Dès trois heures de l'après-midi on a vu la foule avancer dans les rues, vers le stade de la Beaujoire où il devait chanter le soir - des parents avec leurs enfants sur le dos et de grands sacs de victuailles, des retraités avec leur tabouret pliant et leur parapluie à carreaux, des gens de tous les âges, venus de partout.
A la sortie du parking du supermarché où je m'étais imprudemment garée, ils avançaient en longues rangées calmes. Comme je n'allais pas dans la bonne direction, on m'interpellait - "C'est par là... Faut aller voir Johnny, on vend des places à vingt euros..."
Sur la route, j'ai rencontré ces jeunes, avec leurs tatouages et leur longue écharpe "Johnny", qui attendaient en buvant des bières. Voyant que je m'arrêtais pour le photographier, le plus petit s'est avancé vers moi. J'ai eu peur pour mon appareil-photo... mais il a passé autour de mes épaules l'écharpe "Johnny", et il m'a embrassée sur les deux joues. Il était content. Tout était si léger, si facile.
Un vieux monsieur s'avançait avec son déambulateur, soutenu par sa fille, très grand, très blanc, et on s'écartait doucement devant lui. Il pleuvait, il faisait presque froid, mais Johnny allait mettre le feu, tout à l'heure, et ces gens qui avaient travaillé toute la semaine, ou toute la vie, ces gens qui avaient encore devant eux des heures d'attente avant le début du concert, ces gens qui étaient venus de loin, étaient heureux.
Maintenant, la nuit va tomber, et dans toute la ville on l'entend.
On dit que c'est sa dernière tournée. On l'a déjà dit plusieurs fois. On le dit maintenant à chaque fois.
Renvoyée par les amplis dans tous les jardins, toutes les cours d'immeubles, rentrant par toutes les fenêtres entrouvertes, la voix n'a pas vraiment vieilli, très bien timbrée encore, elle reprend inlassablement les tubes du passé. Cette chanson, par exemple, que mon voisin de Châtellerault mettait chaque soir sur son pick up en rentrant de l'usine, toujours la même - cette chanson que chaque soir, pendant un an, j'ai entendue, cette chanson que je ne pouvais plus supporter - je ne sais pas comment elle s'appelle, mais je l'entends très distinctement ce soir dans mon jardin dont le sol vibre.
Plus fort encore, ensuite, j'entends résonner l'immense clameur et les applaudissements des spectateurs.
Ce qu'ils applaudissent, si ardemment, dans la nuit qui tombe tout à fait maintenant, c'est peut-être, c'est forcément autre chose que cet homme déjà âgé et teint, en costume pailleté, qui hurle devant eux dans son micro, sous la lumière factice des stroboscopes, entouré d'un orchestre démesuré. Oui, c'est sûrement autre chose, voilà ce que je me dis, dans la nuit qui s'épaissit, tandis que reprend la voix lointaine. Qu'est-ce donc ? - peut-être leur jeunesse, ou celle de leurs parents, l'illusion d'un monde resté intact, celui des années soixante, des déesses, des quatre-ailes et des ami 6, du général de Gaulle, de tante Yvonne, des pop-stars, de l'ORTF et du train Interlude avec sa petite gare de La Solution où tous les problèmes trouvaient une fin paisible. L'angoisse un moment suspendue de ce qui passe et ne revient pas. Le désir simple de vivre heureux, d'être ensemble, de ne plus se quitter.
Dans la nuit tout à fait tombée maintenant, j'ai presque peur qu'elle cesse, cette voix qui m'assommait autrefois, qui m'exaspérait, il y a si longtemps, quand chaque soir je subissais le vieux pick-up de mon voisin.
C'est curieux, je viens seulement d'y penser : si le stade est à trois kilomètres de chez moi, comme je le crois, j'entends la voix de Johnny avec dix secondes de retard. Dix secondes, le temps que cette vibration met à courir en tremblant, du sol du stade au sol de mon jardin. Dix secondes où déjà s'est logée l'inexorable loi du temps.
Hier soir il y avait dans le ciel de chez nous une étrange lueur jaune.
Quelque chose de crépusculaire et d'épais, lumière et ombre enlacées dans le jaune d'un étrange baiser où le monde paraissait se suspendre.
Un bain d'automne où tout n'était que feuilles mortes et poussière d'horizon.
Cela a duré longtemps. Bien plus qu'un coucher de soleil. Une heure, deux heures peut-être.
Il paraît que c'était, au large de nos côtes,la trouble queue dragonne de cette terrible tempête Ophélia, en route maintenant vers le Nord de l'Europe, après s'être trempée dans le sable du Sahara, puis roulée dans le feu des incendies du Portugal.
Grains de malheur et pluies de cendres
Eclairant notre paix de leur long sourire jaune,
Pour que nous le sachions, dans ce lent crépuscule
que le malheur des uns pourrait bien être nôtre.
Les humains sont d'ici et de là,
mais le vent
le vent est de partout et la Terre est la même toupie
Ça ne m'arrive jamais de passer devant la préfecture à huit heures du matin.
En levant la tête, soudain, j'ai vu ces gens derrière ces barrières de police - il paraît qu'on devrait dire barrières Vauban, mais ici, à Nantes, on les appelle des ganivelles - un drôle de nom chantant comme bartavelle, migrant comme hirondelle, grinçant comme citadelle, puissant comme manivelle, étrange et démuni comme Cadet Rousselle.
J'ai d'abord cru à une manifestation.
Le bus a ralenti. Non... non... c'était autre chose.
C'étaient eux, ceux qui attendent, le matin, qu'on leur ouvre les grilles, pour avoir enfin des papiers, les papiers - ces papiers qui sont devenus la matière même, si fragile et pourtant si rigide, de nos vies classifiées, enregistrées et tamponnées.
Ils attendaient en ligne, debout derrière les ganivelles, depuis on ne sait quelle heure du petit matin, pour être sûrs d'entrer à temps, de prendre la queue avant qu'on en ferme l'accès, et de se présenter quand il fallait au guichet qu'il fallait.
Je ne les avais jamais vus, ça ne m'arrive jamais de passer par là à huit heures du matin, ça ne m'arrive jamais d'aller attendre là derrière des ganivelles. Ce n'est pas mon chemin.
Le bus a redémarré brutalement. Une moto est passée en trombe. Les gens sont pressés, le matin.
Je me suis juste dit que c'était cela, sans doute, aujourd'hui, bizarrement, être un privilégié : avoir le droit de foncer vers où on croit vouloir aller, pouvoir suivre en vitesse son petit chemin d'homme pressé. Pendant que d'autres, coincés debout derrière des ganivelles, n'ont que le droit d'attendre, pendant des heures, qu'on leur entrouvre des grilles.
Mais, bon, j'avais à faire, moi, ce matin. Un bus dévié, beaucoup de temps perdu. Je n'ai plus repensé à tout cela. J'étais bien trop pressée.
Quand j'étais enfant, chaque journée était un lent voyage, chaque jeudi était tout un pays, chaque dimanche était un continent, et les vacances étaient la voie lactée entière, traversée seconde après seconde, qui n'en finissait pas de s'étirer dans l'univers illimité. Quand j'étais enfant, chaque minute débordait d'instants tout frémissants dont chacun importait, dont chacun se vivait comme une éternité. Alors, ces minutes de silence auxquelles s'adonnaient quelquefois des adultes à l'air grave, elles me semblaient vraiment longues, incroyablement longues. Et cela me paraissait très étrange, tout à fait incompréhensible, que ces adultes si pressés d'habitude, s'arrêtent ainsi, pour soixante longues secondes immobiles, de vaquer à toutes ces occupations qui leur semblaient si importantes.
Maintenant que, devenue adulte, je suis passée de ce côté du temps où les journées coulent à flots vides et pressés sans qu'on arrive à en saisir une seule heure, je leur trouve un vrai sens, une nécessité profonde, à ces minutes de silence qui quelquefois suspendent le cours fébrile de nos occupations stériles. Elles nous rendent ce temps long que nous ne savons plus avoir, qui est le temps des enfants, des morts et des endeuillés. Le temps qui nous fait humains. Le seul temps qui en vaille l'instant.
En tout cas, j'ai voulu les compter ici aujourd'hui, ces soixante secondes de ma minute de silence, comme soixante pulsations de sang, comme soixante cris d'enfant, comme soixante larmes de sable arrêtant le cours désordonné de ma journée.
Soixante grains de silence, soixante pétales de douleur, soixante ombres innocentes, soixante mots humains pour dire en toutes langues "humanité",
pour ceux qui sont tombés, à Barcelone et à Cambrils, à Turku et à Nice, au Caire, à Londres et à Paris, et ici, et maintenant, et avant, et pour rien, et sans fin, et ailleurs, et partout.
Camden... Camden Lock, le grand marché cosmopolite des chiffonniers de Londres, ravagé aujourd'hui par les flammes comme le fut jadis la City.
J'y étais allée l'année dernière, sans y prendre grand intérêt.
Un immense indien de plastique couleur métal, un Mohican de foire, gardait l'entrée de je ne sais plus quelle boutique à pacotilles. Je suppose qu'il a fondu dans la chaleur de l'incendie, ou bien qu'il gît, couvert de suie boueuse, abattu par la lance des pompiers, sur un grand lit de cendres.
Je l'avais photographié parce qu'il était tellement kitsch. Et voilà qu'il est devenu si beau, si imposant, sur la photo d'alors, maintenant que Camden a brûlé.
C'est toujours si troublant, quand ce qui nous avait semblé laid, insignifiant ou ridicule, se met à devenir précieux, en émergeant des cendres de tout ce qui n'est plus.
Cette statue de foire, à l'entrée du marché incendié, si naïve autrefois dans son mauvais goût colossal, mais si noble et si grave, aujourd'hui qu'elle garde impuissante un tas de ruines noires.
Ces chansons ridicules des yéyés d'autrefois, qu'on ne peut plus entendre, à la radio, sans que le coeur se serre.
Ces vieux films de famille où les gens sont trop gros et nous font des grimaces - et on en pleurerait.
On devrait toujours y penser, lorsqu'on est tenté par le mépris.
Je me posais cette question, tout à l'heure, rue de la Convention, dans ce vieux village républicain de Chantenay où les boulevards s'appellent encore Liberté, Egalité et Fraternité :
La Convention, combien sauraient encore ce que ce mot veut dire, si on interrogeait, en ce jour d'élections législatives, non seulement ceux qui iront voter et ceux qui n'iront pas, mais même ceux qu'ils éliront et ceux qu'ils n'éliront pas ?
Il y a longtemps que nous ne la connaissons plus sur le bout des dates, l'histoire de nos institutions. Et c'est dommage.
Mais après tout ça ne change pas grand chose. Car l'Histoire, elle, est comme le petit bonhomme vert qui court, intrépide, devant nous, chaque fois que nous traversons au feu.
Ignorante ou savante, elle s'en va toujours pressée, dès que la route est libre, et, quoi qu'on vote ou ne vote pas, il ne reste rien d'autre à faire, quand elle s'est élancée, qu'à courir derrière elle, sans bien savoir pourquoi, sans bien savoir pour où.
C'est une histoire obscure que je vais vous raconter aujourd'hui, une histoire d'autobus, de misère et de nuit.
C'était hier, il était peut-être dix-neuf heures trente, en tout cas il faisait déjà sombre.
Sur le quai de la Haluchère, au moment de monter dans le bus, une femme inconnue m'a abordée soudain, pour me "confier" une autre femme : une Africaine lourdement enceinte qui ne parlait que le portugais, accompagnée d'un petit garçon, et encombrée d'un gros paquet qui semblait contenir une petite poussette pliable. Il fallait veiller, m'avait expliqué l'inconnue, à ce qu'elle descende à l'arrêt "Sercel", d'où elle devrait ensuite rejoindre un "hôtel social". La femme muette tenait un morceau de papier avec une adresse, sans autre indication. Elle ne semblait pas du tout savoir quel chemin elle aurait à faire, et ne possédait ni carte routière ni téléphone. Elle est montée avec moi, puis s'est assise, près du petit garçon.
Une courte recherche sur mon smartphone m'a rapidement montré qu'elle aurait à parcourir trois kilomètres environ, au bord d'une route nationale dangereuse, dépourvue de trottoir et d'éclairage, puis à entrer dans le labyrinthe d'une zone industrielle que le soir vidait de tous ses employés, où elle ne pourrait demander son chemin à personne.
Alors mon imagination s'est affolée, elle a commencé à marcher au bord de la route, à s'égarer dans la nuit solitaire, à s'évanouir sous l'éclat des phares dans les douleurs de l'enfantement, à rouler sous les pneus crissants des voitures... J'ai eu peur. Si peur que je suis descendue avec la femme à cet arrêt qui n'était pas du tout le mien. Que j'ai demandé à mon mari de venir nous chercher en voiture, que...
Mais la femme courait devant moi, tirant son petit garçon, résolue, aussi vite qu'elle le pouvait. J'ai couru derrière elle, j'ai réussi à lui montrer en faisant de grands signes la direction à suivre. Elle courait tant que je ne parvenais pas à la suivre. Elle courait malgré son gros ventre, comme quelqu'un qui aurait fui... Moi j'essayais de l'accompagner, de loin, de plus en plus loin... Quand mon mari, après m'avoir recueillie toute essoufflée, s'est arrêté enfin à son niveau, elle a absolument refusé de monter avec nous, qui lui proposions, à grand renfort de gestes, de l'emmener jusqu'à sa destination.
Il semblait impossible de la convaincre. Ses yeux étaient emplis de tant de terreur. D'une terreur que je n'avais jamais observée encore chez un être humain. D'une terreur qui était La Terreur.
Alors, désemparés, nous l'avons laissée partir avec son enfant sur le bord de la route, dans la nuit et le fracas des voitures.
Les deux silhouettes se sont rapidement perdues dans l'obscurité. Mon histoire est finie.
La femme a-t-elle pu malgré tout arriver ? ou bien a-t-elle passé la nuit à errer ? A-t-elle - horreur ! - dû accoucher seule avec son petit garçon, dans un fossé plein de boue ? Que s'est-il passé ? Je n'en sais rien. Je vous dis que mon histoire est finie. Que de la sienne, je n'ai rien su, et ne saurai plus jamais rien, sans doute.
Mais jamais je n'oublierai le remords que j'ai éprouvé. L'intense sentiment de culpabilité qui a pesé sur moi toute la soirée, comme si j'avais été pleinement et sans excuse responsable - moi qui pourtant croyais avoir tenté d'y remédier - de cette errance, de cette solitude, de cette détresse absolue.
Et jamais je n'oublierai ce regard de terreur.
Le regard de ceux qu'on appelle aujourd'hui des migrants. De ces gens qui ont franchi la mer comme on franchit la mort, puis ne savent plus que courir dans la nuit des pays où le hasard les jette, effarés, redoutant la police autant que les violeurs et les détrousseurs, n'espérant de leur fuite qu'un moment de survie dans ces havres précaires qui jalonnent leur course.
Le remords et la terreur. Les deux seuls sentiments possibles dans ce monde chaotique où l'on ne peut plus être que de ceux qui possèdent un toit et une vie, ou de ceux qui n'ont rien, que leur ardeur à fuir et leur volonté de survivre.
Et c'est tellement absurde. Et je n'y comprends rien. Mais ces deux silhouettes avançant obstinées dans la nuit qui les efface, elles sont pourtant l'éternelle humanité de la mère et de son enfant, de l'amour qui contient tout le sens de nos brèves existences.
Jardin des Plantes de Nantes - Décor de Claude Ponti
Elles se pavanent, elles font troupeau dans leur enclos, un peu frivoles, mais tranquilles - sottes peut-être, mais si belles. Elles vivent innocentes, d'eau fraîche et de chlorophylle, d'amour, d'ennui ou d'illusions. Tant qu'elles n'ont pas appris le goût des mouches et la saveur du sang, elles ne s'en doutent même pas, qu'elles sont carnivores.
Mais n'allez pas les nourrir, oh non ! car il en faut si peu pour les rendre féroces, à jamais prédatrices : qu'elles respirent seulement le parfum de l'ombre de l'insecte qu'on leur a jeté, le tremblement d'angoisse d'une chair qu'on leur livre, et les voilà qui se dressent, qui attaquent, qui étouffent, empoisonnent et dévorent et digèrent, répugnantes, venimeuses, inlassablement meurtrières. Et nos barreaux rouillés, droites grilles inutiles d'une pauvre raison qui ne tourne plus rond, s'effondrent en sanglotant, incapables de contenir leur armée grandissante.
Car ainsi va le monde, qui saurait vivre en paix, peut-être même en joie, en douceur, en beauté, si quelques-uns ne nourrissaient pas de ses plaies tant de mouches carnivores, tant de plantes gorgées de haines.
Alors pour cette année nouvelle qui pourrait bien, si on n'y prend garde, ressembler à tant d'autres, j'ai juste un voeu à faire - un voeu naïf, un peu bizarre, un voeu à la Ponti :