ce vraiment la ruine de Rome, ce brin de myosotis qui rampe sous les murs ?" Puis on n'y pense plus.
Mais voilà qu'on repasse dans la rue, quelques jours, quelques semaines ou quelques mois plus tard... le round-up a enterré le mouron des oiseaux, la dent de lion s'est pendue aux barbelés, et la ruine de Rome s'est étouffée de mégots... On s'arrête un instant, on repense à la fleur dont le nom s'étire encore si blanc sur la pierre tombale du trottoir, et on regrette de l'avoir négligée, on l'aime tant, soudain, qu'on prie comme un idiot pour qu'une mince radicelle lutte encore sous l'asphalte, qu'on l'arrose de prières, pour qu'elle ne meure pas.
Car c'est de n'être plus là que si peu, de nous avoir quittés peut-être, de pouvoir disparaître, qu'elle nous devient, la Délaissée,
si précieuse.