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fables

Prière

Publié le par Carole

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    C'était à la cathédrale du Mans. Je me tenais sous le porche du portail sud, devant le beau Christ roi à la main brisée. Je me suis reculée pour mieux distinguer son visage usé, presque indistinct au-dessus des plis si nets encore des vêtements soulevés par le vent léger d'au-delà. Et mes yeux se sont arrêtés sur ces mots, inattendus, si pâles, à demi illisibles, écrits au feutre rose sur l'une des colonnes latérales :
 
PRIÈRE
POUR 
MAMAN ♥
 
    C'était doux et naïf, c'était douloureux et saignant, c'était frêle et caché comme une âme d'enfant. J'ai imaginé une mère malade, morte, emprisonnée, disparue... J'ai tout imaginé. Puis j'ai imaginé l'enfant formulant en lui-même ce qu'il ne pouvait dire et moins encore écrire, s'appliquant aux simples mots brefs et banals et si hardis pourtant qu'il posait sur la pierre, appuyant fort sur le mot PRIÈRE, ajoutant l'accent grave, un peu long, un peu haut, plume arrachée à l'aile d'un de ces anges qui dansent là-haut dans la pierre -, et ponctuant enfin, du cœur maladroit et tremblant des amours juvéniles, son petit ex-voto, pour donner plus de poids à son humble requête.
 
Et j'ai simplement pensé :
Qui que tu sois,
qui qu'elle soit,
quoi qu'il en soit,
cette prière d'enfant, exauce-la.

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Luxe

Publié le par Carole

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    Le luxe... Certains croient que c'est de rouler en Porsche et de faire des chasses en Sologne, d'avoir un yacht à Cannes et une villa au cap Nègre.
    Le luxe... Certains prétendent qu'il s'achète et ne se partage pas. Qu'il se bâtit sur la peine des hommes, et qu'il se crache comme un fouet au visage de tous ceux qui n'ont rien.
   Pourtant le luxe, le véritable luxe, c'est bien autre chose. Le luxe, en fait, c'est cela même : prendre un instant pour écrire sans raison sur un vieux transformateur recouvert d'affiches anciennes et déchirées un mot qui ne sert à rien, un mot de ronde, léger comme l'enfance, et richement orné de pleins et de déliés. Mettre sa foi dans l'inutile. Affirmer que le bonheur modeste et déjà révolu du samedi 17 novembre vaut, à jamais, toutes les fêtes et tous les champagnes. Penser que l'art peut nicher partout comme un oiseau misérable et splendide. Donner sa chance au gamin fou qui veut signer Loko. Offrir un peu de soi au passant qui viendra après soi. 
    Le luxe, c'est de prendre le temps de lire sur les murs de la ville, sur les pages des livres, ou sur les coeurs qu'écrivent les battements du temps, les mots absurdes qui se sèment et éclosent. De consentir à musarder, sur le chemin qui ne mène pas à Rome et qui va vers les hommes.
   Le luxe, c'est d'accepter que la beauté, la joie, l'illusion, l'espérance, ou même la laideur - et l'art qui contient tout - nous soient offerts pour rien. Absolument pour rien, comme un luxe insensé, sur cette terre où nos vies inutiles et si généreusement superflues n'ont d'autre sens que de réfléchir sans fin ce luxe-là, si simple, et infini.
    On va trop vite en Porsche, en yacht, en Sologne, au cap Nègre, pour penser à tout cela.
   Si bien que le luxe est comme l'amour : ceux qui croient le posséder sont ceux qui l'ont déjà perdu.

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On (n')y voit goutte

Publié le par Carole

 Capture poix 
(capture d'écran)
 
    "In 1927 Professor Parnell heated a sample of pitch and poured it into a glass funnel with a sealed stem. Three years were allowed for the pitch to settle, and in 1930 the sealed stem was cut. From that date on the pitch has slowly dripped out of the funnel."
("The pitch drop experiment", The University of Queensland, Australia, school of mathematics and physics
 http://www.smp.uq.edu.au/content/pitch-drop-experiment  )
 
 
 
    Il y a quelque jours - c'était précisément le 11 juillet 2013 - s'est produit un de ces grands événements infimes qui remuent les pensées comme des mondes : la goutte de poix qui s'était lentement, lentement formée dans un entonnoir obscur de Trinity College de Dublin, est lentement, lentement, tombée. Je vous laisse regarder - il vous faudra, malgré l'accélération des images, quelques gouttes de patience...
 
   Vidéo
 
    Il y avait quatre-vingt-trois ans qu'elle était née, cette goutte de science.
   C'était en 1927, en Australie. Un physicien, le professeur Parnell, avait entrepris de démontrer par l'expérience qu'un corps solide en apparence pouvait, en vérité, être un liquide. Et il avait enfermé dans un entonnoir bouché un beau morceau de poix recuite et solide, aussi dur et immobile, apparemment, que la pierre. Trois années plus tard, il avait retiré le fond de son entonnoir, permettant à la poix ainsi concentrée de s'abandonner aux forces rationnelles de la gravité, et à sa vérité cachée de liquide. Et lentement, lentement, des années durant, une goutte s'était formée, puis, lentement, lentement, des années plus tard, cette goutte, selon l'universelle loi des gouttes, était tombée.
    L'expérience avait été reprise en 1944 en Irlande, au Trinity College. Enfin l'on avait voulu, pour conclure l'aventure, filmer la naissance de la goutte poisseuse, puis, surtout, sa chute lente, si lente, "la plus lente du monde". Une première tentative avait échoué - ce qu'il faut imputer sans doute à la poisse, ennemie de la science. Ce n'est que cette année, le 11 juillet, qu'une caméra assez patiente a pu saisir enfin l'instant de vérité. Et l'on vient de communiquer au monde la troublante image de cette chute - que j'oserai dire de poids.
 
    Quatre-vingt-trois ans, simplement pour prouver aux hommes que l'apparence est trompeuse. Quatre-vingt-trois ans, pour qu'ils sachent que l'évidence aveugle est noire comme la poix. Qu'on n'y voit goutte dans la vieille caverne. Mais que la goutte obstinée du savoir peut lentement venir à bout de la pierre d'ignorance.
    Quatre-vingt-trois ans.
    Ce n'est pas trop.

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Bien (de consommation)

Publié le par Carole

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    On trouve de tout, en soldes... Vraiment de tout. Ainsi ces deux bouddhas attendaient sereinement, hier, sur l'étagère de mon "hyper" de banlieue, l'acheteur avisé qui, pour seulement vingt euros, saurait saisir l'occasion, et meubler de sagesse éternelle l'allée gravillonnée d'un pavillon de parpaings.
    C'étaient deux bouddhas identiques, épiant le chaland, frères de résine et d'usine, derniers débris d'une armée de bouddhas vendus à prix discount, à liquider, à déstocker, avant que les emplettes de papeterie scolaire ne supplantent les achats de matériel de jardin - et la mode d'un été celle d'un autre été.
 
   Si le poète est l'alchimiste qui transforme la boue en or, notre moderne société de consommation est, quant à elle, la magicienne à rebours qui transforme en viles marchandises les pensées précieuses, et recycle inlassablement, en comptes trébuchants et sonnants, stridents comme une alarme à la caisse, toutes croyances, toutes beautés, toutes vertus - lestant de lourds profits jusqu'à l'Impermanence elle-même.
   - Vivre en sage et et se montrer lucide ? dites-vous.
    Mais toute notre sagesse, et notre lucidité même, elle nous les revendra. Avec bénéfice. Et, idiots que nous sommes, nous achèterons. A prix cassés.

 

   Je tenais ces propos pessimistes... et cependant mes deux bouddhas, tout soldés qu'ils étaient, semblaient veiller là-haut, les yeux mi-clos. Dans la vaste indifférence des choses privées d'âme, ou la profonde miséricorde de l'éternelle pensée, qu'aucune carapace de résine à prix promo ne saurait altérer - allez savoir !

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L'ergate forgeron

Publié le par Carole

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   Je l'ai trouvé dans mon jardin il y a quelques jours... C'est une sorte de capricorne, un longicorne, insecte sombre et de grande taille, qui se nourrit de bois mort. Je l'ai posé sur un morceau de papier pour mieux l'observer. Puis j'ai sorti mon guide des insectes. Après réflexion, j'ai décidé que c'était un ergate forgeron - je me suis peut-être trompée...
   On disait dans le guide que ces insectes sont cruels et se dévorent entre eux. Qu'ils mordent aussi, sauvagement, le doigt des imprudents qui les ramassent à terre...
   Mais devant moi, sur le morceau de papier, mon sombre forgeron était aussi vulnérable sous sa carapace qu'un chevalier français prisonnier de sa lourde armure, à la bataille de Crécy. Et il agitait ses si longues antennes avec la délicatesse d'un funambule maniant son balancier au-dessus du vide. J'ai retourné la feuille. Il est tombé sur le dos, posant sur son ventre ses pattes en croix, résigné à mourir, aussi pitoyable que le pauvre Gregor Samsa de La Métamorphose.
    Soldat et cannibale, forgeron et artiste, vaincu agonisant, il était tout cela. Terrible, splendide, et tellement fragile... Semblable, en somme, à chacun d'entre nous - qui nous disons humains.
    J'ai mieux compris Kafka.
   J'ai mieux compris Linné aussi, s'ingéniant à décrire et à nommer le monde, pour rester, au-dessus de la mêlée grouillante des bêtes et des plantes, le savant et le maître.
    Et j'ai remis sur ses pattes, déesse magnanime, mon longicorne, pour qu'il s'en retourne à sa vie d'insecte.

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Belle vie

Publié le par Carole

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    Longtemps, passant près de cette maison de moellons, j'avais levé les yeux, confiante, vers le cartouche où son nom est inscrit. Car c'est une villa du temps où l'on donnait aux maisons des noms, comme aux châteaux, afin d'y enclore son Eden.
   J'avais toujours lu "BELLE-VIE" sur les grandes majuscules antiques à demi effacées, et je trouvais cela charmant, "BELLE-VIE", sur le front paisible de cette vieille villa solidement bâtie de moellons, mûrie et ravinée comme un fruit oublié, en son petit jardin d'où dépassait un vieux pommier. "BELLE-VIE" malgré l'âge venant, "BELLE-VIE" malgré les voies ferrées et le carrefour bruyant. "BELLE-VIE" malgré tout, contre tout, à cause de tout.
    Depuis plusieurs mois je n'étais pas revenue dans ce quartier de la périphérie.
  Il y a quelques jours je m'y suis retrouvée par hasard. La maison de moëllons n'avait pas disparu encore. Elle surplombait ce soir-là un chantier poussiéreux hérissé de gravats et de tractopelles. Devant la fenêtre où les ombres agitaient leur long visage de camarde, le vieux pommier, mort, se couvrait d'un linceul gris de lichen. J'ai voulu sottement m'approcher, lire de plus près, avant de repartir, la promesse heureuse d'autrefois...  
   Alors je me suis aperçue que que je m'étais toujours trompée : car non, cette villa ne s'appelait pas, ne s'était jamais appelée "BELLE-VIE", mais simplement, dérisoirement, courageusement, obstinément, dans ce coin laid où la ville fait sa mue et revêt lentement sa peau grise de banlieusarde : "BELLE-VUE"...
    "BELLE-VUE", après tout ce n'était pas si mal. "BELLE-VUE", tellement mieux que rien. 
   Mais comment avais-je pu me tromper si longtemps ? Et puis, est-ce que cela existait, quelque part, est-ce que cela pouvait seulement exister, est-ce que cela pouvait même sérieusement s'imaginer sur cette terre, un lieu qui se serait appelé "BELLE-VIE ?
 
    Je me suis éloignée, nostalgique. Une dernière fois je me suis retournée. Un rayon très doux du couchant éclairait obliquement les hautes lettres étroites, et j'ai lu à nouveau, très distinctement, comme si cela avait été gravé au burin de patience ou d'illusion dans mon propre coeur obstiné : "BELLE VIE".

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Par quatre chemins

Publié le par Carole

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      "Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent."
(J.L. Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent)
 
 
   Ce n'était pas vers cette boutique que mon chemin sinueux m'entraînait... mais je me suis arrêtée un instant. L'appel était si franc, si joyeux, et si juste.
 
    Oui, où que nous allions, allons-y par quatre chemins. 
    De chaque carrefour faisons notre chemin de ronde.
    Il n'y a dans nos coeurs que sentiers qui bifurquent
    Et sur les routes droites c'est la vie qui s'égare.

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Icare

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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"Icare...", ai-je pensé...
C'était, au-dessus d'une plage chargée de baigneurs en maillots, un homme habillé d'un T-shirt et chausé de tennis, emporté par une aile de nylon... et pourtant j'ai pensé "Icare..." - tant il est vrai que les vieux mythes guident toujours nos pensées d'aujourd'hui.
Peut-être est-il rassurant de constater qu'un passant d'une plage moderne parle la même langue encore que les aèdes antiques, et fouille obstinément le même coffre aux histoires.
Peut-être est-il au contraire effrayant de se dire que deux ou trois mille ans ont pu s'écouler sans que rien n'ait changé, au fond, puisque sur tant de réalités nouvelles on ne pose à jamais que des schémas anciens, et des pensées millénaires.
Je ne sais.
Je sais seulement que nous avons besoin des mythes parce que nous avons besoin d'histoires. Qu'il n'est pas possible à un humain de penser ou de regarder, sans changer aussitôt en récits ses pensées, ses regards. Et que jamais sur la terre les hommes n'ont volé, navigué, possédé, détruit, inventé ou conquis, que pour se raconter des histoires, de très vieilles histoires, qu'il leur fallait écrire, et réécrire, avec la fragile matière de leurs vies, toujours nouvelles, de mortels.
Nous sommes des êtres de récits. Nous sommes les enfants des mythes.

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Le gilet

Publié le par Carole

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Ce gilet... il est resté plusieurs jours, pendu comme un être humain, à la palissade de la boulangerie, essuyant pluie et grêle, et toutes les colères de ce triste mois de juin.
Je crois qu'il appartenait à une vieille femme de mon quartier qu'on voit depuis plusieurs mois errer, aller d'une boutique à l'autre, portant un lourd cabas, et longuement attendre, immobile sur le trottoir, des inconnus qui ne viennent jamais.
Sans doute, un jour qu'elle s'était rendue à la boulangerie, était-elle restée un bon moment ainsi, à scruter la route. Le soleil d'un été disparu lui avait un instant souri, et elle avait eu chaud. Elle avait retiré son gilet, l'avait accroché là comme à un arbre du jardin d'autrefois, puis l'avait oublié. Elle était repartie bras nus, frêle comme un enfant dans sa robe d'été. Ensuite elle avait eu de nouveau si froid... frissonnante elle avait cherché son vêtement, et elle avait marché encore dans le vent glacé de l'oubli, elle était repassée bien des fois près de la palissade sans le reconnaître. Elle avait poursuivi son errance, ses longues stations sur le trottoir, ses étranges achats de gâteaux chez le boulanger, son attente anxieuse de l'inconnu qui manquait chaque jour son rendez-vous.
Pendant presque une semaine je suis passée devant le gilet abandonné, pensant à cette femme, à sa détresse immense et incommunicable. A l'indicible angoisse qui envahit ceux qui perdent peu à peu la mémoire, et qui errent en eux-mêmes, prisonniers d'un dédale où chaque chemin commencé ouvre un couloir qui se referme. A ceux-là qui s'en vont si fragiles, âmes humaines toutes nues, sans gilet sans bagage, sur les routes effacées du temps.

 

Publié dans Fables

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A nos vies perdues

Publié le par Carole

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Vie perdue, la vie du jeune musicien "rrom" qui, s'il n'était pas né Rrom, serait peut-être ingénieur à Sydney, ou percussionniste à Boston ?
Vie perdue, la vie de ces passants qui s'en vont à grands pas vers ce qu'ils croient être leur travail, leurs courses, leurs rendez-vous, et qui n'est que la toile grisâtre où l'araignée du temps a capturé leurs jours ?
Vie perdue, la vie des mendiants ivres qui barbouillent la nuit sur les murs de la ville des mots bleus de mélancolie ?
Vies perdues toutes les vies peut-être, qui passent et qui s'égarent au grand trottoir des heures.
 
Mais si rien n'a de prix que ce qui doit se perdre,
et si ne se retrouve que celui qui s'égare,
 
à nos vies perdues,
à toutes nos vies 
précieuses précaires,
et perdues,
je veux dédier moi aussi,
cette image
un peu floue
d'un instant
disparu,
ce cliché
retrouvé
d'un moment 
égaré et perdu,
précieux et précaire,
de nos vies
éperdues.

 

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