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fables

Un petit revolver dans son écrin

Publié le par Carole

Je feuilletais distraitement ce matin un numéro de l'Histoire - celui de décembre, je crois. Soudain mon attention flottante a été aimantée - cela arrive si bizarrement, chaque fois, si impérieusement - par deux pages qui auraient pu paraître insipides, tant le sujet a été récemment rebattu.
C'était, dans la rubrique "Actualités", un article de plus, consacré à ce fameux petit bout de film qui a fait le tour des réseaux sociaux, l'an dernier, parce qu'on a cru y reconnaître la silhouette de Marcel Proust, figurant fantomatique d'un grand mariage mondain, descendant les marches de la Madeleine (ça ne s'invente pas...). 
 

 

L'auteur de l'article réfutait par de savants arguments cette identification émouvante, déduisant sans hésiter, de toutes les informations qu'il avait rassemblées, que le jeune homme très flou, le bel indifférent de la photo n'était qu'un inconnu sans qualités, ombre parmi les ombres de "la cohorte des fausses apparitions d'écrivains célèbres".
Et, au passage, dans une courte phrase nichée au creux d'un très long paragraphe, il nous apprenait, sans s'attarder sur ce fait qui apparemment ne lui semblait mériter aucun commentaire, que monsieur Proust, effectivement inscrit sur la liste des invités, avait offert aux jeunes mariés... "un petit revolver dans son écrin".
 
Cela m'a laissée rêveuse... l'auteur de la Recherche... offrant à des mariés un petit revolver dans son écrin ?
Un revolver... ?... dans son écrin... ! Monsieur Proust... si correct et si policé... Pouvait-on vraiment croire... ?
 
Et puis, oui, finalement. 
Une silhouette floue qui pourrait être celle de tout le monde. L'air d'être ailleurs quand chacun s'évertue à avoir l'air d'y être. Un par-dessus de bonne facture, tout à fait élégant. Et dans la poche un petit revolver (dans son écrin).
 
C'est bien cela, un écrivain.

 

 

Publié dans Fables

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Séquoia

Publié le par Carole

Séquoia géant (sequoiadendron giganteum) - Château de la Fleuriaye à Carquefou

Séquoia géant (sequoiadendron giganteum) - Château de la Fleuriaye à Carquefou

    Dans le beau livre où Sophie Chérer a re-nommé* pour nous tant de mots affadis d'usage et de banalité, j'ai lu (ou peut-être re-lu ?) la merveilleuse histoire du mot séquoia.
  Au début du XIXème siècle, un Indien Cherokee, que dans sa langue on avait nommé Se-quo-yah, en raison d'une obscure infirmité* (mais que les Blancs avaient re-nommé George Guess*, peut-être parce qu'il était métis, et aussi pour qu'il nous reste quelque chose à deviner), s'était initié à la connaissance de l'alphabet et à la pratique de la typographie dans une petite imprimerie de campagne installée par les Blancs et, après leur départ, en avait récupéré les plombs. Après des années d'effort et de réflexion, il était enfin parvenu à élaborer un syllabaire apte à noter, avec les caractères refondus des Visages pâles, tous les mots neufs et colorés de sa langue de Peau rouge. Prouvant ainsi que les plombs des Blancs ne servaient pas seulement à nourrir de balles la gueule avide des fusils, mais aussi à jeter dans le monde les mots qui devaient y semer leurs graines. Et que les lettres des alphabets humains ne sont ni blanches ni rouges, mais de toutes les couleurs qui n'en font jamais qu'une de la pensée humaine.
   Et voilà qu'une dizaine d'années après la mort de Se-quo-yah, un naturaliste autrichien nommé Endlicher (celui qui vient endlich, enfin), ayant eu connaissance de l'immense patience du Cherokee typographe, choisit de l'honorer en donnant son nom d'homme à l'arbre géant qu'il s'efforçait de classer dans la dernière séquence du grand livre des botanistes - cette taxinomie qui, re-nommant le monde, en fait enfin ce compte précis, définitif et universel que le vieux Jardinier fatigué négligea d'établir, après la création de cet immense Jardin suspendu dans les airs qu'il re-nomma la Terre - pour qu'elle rêve du Ciel.
 
   Une belle histoire de mots, en somme, cette histoire de séquoia, une histoire de mots qui se croisent et se tissent, se métissent et s'unissent, et enfin ramifient, se nommant et se re-nommant, en un bosquet fécond de symboles et de significations.
 
   De l'Indien découvrant ingénu le pouvoir des mots imprimés,
au naturaliste achevant de re-nommer les arbres du Jardin pour afficher sur le plus grand d'entre eux, dédaigneux des leçons de Babel, l'ultime écriteau conquérant de la raison des Blancs, mais choisissant pour cela le nom d'un Cherokee rêveur qui croyait pouvoir faire sonner la parole des vaincus sur les plombs des vainqueurs,
la boucle des mots qui font rêver se nouant à la terre et au ciel avec autant de force, d'humilité, d'orgueil et d'humanité, que les deux bras énormes et dragonnants du fabuleux sequoiadendron giganteum de notre petite ville de Carquefou...
    
 
 
   ...Belle, peut-être trop belle histoire... 
  Il se trouve que notre Séquoia, géant pourtant des plus débonnaires, a donné lieu récemment à un duel d'étymologistes. Pour l'un des combattants, le mot dériverait, comme une séquence de bois sec et savant, du verbe latin sequor. Pour l'autre duelliste, c'est bien et pour toujours du Peau Rouge Se-quo-yah qu'il tient toute sa verdeur.
 
   Alors, sequo(r)ia ou Se-quo-yah, le nom du séquoia ? sans doute un peu des deux...
 
  Mais que nous importent ici les querelles des savants ? Quand bien même ce ne serait qu'une légende, l'histoire du Cherokee qui croyait aux livres re-nommé en arbre par l'Autrichien qui voulait faire du monde un livre, restera toujours pour nous plus vraie que l'histoire vraie.
 
   Car elle a la vérité profonde, la vérité de forêt murmurante
des mots qui se nouent et se tressent en échelle, comme les branches du haricot magique, 
pour que nos âmes-séquoias puissent enfin grimper tout là-haut, si haut, jusqu'à ces cimes du vieux Jardin où on voit si bien clair
près du vieux Jardinier,
que l'humanité entière n'y a plus sous le ciel
qu'une unique couleur et une unique langue,
ce vert profond des mots qu'on sème et qu'on ressème comme des arbres,
pour qu'ils nous éveillent enfin comme des printemps.
 
 
*"Se-quo-yah pourrait signifier, dans sa langue, pied de cochon" (Sophie Chérer, p. 57)
 
 

Publié dans Fables, Lire et écrire

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La rose sous la neige

Publié le par Carole

La rose sous la neige
La neige. Ce silence quand elle tombe. Cet enchantement soudain de la banalité devenue cristal et blancheur.
Comme une tentation de pureté mortelle.
Et nos pas déchirant tant d'étoiles minuscules et glacées descendues sur la terre, jusqu'où pourraient-ils s'en aller, sur ces chemins sans vie où s'efface leur trace ?
Jusqu'à quelle solitude éternelle et intacte, vierge de tout réveil, où dormir le coeur clos, dans un lit d'infini ?
 
Mais la rose, la rose colorée qu'impatiente le blanc,
la rose où se déplient, dans la soie imparfaite
des pétales frissonnants où froufroute le temps,
les ailes encore froissées des printemps à venir.
 
La rose qui s'égoutte de tout son poids d'hiver.
La rose qui s'ébroue en grimpant sur sa tige.
La rose à la recherche de son chemin d'épines.
La rose aux yeux ouverts comme l'oiseau du nid.
 
Imparfaite et vivante. La rose sous la neige.
 

Publié dans Fables

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L'horloge à remonter le temps

Publié le par Carole

L'horloge à remonter le temps

Je l'ai aperçue en passant. Elle battait dans son coin de vitrine comme un vieux coeur humain. L'horloge à remonter le temps.
Pour vingt-quatre euros seulement - vingt-quatre euros, ou vingt-quatre heures, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est donc, dans une vie ? - on pouvait l'acheter, l'emporter. Essayer.
Car, remonter le temps, n'est-ce pas que l'on pourrait, qu'on pourrait essayer... car on peut, on peut bien essayer ? 
Je me suis arrêtée, tentée...

Mais sur le cadran envahi de reflets, dans son coin de vitrine, l'aiguille des secondes tressautait, bondissait, s'efforçait, et restait toujours immobile. Une libellule étrangement bloquée sur son élan vibrant. Incapable de fuir le point qu'elle semblait tant vouloir quitter. Tandis que l'aiguille des heures, et celle des minutes, lourdes, noires, impavides, se tenaient collées au cadran comme des mouches mortes.
Elle ne marchait donc pas, alors, finalement, cette horloge ! Vingt-quatre euros, c'est quand même quelque chose, pourtant ? Pour vingt-quatre euros,  on est en droit de...  de ne pas... enfin quoi !
Avertir le marchand... voilà ce qu'il fallait... certainement il aurait pu... on peut toujours, non ? faire quelque chose : changer la pile, peut-être ? Ou bien remonter un ressort, nettoyer un contact oxydé, replacer une tige sur son axe... 

Cependant, l'aiguille des secondes continuait à tressauter et à s'efforcer, lancée vers le passé, poussée vers le futur, galopant immobile sur le cadran où se livrait cet étrange combat. Et elle battait si bien ainsi, comme une libellule au rebord de l'été, comme un coeur humain en hiver
que j'ai compris soudain que le marchand 
malicieux ou sage 
en réalité 
n'avait conçu cette machine que pour cela. 

Pour que nous le sachions.
Qu'on ne renfile pas le long collier des heures perdues.
Que même une seconde, le temps ne la rend pas.
Qu'il les ramasse chaque soir
et qu'il les serre sans hâte dans sa bourse d'avare,
tous nos jours gaspillés.

Pour que nous le voyions enfin,
dans sa tremblante ardente imperfection,
dans sa lutte à jamais minuscule infinie
cet instant palpitant suspendu sans répit entre hier et demain,
coeur battant de l'insecte
qu'on appelle la vie.

 

Publié dans Fables

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Une flaque

Publié le par Carole

Une flaque
Presque rien d'eau sur le trottoir. Une flaque. Quelques gouttes roulées sur la paume du bitume. Juste une peau de pluie légère. 
C'est si peu, c'est si mince, et pourtant c'est immense : un arbre y nage en frissonnant, un nuage y mûrit dans son ciel, un monde entier s'y tient comme au ventre vivant d'une rivière qui passe.
 
Une flaque sous nos pas. Juste un reflet qui tremble. Promesse de lumière aux nageoires fugitives. Et tant de gens pressés qui s'en vont sans savoir. Et tant de gens pressés qui piquent là-dessus l'ombre aiguë de leurs parapluies.
 
Tout reflet invite à la profondeur.
Toute profondeur est d'abord un reflet.
Il n'y faut bien souvent que l'eau légère d'une pensée.
 
Apprendre à se pencher.
 
 
 
 
 
 

Publié dans Fables

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L'absent de Noël

Publié le par Carole

L'absent de Noël
    Ce matin, au feu rouge, attendant dans la longue file qui menait au supermarché, j'ai aperçu dans mon rétro ce très vieux Rom qu'on voit souvent se glisser entre les voitures en tendant la main. Il portait cette fois un costume de Père Noël.
    Qui lui avait donné ce costume d'un rouge et blanc éclatant d'acrylique ? Qui l'avait affublé en Noël made in China ? Qui était venu le déposer en ce lieu dangereux pour qu'il faufile entre les roues sa maladresse de vieillard ? Il y a en ce monde tant d'esclaves... C'est encore plus ignoble, quand on leur fait endosser le costume de la joie et de la générosité...
    Instinctivement, j'ai attrapé mon appareil-photo pour saisir dans le rétro cette pauvre silhouette. On croit toujours que les photos vont prouver on ne sait quoi qui n'est plus à prouver, qu'elles nous aideront au moins à ne pas oublier, peut-être à mieux comprendre... J'ai toujours avec moi un appareil-photo, et souvent je me dis qu'il ne me sert pas exactement à photographier, mais simplement à regarder, c'est-à-dire à poser sur le monde le cadre qui seul peut faire surgir le sens - ou le non-sens de la scène qu'il dessine.
    Au feu, bien sûr, je n'avais qu'un instant, j'ai photographié le rétro sans rien régler, sans rien vérifier - on verrait bien plus tard, plus tard, plus tard je regarderais... Sans doute aussi me sert-il surtout à cela, cet appareil-photo que j'ai toujours sur moi : à regarder plus tard, à regarder avec retard, avec ce décalage qui seul peut faire surgir les vérités que le présent nous cache.
 
    Quand j'ai enfin re-gardé le cliché, le soir, à ma grande surprise, le mendiant de Noël était absent du cadre que le rétro devait lui dessiner. J'étais certaine pourtant de l'avoir vu dans le viseur, quand j'avais appuyé rapidement sur le déclencheur. Certaine, absolument certaine qu'il y était quand j'avais pris le cliché. Mais sur l'image que j'avais cru saisir, il fallait se rendre à l'évidence, il n'y était plus. Il avait disparu.
    Disparu, de tout son rouge criard avalé dans le gris de ce matin pluvieux, emporté dans le flou où se perdent les ombres, le triste père Noël qui mendiait en esclave. Oublié, effacé de ce jour où la joie commande. Plus même une tache rouge et vague.
    Plus rien, que ces gouttes de pluie comme larmes au vent.
 
    Il y a en ce monde tant de gens qui ne peuvent subsister qu'en s'effaçant.
    Tant de pauvres gens qui ne survivent qu'en absents, et qui n'y sont jamais.
 
Si seulement cela pouvait, Noël, être la joie de ces absents de toutes joies.
Si seulement il pouvait, notre papa Noël, se défaire des oripeaux de fête fausse dont les commerçants l'ont revêtu, si seulement il pouvait se mettre enfin à nu, pour faire battre de joie, sur le tambour vivant de son vieux coeur humain, toutes ces mains tendues qui cognent sans  espoir aux portes fermées du bonheur.
 

Publié dans Fables, Nantes

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Avares

Publié le par Carole

Blois, maison dite "de Denis Papin"

Blois, maison dite "de Denis Papin"

C'est une étrange maison, posée comme un pont sur la rue, à regarder passer les badauds comme une eau qui s'écoule.
Et, lorsqu'on passe en badaud sous ce haut pont de colombages, c'est, dans l'ombre humide, une plus étrange apparition encore : une tête de bois coincée dans la muraille, soudain nous dévorant des yeux, tandis que ses mains paralysées crochent éternellement pour l'enfouir dans le mur on ne sait quoi de rond et de large qui ressemble à des pièces de monnaie - ou à des palets de joueur - peut-être à de petites galettes de boulange.
 
Mais qu'importe que ce soit or, bois ou farine, ce qu'entasse dans l'ombre la créature fabuleuse née du génie moraliste d'un sculpteur anonyme.
 
Pour moi, ces mains qui crochent, ces yeux creux et immenses qui cherchent à posséder tout ce qu'ils voient, cette bouche tordue qui voudrait non seulement inspirer, mais engloutir l'air qu'elle respire, pour ne plus jamais l'expirer, ce visage enfermé, muré dans son pan de torchis, ce sont les mains, les yeux, la bouche, le visage même de l'avare, incapable d'admettre que le temps nous prend tout. Qui finit, à force d'avoir voulu tout posséder et tout immobiliser par sa possession, par s'emmurer lui-même. Ayant cessé de vivre d'avoir refusé de donner au temps, qui passe et veut qu'on passe, la part des ombres.
Alors, qu'importe que ce soit cuivre, boulange ou bon argent, ce qui se serre et ce qui se terre sous ces doigts à jamais raidis.
 
Ce n'est pas seulement de notre argent que nous sommes avares, peut-être même est-ce le moins fréquent.
Non, si souvent, ce que pour rien au monde nous ne voulons lâcher, ce dont nous sommes le plus avaricieux, c'est de nos petits bonheurs et de nos souvenirs infimes, de nos réussites modestes, de nos biens minuscules, de nos objets poussiéreux, de nos fidélités usées, de nos habitudes enkystées, nous qui accumulons pour faire rempart à la disparition tant de pauvres biens morts aussitôt qu'entassés, enterrant dans leurs murs cette vie que nous mettions tant d'ardeur à retenir en eux.
Cette vie qui nous fut donnée pour rien, cette vie dont on ne peut rien épargner, cette vie qu'on ne peut mettre de côté, cette vie qui ne brûle que par ses deux bouts, cette vie qui ne chante qu'en oiseau sur sa branche, cette vie destinée à se dissiper, à se gaspiller, à se perdre à tout perdre.
 
Passer.
Il ne faut que passer.
Pour rien.
Juste passer.
Comme badaud sous le pont.

 

Publié dans Fables, Blois

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Quand le verre est entier

Publié le par Carole

abribus - Nantes

abribus - Nantes

Il s'exprime bien, c'est vrai, on dirait même qu'il se croit vraiment poète, celui qui nous a laissé, sur la paroi brisée de l'abribus, ce message aussi rouge et vinasse que les révolutions qui fermentent dans les bars - et aussi tristement étoilé, dans sa toile d'araignée securit, que la nuit du casseur.
 
Quand le verre
est entier
c'est nous qui
nous sentons
brisés
(poésie)
 
Poésie, vraiment, cette vitre lapidée ?
Poète, celui qui ne se sent entier que lorsqu'il casse ?
Créateur, celui qui ne se dresse que sur ce qu'il écrase ?
 
Demain, après-demain, on aura réparé l'abribus, évidemment ; on pourra oublier. Mais là, devant la vitre bavarbouillée où ce méchant rimeur nous a jeté la première pierre, il faut bien essayer de répondre. 
 
Se sentir exister lorsqu'on brise, se croire grandi de ce qu'on a détruit, c'est ce qui caractérise les pillards et les tueurs. Mais la poésie... personne ne sait bien ce que c'est, la poésie, mais, non, ça ne s'écrit pas à coups de poing sur les vitres des abri-bus.
 
Non, ça n'a pas le tranchant des éclats sanglants, la poésie, tout au contraire... la poésie...
ça ressemble plutôt à ces boules de sable et de débris que les verriers pétrissent dans le feu en pâte lisse et harmonieuse, pour en faire des objets étranges ou familiers, 
tirant de la poussière du monde, par la magie du rythme qu'ils lui impriment patiemment, le verre liquide et pur qui se façonne au souffle créateur
pour retrouver
dans la lumière 
sa forme entière
éternelle
passagère.
 
 
 

Publié dans Fables, Nantes

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Sur le chemin

Publié le par Carole

Sur le chemin
Sur mon chemin du soir, cette feuille fanée 
collée comme un timbre gris sale
sur le vélin vert frais d'une feuille vivante.
 
Le vent les balançait ensemble,
la verte encore bien verte, à peine piquée de rouille,
la grise tremblotante,
s'accrochant obstinée à cette autre moins vieille que mordillait sans hâte un hiver nonchalant,
se serrant déjà morte sur celle qui mourrait,
comme un timbre flétri qu'on aurait arraché aux lettres d'un défunt,
avant de le coller avec un soin d'avare
sur la page encore neuve d'un album endormi veillé par la poussière.
 
 
Sur mon chemin d'automne tout à l'heure
cette feuille têtue refusant de comprendre
que le temps seul écrit
ses messages de cendres
sur les pages vivantes
que de lents postiers d'ombre
aux guichets de l'oubli
envoient vers le néant.
 
Sur son chemin d'hiver
refusant de comprendre
sur mon chemin du soir
refusant 
refusant
refusant
 
comme moi
comme nous 
comme nous
tous.
 
 

Publié dans Fables

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La Danse

Publié le par Carole

Jeune femme devant "La Danse" de Derain

Jeune femme devant "La Danse" de Derain

Qu'avait-elle aperçu, la jeune femme immobile, posant ses yeux sur cette toile folle où la spirale du serpent emporte dans sa danse le monde entier qu'elle crée ? Où donc voulaient-ils l'entraîner, ces grands corps ondoyants qui l’avaient invitée, de leur oeil clair et nu, à glisser dans leur ronde annelée comme un serpent d'Eden ? Et pourquoi finalement s'était-elle détournée après quelques secondes, pour s'arrêter plus loin, quelques secondes encore, de tableau en tableau, immobile toujours, se détournant toujours, poursuivant sagement sa visite ?
 
Dans notre siècle où les critiques et les marchands l’ont si bien emporté sur les artistes que ceux-ci se sont eux-mêmes transformés en critiques et en marchands, on l’a dit si souvent, pour tout justifier, que les vrais créateurs d'une oeuvre d'art, ce sont ses "regardeurs".
Mais être un "regardeur", cela est-il possible, cela peut-il avoir sens et vie, si le regard n'accepte pas d'abord de se laisser appeler et séduire par un oeil qui l'invite ? S'il ne vient pas rouler, oublieux de lui-même, dans ce regard d'un autre, sinueux comme un point d'interrogation, troublant comme un serpent qui tente ?
 
Il est si loin le temps où des musiciens faisaient chanter les gnomes à une exposition. Si loin le temps où d'un coup de pinceau on renversait des mondes.
Créer, aujourd'hui, c'est surtout s'employer à susciter le commentaire des critiques.
Et "regarder", dans nos musées modernes si étrangement didactiques, cela ne se conçoit plus guère que comme un processus immobile et sage, passif et purement rationnel. 
 
Et pourtant.
                     Sous leur grand couvercle de verre elles étaient encore si vivantes,
                                                                                            si tournoyantes et si ardentes,
                                                               ces danseuses édéniques,
                                            si ondoyantes et colorées,
                                                                                     si nymphes et si faunes,
                                                                que oui, vraiment,
il m’a semblé qu’elles l’appelaient,
                                                                             la jeune regardeuse immobile,
                                                                 et qu’elles m’appelaient
                                                                                                                  moi aussi,
                                             de tout leur élan                                                                                                                                                          dansant,
                         qu’elles nous appelaient tous
                                                                                    à entrer
                                                                          enfin                      
                                                      dans leur
                                                                                   ronde
                                                                  sauvage,
 nous les regardeurs modernes toujours guidés, audioguidés, téléguidés.
 
 
Regarder comme on danse. En fauve, en faune, en oviri.
Et se laisser glisser dans les anneaux de l'oeuvre comme un corps en Eden.
 
Et couler son regard tout vivant renaissant dans l'oeil qui le regarde, 
pour enrouler son âme, comme un serpent qui mue, à l'élan créateur.
 
 
 

Moussorgsky - Tableaux d'une exposition - Gnomus - 1874

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