fables
Je l'ai déjà photographié plusieurs fois.
Je ne peux pas m'empêcher de venir vérifier, de temps à autre, s'il est toujours là.
Le clown.
C'est un vieux clown maintenant, un vieux clown avec un vieux sourire. Un sourire de six ans... Peu de gens y parviennent, à sourire six ans durant. A sourire six ans durant derrière la grille d'une boutique désespérément close.
Je ne sais pas pourquoi on l'a laissé là, lorsqu'on a tourné pour la dernière fois la clé dans la serrure. Pourquoi il est resté tout seul, derrière la grille qui se rongeait de rouille, à sourire, à attendre.
Peut-être est-ce justement à cause de son sourire. Ou alors à cause de la date sur l'affiche, marquant le temps fatal de l'échec et de la disparition, comme ces horloges qu'on arrêtait, jadis, dans la chambre des morts. Ou bien par dérision, pour narguer aussi bien la faillite que les espoirs passés. A moins que ce ne soit simplement par lassitude, parce que, dans la fatigue du déménagement, arracher cette mince affiche avait soudain semblé un effort aussi inutile qu'insurmontable.
Toujours est-il qu'il est resté là, derrière sa grille, à nous regarder vivre, à s'effacer dans son sourire.
Chaque fois que je reviens le voir, il est un peu plus pâle, il est un peu moins rouge, il est un peu plus bleu. Et les contours de son corps se confondent de plus en plus avec la saleté qui macule la vitre cassée. Mais son sourire, lui, reste pur et bien visible, dans la courbe charnue de ses lèvres, dans l'éclat de son oeil bien ouvert. Un vrai sourire de clown, tout pailleté d'enfance et de mélancolie.
Bientôt il ne restera rien de lui. Sauf son sourire. C'est son sourire qui s'en ira le dernier. Comme celui du chat du Cheshire, son sourire restera encore quelques moments, quand il n'y aura plus rien, sur la vitre brisée, à flotter dans le vide, à faire comme si la mort n'était pas tout à fait la mort.
Comme tous les sourires de ce monde. La dernière chose à s'effacer.
L'amour bleu
A la sortie du cinéma, sur le mur qui sentait l'urine, quelqu'un avait écrit :
En ronde bleue, les lettres s'élançaient à l'assaut du ciment. Trempé dans l'encre de là-haut, l'amour s'écrivait sur les ombres et courait bleu de ciel, comme un lierre en été sur son pan de mur gris.
Un peu plus loin, il y avait encore ce message, encore ces grandes lettres nouées et enlacées à déliés et à pleins, comme on s'embrasserait, emportées vers leur ciel :
Dans toute la rue, sur les compteurs à gaz, sur les bornes ennuyées et les murs délaissés, sur tout le laid qui écrasait la joie, cela grimpait, battait et bleuissait, comme le sang vivant remontant vers le coeur :
bleu
l'amour bleu
l'amour bleu l'amour bleu
amour
Je me demande toujours qui nous écrit ces messages.
Qui donc nous aime assez, nous, les indifférents, les passants de la ville,
pour nous l'écrire obstinément
en ronde en bleu
en gras
en grave
en hâte
en douce
en bleu
en rond
en pleins
et en déliés
encore encore encore encore.
La famille Carex - réédition revue d'un texte paru le 5-05-2012
...au Jardin des Plantes
où l'on avance comme en poésie,
sur les chemins tournants de l'analogie,
qui entraînent nos pas rêveurs.
Au Jardin des Plantes vit et prospère une famille que je connais bien, pour l'avoir rencontrée souvent, en promenade dans mon propre jardin, et dans tant d'autres lieux qu'elle fréquente à ses moments perdus... Une famille que vous connaissez sans doute un peu vous aussi : je veux parler de la famille Carex.
Ils y sont tous, ou presque, je crois, au Jardin des Plantes, ces Carex. Ils vivent là tranquilles, dans leurs petits logements de ciment, derrière des panonceaux proprets - rangés comme au cimetière, et pourtant si vivants, si coriaces.
Une grande famille, figurez-vous... Issue de la branche des Cyperacées, par les Monocotylédones, rien de moins. Une grande et vaste famille qui compte parmi ses membres des personnalités aussi marquantes et diverses que le jeune et chlorotique Carex pâlissant, le malheureux Carex penché, le vieux Carex courbé et l'inquiétant Carex vésiculeux - sans oublier le Carex lisse, le sévère Carex noir et le noble Carex élevé.
Certes - mais n'en va-t-il pas ainsi dans toutes les familles ? - on déplore parmi eux de criantes inégalités : ainsi le Carex appauvri cousine amèrement avec le Carex luisant, tellement plus fortuné ; quant au pauvre Carex écarté, qu'on n'invite jamais, son sort n'est pas beaucoup plus enviable, vous l'avouerez, que celui du misérable Carex puce, contraint de brocanter tristement sa pénible existence.
Hélas, le Carex paradoxal vous le confirmera, rien n'est simple, rien n'est un en ce monde...
On compte parmi ces Carex, je crois, tous les caractères qu'identifia jadis Théophraste, le vieux naturaliste : les hypocondriaques, comme le Carex à pilules ; les inconsolables, les mélancoliques, tel le Carex en deuil ; les glauques et les rampants, grouillant à l'ombre du Carex bas ; les angoissés, les terrifiés qu'un rien accable, groupés serrés sous la bannière tremblante du Carex panic ; et puis tous les hésitants, les velléitaires, les tourmentés, émules du Carex divisé... J'en connais d'irascibles, aussi, de ces Carex : le Carex hérissé, par exemple, qu'un rien fait se dresser sur ses ergots. Il y en a qui vous tiennent la dragée haute, comme ce Carex pointu ou ce terrible Carex terminé en bec - des gens très âpres, ceux-là, très coupants en paroles, qui tiennent du reste de leurs ancêtres, puisque les Carex sont issus lointainement d'une gens Caro, ainsi surnommée à Rome, dit-on, pour son côté tranchant. Et puis, c'est inévitable, certains ont les dents longues : tel ce Carex des renards. D'autres fanfaronnent un peu, mais ces prétentieux-là sont vite remis à leur place : voyez ce Carex presque en queue de renard, hirsute et défraîchi...
Une grande famille, cette famille Carex, une très grande famille, et si humaine, au fond.
Un arbre sur le toit
C'était un arbre sur son toit
naviguant vers le large
un bel arbre à la proue
de nos villes en voyage
un arbre capitaine
avançant comme un rêve
vers son lointain rivage
C'était un arbre au ras du ciel
claquant la bise aux dieux
un arbre sur le pont
qui dansait ligoté
et défiait les orages
et riait aux sirènes
en secouant son mât
C'était un arbre téméraire
que la mort bûcheronne
rangerait sans tarder
au bûcher des nids secs
un arbre au bord du vide
tremblant comme une feuille
et fort comme une voile
C'était un arbre comme nous
un arbre qui chantait
dans sa harpe de branches
un bel arbre immobile
qui secouait dans ses feuilles
son grand jet d'eau de sève
en tirant sur son ancre
C'était un arbre comme on grimpe
sur les grands toits d'étoiles
qui recouvrent nos nuits
un arbre en gratte-ciel
qui plantait sur nos têtes
des racines de songe
et des jardins de lune
C'était un arbre aux yeux d'oiseau
posé comme un bateau
sur la main d'un nuage
en attendant
le vent.
L'insolite
Il suffit si souvent de lever les yeux...
Rue Gambetta j'ai levé les yeux, et je l'ai tout de suite reconnu : l'insolite.
Celui qui fait sortir l'ordinaire de ses gonds pour nous ouvrir les portes.
Celui-là même qui clôt Nadja sur le visage ensablé d'une aviatrice au nom d'Aurore.
Une femme est sortie par la porte cochère. Me voyant arrêtée, elle m'a dit bonjour.
Il suffit si souvent de dire bonjour...
Rue Gambetta je lui ai rendu son bonjour, et j'ai demandé pourquoi on avait suspendu cette bizarre enseigne au-dessus de sa porte.
-Il y avait un petit musée ici, avant... un musée de la machine à coudre. C'était un vieil original qui avait eu cette idée. Une idée insolite, n'est-ce pas ? Il avait installé chez lui ce musée... Des machines à coudre, il en avait, il en avait des quantités, des vieux modèles, tout décorés. Quelque chose d'incroyable... Nous avons acheté son appartement. Malheureusement, les machines n'y sont plus. Le musée est fermé.
-C'est dommage, ai-je répondu en regardant la fleur brodée qui grandissait dans son fil de canette au flanc de la machine suspendue dans le ciel. Cette belle fleur ne demandait qu'à s'épanouir. Mais l'aurore ? Pourquoi l'aurore ?
-Aurore, c'était tout simplement une marque de machine à coudre.
Il suffit si souvent d'appeler les choses par leur nom, tout simplement...
J'ai remercié la femme qui m'avait informée, et je suis repartie, pensant à ce vieil original qui nous l'avait si joliment enseigné,
que l'insolite, tout simplement,
c'est ce fil délicat et pourtant si solide
qui coud au ciel, là-haut, les pauvres vies d'en bas
quand elles sont taillées dans l'étoffe des songes.
Chère Louise
C'était, au fond d'une grande boite poussiéreuse, dans un fouillis de cartes postales fanées séchées au vent du temps, comme un bouquet intact. Une brassée de fleurs fraîches et venues de loin, un bouquet coloré que m'offrait en silence une main disparue.
J'ai retourné la carte postale.
Celle qui l'avait écrite avait tourné ses phrases comme à l'école d'autrefois, utilisant tout le papier pour n'en laisser rien perdre, traçant des lignes en espalier pour soutenir ses phrases, soignant son orthographe et sa ponctuation, greffant des parenthèses, fleurissant l'adjectif et ciselant la métaphore.
Elle était datée du 23 août, mais les lettres penchées couraient en s'inclinant sur le carton jauni avec la régularité têtue d'un crachin persistant.
C'était un long dimanche de solitude grise. Elle écrivait à Louise, car Louise était absente.
On entendait la pluie gratter à la fenêtre sa mélodie d'ennui. On sentait dans l'air sombre le lourd parfum des plantes aux largesses fleuries veillant sur le buffet, près de la corbeille de fruits et des vieilles photos, tandis que la télé au son baissé chantonnait sans entrain ses variétés d'après-midi. Un courant d'air frisquet tombait sur la cheminée froide, avec ses rêves de chaleur.
C'était un long dimanche de solitude, mais elle aimait écrire. Elle se penchait patiente, recopiant son brouillon. Tout à l'heure elle reprendrait son tricot. Elle arroserait les fleurs. Et demain elle mettrait la lettre à la boîte, en revenant du pain.
La carte n'était pas signée. Il y manquait sans doute une page, que je n'ai pas trouvée. Je ne saurai jamais le nom de celle dont un après-midi mélancolique, en rameau délicat, tomba après sa mort, comme un brin de roman, dans la boîte à poussière d'un humble bouquiniste.
Mais j'ai pensé qu'à ceux qui s'appliquent à écrire, les messages qu'ils envoient laissent après la mort un peu de vie encore.
Quand ça penche
Quand ça penche quand ça tangue qu'on pourrait perdre pied
Quand ça vacille oscille et qu'on craint de tomber
Rien d'autre à faire alors que s'incliner vers l'autre
S'étayer se tenir épaule contre épaule
Sans regret s'appuyer sur ce voisin d'en face
Qu'on ne fréquentait pas
Pour faire rue et faire bloc
Faire rambarde et faire roc
Et faire enfin rempart
A tout ce qui sépare
Voilà c'est dit
Amis
Que ce brin de muguet
Tout étourdi de pluie
Dans son frisson de nuit
Vous soit un brin de mai
Qui ne se fane mie.
22 avril
Je passais hier dans cette rue populaire que j'ai toujours appelée la "rue aux boucheries" - parce qu'elles y étaient deux, autrefois, toutes proches, deux vieilles boucheries aujourd'hui désaffectées qui saignent encore en façade leurs peintures écarlates et leurs céramiques rouge boeuf.
Cela m'a toujours étonnée, cette quantité de vieilles boucheries fermées qu'on voit dans les vieux quartiers ouvriers. Autant que de cafés murés. A croire que le sang et le vin ont fait tourner comme l'eau des moulins les usines de jadis, et qu'ils ont aujourd'hui cédé à la marée montante d'autres flux plus ardents.
Cette boucherie-ci n'était plus à vendre ni à louer. Elle était devenue, par la grâce d'un chevalet planté en pleins reflets sur l'ombre de la vitrine, boucherie artistique.
Dans la trouble obscurité du dedans, un jeune homme s'affairait et marchait en tous sens.
C'est qu'il allait inaugurer le lendemain. Qu'il n'y avait pas grand chose à exposer. Qu'il avait peur de ne pas être prêt. Peur qu'on oublie de venir. Peur que ce ne soit pas vraiment une boucherie, son 22 avril, mais juste un four obscur.
C'est qu'il était plein d'espoir. Qu'il allait travailler pour l'amour des arts. Qu'il allait vendre ici de la chair vive de bon boeuf-sur-le-toit, et de fermes bavettes taillées saignantes et crues sur l'étal d'avant-garde.
J'ai trouvé véritablement fabuleuse cette inauguration, en pleine fièvre électorale, d'une galerie d'artistes pauvres.
Et je me suis dit que nous vivions dans un monde, comme cela, où certains tremblent d'orgueil, à l'idée d'inaugurer sur toutes les télés un règne à l'Elysée, tandis que d'autres s'agitent et se tourmentent, risquant leurs économies maigres et leur tirelire éphémère, seuls et déjà vaincus, anxieux d'inaugurer quand même leur minuscule temple des arts.
Le bonheur
Où est-il ? Où est-il ? Par ici ou par là ? Par là ou par ici ?
Certes pas dans la cage, peut-être dans la rue, sûrement pas à vendre dans les vitrines en soldes, probablement caché quelque part dans les ombres, à moins qu'en ce reflet... car après tout, qui sait ? Il pourrait être ici tout aussi bien que là. Il pourrait être là tout aussi bien qu'ici. Comment savoir où le trouver ?
Quelquefois je me dis que c'est tout autre chose, que c'est tout autrement. Que c'est lui qui nous trouve. Et nous, qui nous trouvons par ici ou par là, par là ou par ici, sur son grand chemin bleu, il nous prend par la main et nous conduit sans hâte où nous devons aller.
Le mieux est de savoir
A Blois, ville de Ben, j'ai rencontré cette maxime, copiée par un amateur de lumière sur un compteur à gaz :
LE MIEUX
EST DE
SAVOIR
A Blois, ville du doute, accroupie en Diogène devant un compteur à gaz qui philosophait dans la rue, je me suis demandé si.
Car savoir, est-ce vraiment le mieux ? Qu'est-ce que c'est donc, savoir ? Est-ce même que cela existe ? Et le pire n'est-il pas de croire savoir alors qu'on ne peut savoir que si peu, ou rien ?
Et savoir, à supposer que cela soit tout de même possible, est-ce que ce n'est pas terrifiant, aussi ? Est-ce que cela ne l'a pas fait trembler, lui-même, celui qui a posé sur son compteur ce R prêt à tomber, ce R tout hésitant, au bout de son élan, avec son long jambage entraîné vers le vide, comme un funambule en danger ?
Car est-ce que savoir ne mène pas à forcément à pouvoir qui bouleverse l'ordre du monde ?
Et est-ce que savoir, en définitive, ne débouche pas sur l'évidence des catastrophes, sur l'explosion des désastres, et sur la certitude atroce de cette mort à quoi tout nous conduit, mais que nous ne pouvons contempler davantage que le soleil ?
Pourtant, il y a en nous, toujours, cette force qui veut. Ce désir obstiné, qu'on ne peut arrêter, roulant depuis des siècles sur le chemin obscur comme un tonneau dans son rond de lanterne. Qui nous pousse en avant, qui nous dit que le mieux, oui, que le mieux, toujours, quoi qu'il en soit, quoi qu'il en coûte, c'est quand même de continuer.
Que le mieux, malgré tout, c'est encore d'essayer et d'essayer encore
de savoir.