fables
J'aime beaucoup cette enseigne. Je la connais par coeur, depuis des années que je passe, en bus, juste à sa hauteur.
Longtemps, quand la boutique périclitait, elle n'a été que l'Esp. Puis on a repeint les lettres, on a posé des tubes de néon neuf. Et l'espoir s'écrit maintenant comme une fable, dans son décor de vert feuillage et de bleu ciel.
Le L d'abord s'élance ferme, un peu irréfléchi peut-être, avec cette apostrophe qu'il lance du pied devant lui comme un petit caillou. Le E le suit, brave soldat, poings en avant, l'air décidé, menton carré. Mais voilà que l'incertitude saisit le S, qui s'alanguit, qui freine un peu, et - malheur ! que le P trébuche, qu'il est sur le point de flancher tout à fait, de tout abandonner. Il va rouler au gouffre, mais le O, compagnon de cordée, le retient dans sa chute. Courageux O qui fait face, dos rond, solide comme un roc. Quand au i, il est confiant, il sait que tout va s'arranger, et il va droit tout bonnement, sans retarder sa route, sans regarder derrière lui. Le R enfin ferme la marche, énergique, jambe ferme mains dans les poches, sur le chemin qui s'élargit, vers demain.
Pouvait-on mieux calligraphier l'espoir, qui lutte, doute, et vit, et va ?
Les noeuds
J'ai vu cet arbre dont les branches se tordaient en noeuds compliqués. Vert et souple comme une couleuvre de l'Erdre, il se penchait sur l'eau, attachant étroitement ses bras noués d'arbre vivant aux bras noués de son reflet d'arbre mort.
Il se tenait devant moi sur le chemin comme un problème. Comme un dédale clos de problèmes. Le noeud gordien du bois, du ciel et de l'eau. L'empoignade de l'infini. Les deux mains en prière d'hier et de demain. La lutte à main nue de l'illusoire et du réel. La griffe des éléments à eux-mêmes agrafés.
L'arbre aux noeuds était sous ses bosses de mousse verte et ses détours d'ombre brune comme une calme évidence dans le chant des oiseaux et le frisson de l'herbe. Une sorte de ruban de Moebius sauvage et tourmenté qui n'aurait rien eu à prouver. Car l'infini est donné à ceux qui tournent, sans penser, sur eux-mêmes. Passants contraints de suivre des chemins qui avancent, nous n'en avons que l'image, et, toujours, le regret.
L'arbre aux noeuds était sous ses bosses de mousse verte et ses détours d'ombre brune comme une calme évidence dans le chant des oiseaux et le frisson de l'herbe. Une sorte de ruban de Moebius sauvage et tourmenté qui n'aurait rien eu à prouver. Car l'infini est donné à ceux qui tournent, sans penser, sur eux-mêmes. Passants contraints de suivre des chemins qui avancent, nous n'en avons que l'image, et, toujours, le regret.
A mots couverts
C'était un vilain mot qui était écrit, là, en lettres jaunes sur le mur de l'usine, depuis ces... enfin... depuis... vous savez bien.... Un horrible mot. Un de ces mots qui font raser les murs, qui obligent à regarder son prochain avec méfiance, un de ces mots qui font peur, un de ces mots qui crachent partout leur misère, un de ces mots qu'il ne faut pas laisser occuper le terrain. En grandes lettres jaunes, et au pluriel, en plus ! C'était à faire frémir. Donc on l'a recouvert de peinture grise, et on a bien fait. Mais, allez savoir pourquoi, le travail n'a pas été fini. Des mots comme ça... c'est sûr... ça se défend, ça ne veut pas disparaître, on n'en vient jamais à bout. Et puis, des mots comme ça... on n'a jamais ni assez de peintres ni assez de peinture grise, il faut courir partout les recouvrir, ils surgissent dans tous les coins de la ville sans crier gare, et ils s'incrustent, en jaune, en rouge, en noir, sur les murs, sur les poteaux, sur les vitres, sur les arbres, sur les routes, partout, partout...
Alors, voilà : le peintre a couru ailleurs avec son pot, et il a laissé sur le mur de l'usine la moitié du vilain mot.
Maintenant, on passe devant, un peu moins malheureux qu'avant, quand le mot était entier, mais tout de même assez mal à l'aise. On a l'impression de le voir encore ce mot, ce mot qu'il vaut mieux oublier. On se dit qu'on est trop bête, on essaie de lire autre chose.
REMERCIEMENTS, par exemple. Ce serait très beau, REMERCIEMENTS. Ce serait bien mérité. Après tant d'années. Même avec une petite augmentation, bien méritée aussi. Après tant d'années.
Ou bien BALBUTIEMENTS. Pourquoi pas ? BALBUTIEMENTS... c'est une chose qui arrive, même aux meilleurs. C'est normal d'avoir un peu peur de parler, même si, évidemment, c'est regrettable, car il ne faudrait jamais montrer sa faiblesse devant les autres, devant les difficultés du monde qui est ce qu'il est, qu'on ne peut pas changer, mais auquel on doit, on doit absolument savoir s'adapter. BALBUTIEMENTS est certes très fâcheux, compréhensible, au fond, mais très fâcheux.
Il y aurait pourtant eu RALLIEMENTS. Voilà qui aurait été beau, RALLIEMENTS. On aurait pu le clamer sans balbutier, le rappeler fièrement : "Des idées de vieux ? mais figurez-vous qu'ils se sont tous, tous ces jeunes, tous ralliés à mon point de vue... DES RALLIEMENTS qui rendent hommage à l'homme d'expérience que je suis...!"
Mais c'est plutôt à REMANIEMENTS qu'on a été renvoyé, c'est ainsi. Et REMANIEMENTS est bien désagréable, REMANIEMENTS est bien lourd à porter. REMANIEMENTS serait évidemment un moindre mal, REMANIEMENTS bouleverserait mais ne détruirait pas. Mais REMANIEMENTS, après un certain âge, c'est tout de même bien dur.
Alors ATERMOIEMENTS, c'est inévitable, n'est-ce pas ? un peu lâche, selon certains, mais enfin, la faiblesse est humaine...
Bien sûr, comme un serpent on entend déjà siffler RENIEMENTS. Mais non, RENIEMENTS, non, n'y pensons plus, c'est encore un de ces mots qui voient le mal partout, un de ces mots qu'il faudrait recouvrir d'une bonne couche de peinture grise avant qu'ils n'infectent les esprits.
Femmes gelées
Araignée de glace sur la rivière gelée -
On ne peut qu'être frappé par le nombre de faits-divers mettant en cause ces dernières années des femmes qui congèlent leur enfant nouveau-né.
Ces femmes, dont les sociologues ont noté qu'elles appartiennent à toutes les catégories sociales, ces femmes qui peuvent être riches ou pauvres, belles ou laides, jeunes ou déjà mûres, ces femmes ordinaires, que rien ne signale comme des monstres, ont des grossesses qui passent inaperçues de leur entourage, et souvent inaperçues d'elles-mêmes : leur ventre ne grossit pas, leur poitrine n'enfle pas. Il semble que quelque chose se gèle en elles à la conception de l'enfant, qu'une couche de glace épaisse raidisse leurs corps, empêche leurs ventres immobilisés de s'arrondir à la forme d'un être nouveau, retienne leurs seins séchés de froid de s'emplir de lait chaud - quelque chose dont l'enfant malgré tous ses efforts de créature vivante ne parvient pas à desserrer l'étreinte, quelque chose qui peu à peu l'engourdit -. Une araignée de glace.
Un jour, une nuit, ces femmes gelées accouchent, seules et sans un cri, d'un enfant gelé, qu'elles déposent aussitôt dans le congélateur. Puis le temps se gèle aussi pour elles. Elles attendent, passives et raidies, que quelqu'un ouvre le congélateur, trouve l'enfant immobile. Aux enquêteurs, aux jurys d'assises, ces femmes n'ont rien à dire, que des mots de glace qui font frissonner de froid les vivants.
C'est comme si l'usage devenu banal des congélateurs, leur présence imposante dans tous les foyers modernes permettait à ces femmes gelées, prisonnières de leurs vies transparentes, de rendre enfin visible au monde cette chape de glace qui recouvre tant de destins féminins - et le monde se précipite en effet, braquant sur tant de vide l'éclat des caméras, la chaleur des indignations - . Et puis le froid, ailleurs, un peu plus loin, reprend ses droits.
Blanche neige
6 février 2012
Il avait neigé. Dans la paix retrouvée, on entendait craquer des branches. En traversant le jardin pour gagner la rue, j'ai vu que j'avais emprunté le même chemin qu'un oiseau.
Puis les petites traces ont cessé : cet oiseau que je ne connaissais pas, mais qui habitait comme moi la ville, s'était envolé. Nos directions, un moment rapprochées par la neige, avaient à jamais bifurqué ; j'étais à nouveau seule, lourdement attachée à la terre glacée où mes pas se creusaient une route crissante. Je ne sais pourquoi, cela m'a rappelé une histoire que je venais de lire dans le journal du matin. Une histoire très simple, naïve comme un conte. La veille, dans la lointaine et peut-être si proche Croatie, une jeune femme que le médecin n'avait pu atteindre dans son hameau de forêt coupé du monde par la neige et la glace, avait donné le jour, seule, à une petite fille aux cheveux noirs qu'elle avait appelée Blanche-Neige. Snjezana. J'ai pensé à cette petite fille aux cheveux noirs portant un nom si blanc. L'hiver elle marcherait dans la neige, son pas chercherait le chemin des oiseaux silencieux. Longtemps elle serait l'enfant du conte. Puis les chemins bifurqueraient. Elle quitterait la forêt pour la ville, comme si jamais, jamais elle ne s'était appelée Blanche-Neige. Snjezana. Tous, un jour, où que nous soyons nés, nous avons été l'enfant du conte, avant de piétiner dans la boue de nos rues. Et quand tombe la neige, si rarement, si peu de temps, nous nous souvenons.
Puis les petites traces ont cessé : cet oiseau que je ne connaissais pas, mais qui habitait comme moi la ville, s'était envolé. Nos directions, un moment rapprochées par la neige, avaient à jamais bifurqué ; j'étais à nouveau seule, lourdement attachée à la terre glacée où mes pas se creusaient une route crissante. Je ne sais pourquoi, cela m'a rappelé une histoire que je venais de lire dans le journal du matin. Une histoire très simple, naïve comme un conte. La veille, dans la lointaine et peut-être si proche Croatie, une jeune femme que le médecin n'avait pu atteindre dans son hameau de forêt coupé du monde par la neige et la glace, avait donné le jour, seule, à une petite fille aux cheveux noirs qu'elle avait appelée Blanche-Neige. Snjezana. J'ai pensé à cette petite fille aux cheveux noirs portant un nom si blanc. L'hiver elle marcherait dans la neige, son pas chercherait le chemin des oiseaux silencieux. Longtemps elle serait l'enfant du conte. Puis les chemins bifurqueraient. Elle quitterait la forêt pour la ville, comme si jamais, jamais elle ne s'était appelée Blanche-Neige. Snjezana. Tous, un jour, où que nous soyons nés, nous avons été l'enfant du conte, avant de piétiner dans la boue de nos rues. Et quand tombe la neige, si rarement, si peu de temps, nous nous souvenons.
La flaque d'eau
Les villes d'aujourd'hui sont pleines de mots. Partout des lettres brillent, se brisent, s'émiettent, se recomposent, sous nos regards pressés d'automobilistes ou de piétons, ou au gré des reflets que leur tendent les vitrines et les flaques.
J'ai photographié cette flaque un soir sur le parking d'un centre commercial de banlieue, sous un réverbère et par une pluie battante. Le bleu de l'enseigne s'y délavait en se mêlant au rouge ardent de la remorque d'un camion de livraison. Le monde des commerçants a lui aussi son envers magique...