Au château de Blois, il y a aussi ce tableau, si extraordinaire, dans sa naïveté de vitrail : c'est une représentation, par un élève d'Antoine Caron, de la décapitation du grand Thomas More, l'inventeur du mot "utopie", qui avait eu le courage de s'opposer à Henry VIII.Le peintre a montré simultanément deux moments bien distincts : celui de la marche au supplice, où le philosophe agrippé par un de ses disciples s'arrête devant nous, bien vivant, puis le moment de la décapitation, où déjà il s'engage dans la mort. Et ce qui est remarquable, c'est que la scène où il se tient vivant et aimé est placée au premier plan, tandis que celle de sa mort s'efface tout au fond, presque indéchiffrable et irréelle, tant les silhouettes du bourreau et de sa victime y sont minuscules et décolorées.Et c'est vers le vivant, d'abord, vers celui que le disciple retient parmi les hommes, que s'en vont les regards. Chacun pose en passant sur lui un peu de son reflet, que la vitre retient pour un instant sans prix.Il est toujours vivant, l'Utopiste, le vieux peintre naïf ne s'y est pas trompé, il ne peut pas vraiment mourir, n'est-ce pas, l'Utopiste, tant nous avons encore besoin de lui.More alive. More living than ever, n'en déplaise aux puissants de ce monde.
Château de Blois - Portrait d'Antonietta Gonsalvus par Lavinia Fontana, 1583
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Ici, à Blois, nous l'aimons tous. Antonietta.Elle est notre Joconde, qui nous sourit derrière sa vitre, dans tous les reflets du château.Fille velue d'un père velu, on l'avait offerte à un roi, qui en avait orné sa cour, comme d'une curiosité rare digne de vivre dans le luxe et la soie. Elle était gracieuse et savante, elle avait un minois ravissant de chat ou de petit oiseau, un beau visage de jeune fille. On vous apprendra aujourd'hui qu'elle souffrait d'hypertrichose, une maladie génétique exceptionnelle. Au XVIe siècle, on voyait en elle une jeune sauvage, une soeur du Sigismond de La Vie est un songe, un petit animal merveilleux, transformé par l'éducation et le raffinement en une jeune beauté de cour. Si elle avait vécu plus tôt, on l'aurait sans doute tuée. Si elle avait vécu plus tard, on l'aurait exposée pour faire rire, dans un Barnum quelconque, avec tous les freaks de ce monde. Plus tard encore, on l'aurait opérée, épilée, normalisée — ou cachée.Pour Lavinia Fontana, qui était elle-même une curiosité de cour – femme-peintre, quand il n'y avait dans le métier que des hommes – et qui l'a peinte avec un respect délicat et un talent profond, elle fut tout simplement ce qu'elle devait être : Antonietta.Ce qui est à la fois fascinant et apaisant, dans ce portrait, c'est non seulement qu'Antonietta soit si belle, mais qu'elle nous regarde et nous parle avec tant de confiance et de simplicité, nous tendant cette lettre qui contient son histoire. Tout est bien, nous dit-elle, tout est beau. Tout est en ordre, puisque je suis si près de vous, que je vous parle et que je vous regarde. Vous êtes humains puisque je suis humaine, moi qui aurais pu être un monstre, puisque je suis parmi vous, semblable à vous, telle que Lavinia m'a vue, telle enfin qu'en moi-même.Et c'est parce qu'elle nous parle si doucement, si délicatement, si simplement, de la beauté, et de l'humanité, que nous l'aimons tous ici tellement, notre Antonietta.
C'est février, c'est hiver et c'est gris, c'est boueux, c'est si froid... on se promène, comme il convient, en forêt de Russy. Voilà qu'on aperçoit, de l'autre côté du chemin, un drôle de champignon... une crinière de feuilles, crépue comme un grand lierre, sur son pied de vieilles pierres.On s'approche, évidemment.Et bientôt on comprend. C'est un puits qui vit là, enraciné dans la clairière, un vieux puits sonnant l'ombre derrière ses grilles-rouilles, qui frémit dans le vent comme un arbre d'hiver.On se penche pour voir, écartant le feuillage. On découvre enfin cette plaque à demi effacée :
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Il avait dix-sept ans, il s'appelait Bernard, il était éclaireur, il menait les Alliés perdus dans la forêt.C'était un jeune de Molineuf ou de Saint-Nicolas, peut-être un élève du lycée Augustin-Thierry, qui savait mal l'anglais et connaissait les bois.Il était fier d'avoir été choisi, il avait dix-sept ans, il était FFI, il marchait d'un bon pas, avançant vers demain, comme font les gamins quand ils jouent les héros. Jusqu'à la ville il marcherait ainsi, petit Poucet glorieux, à enjambées de dix-sept ans.Soudain, parties de derrière la margelle, ces balles en rafales... ces soldats qui s'enfuient vert-de-gris... Il n'a pas eu le temps de se jeter dans les buissons, il est déjà tombé en arrière dans la boue. Son sang à flots s'en va dans l'herbe en source noire se mêler sous la terre à l'eau sombre du puits, aux larmes de sa mère. C'est fini. Il aura pour toujours dix-sept ans. Ses os vieilliront toujours jeunes, et son corps sans aimer sèchera dans la boue.Il y en a partout, hélas, à chaque carrefour, à tous les détours du chemin, de ces bribes d'histoires, de ces tragédies de la guerre où la mort cabotine.Mais un oiseau vient boire à la flaque de sangune graine dans l'ombre agrippe tous ses ongleset le temps doucement sur la trace du mortplante un jardin de nidset la plaque de bois se blottit dans la haiepour écrire le mot paix avec les pierres de craiede la margelle uséedu puits qui va profondjusqu'au coeur de ce mondechercher la viela vie qui vacomme l'oublila vie qui batcomme un récitla vie qui aimecomme un hommepour qu'elle grandisseet s'enracinecomme un arbresur le noircomme un bouquetpour aprèscomme un gamindans le matin.
Visiter le château de Chambord en plein mois de décembre, c'est oublier l'envolée vers le ciel des clochetons légers, oublier les perspectives immenses sur les chemins géométriques et les canaux miroitants, pour se confronter aux pierres.Je n'avais jamais remarqué à quel point elles parlent et appellent, dans ce vieux château des courants d'air. C'est, de mur en mur, un incessant bruissement de noms et de dates, inscrits partout, tatoués en graffitis si denses et obstinés qu'ils sont comme une deuxième peau posée toute vivante sur les écailles éteintes de l'ancienne salamandre. Je les ai salués au passage, un par un, comme des camarades d'aujourd'hui, ces inconnus d'autrefois qui burinèrent un peu d'éternité sur le tuffeau des rois.— Merci, Drouauto de 1841, qui pris soin de poser la virgule pour t'adresser à nous.— Salut, Hillaire Renard de 1694 veillant droit et stoïque comme un soldat romain.— La paix soit avec toi, Houblon de 1687 resté planté tremblant sur le tuffeau rongé comme tige fanée sur la plaine d'hiver.— Et toi, Bigot de 1797, et toi encore, Jules de Trist, adieu, adieu à vous, néoclassiques et raides comme des fauteuils directoires.— Bien le bonjour, Bourat de 1659, toi le valet, l'humble laborieux qui savais si peu écrire que tu traçais tes chiffres à l'envers - mais si profond.Un "graffiteur" du passé vaut-il mieux qu'un "tagueur" d'aujourd'hui ? Est-il plus insensé de vouloir tracer sur la pierre d'un château un nom qui doit mourir que de poser sur l'eau d'un marécage un grand château de pierre fiévreusement couronné de F et de salamandres galopantes ?Je ne sais pas. Mais je n'ai pas pu m'empêcher en lisant sur les pierres du château tous ces noms d'hommes encore si proches et si vivants, de penser à celui qui refusait d'inscrire dans son "livre de vie "les "bâtisseurs de pierres mortes". Et qui disait : "Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes."
Blois - rue Porte-ChartraineÀ chaque rentrée scolaire, nous allions "chez Labbé". C'était alors une petite librairie perchée autour de ses escaliers tremblants, et tenue par de vieilles personnes empressées. Nous achetions des cahiers Clairefontaine que je choisissais toujours bleus, et des crayons Caran d'Ache pour peindre avec les doigts. Puis nous passions au comptoir prendre livraison des manuels de l'année, que l'ennui pâlirait bientôt, mais qui sentaient encore le papier frais glacé et l'encre de septembre.Dans la rue Porte-Chartraine, en sortant, je levais toujours les yeux vers ces deux plaques bizarrement jumelles. Quel mystère pouvait donc bien unir le prestidigitateur et le chocolatier, pour que le destin ait choisi de les loger à leurs débuts à la même enseigne de banalité, dans la même maison grise ? Était-ce grâce au magicien qui l'avait précédé que les modestes étals du jeune confiseur avaient pu bâtir brique à brique ces usines miraculeuses qui répandaient sur la ville entière leur chaud parfum de chocolat ? Comment était-il possible qu'Auguste Poulain, ce monsieur si malin qui distribuait des images aux enfants et qui avait fait construire derrière la gare un château de magicien à tourelles, ait pu un jour habiter cette vieille demeure sombre ? Était-il vraiment imaginable, en outre, qu'un prestidigitateur en chapeau haut de forme ait pu se présenter au monde sous l'apparence d'un nourrisson vagissant ? Par quelle magie inexplicable et délectable tant de métamorphoses avaient-elles pu avoir lieu, et prendre naissance ici, précisément ici, dans cette maison ?Serrant tout contre moi mes livres et mes cahiers au parfum de rentrée, attendant dans la rue ma mère qui bavardait avec les dames libraires, j'interrogeais les inscriptions. Car il y avait là-haut dans ces mots en miroir quelque chose... quelque chose qui me semblait bien terni et plus mort qu'une pierre tombale, mais dont je percevais pourtant très vaguement l'importance vivante, quelque chose qui se murmurait comme un secret presque effacé sur les vieux murs, et qui s'alliait mystérieusement au papier tendre des cahiers neufs, aux crayons bien taillés et rangés dans leur boîte, et même aux lourds manuels qu'on n'avait pas encore recouverts de cet impitoyable kraft qui allait tout gâcher. Quelque chose que je ne comprendrais que bien plus tard, quand je l'aurais perdu... Magie des commencements.
Cimetière de BloisSouvent, à la Toussaint, en visitant ses propres morts, on visite un peu aussi, dans le vieux cimetière, en voisins, les inconnus des tombes anciennes qui s'écroulent.On déchiffre les noms, on observe les dates à demi effacées, on compatit, on sourit ou on s'interroge, comme si on lisait un récit presque éteint venu d'un autre siècle. En peu de mots se tracent des existences que le présent livrait au hasard, mais que la mort a changées en destins - ou en romans, puisque tout roman est un destin posé sur le hasard des vies.Thérèse... André... une jeune mère, un enfant emporté peu après... c'était en ces années où sévissait la tuberculose. On tourne lentement les pages de l'histoire sanglotante de ces jeunes vies souffrantes, de la douleur du veuf laissé tout seul...Et là, ce chevalier qui a laissé son heaume, résolument tourné vers l'ouest, sous cet étrange bateau de granit retourné, quelle aventure a-t-il voulu commémorer ? Quel destin de conquistador ou de don Quichotte ? Hélas, la visière du grand homme ne s'ouvre plus que sur la pierre...On marche, on lit, on se raconte ces existences inconnues. On leur tend au passage un brin de cette éternité fragile qui ne dure que le temps du récit. Peut-être nous en sont-ils reconnaissants malgré tout, les pauvres morts bien oubliés ?Les vieux cimetières sont des romans aux centaines de tomes-tombes, récits fanés-rouillés-brisés de tant de vies perdues. Page à page le temps les feuillette, les ternit, les recouvre, et bientôt les efface - comme tous les romans.
Blois - Église Saint-Laumer
Trois têtes et six oreilles de Cerbère ouvertes en entonnoir, pour y verser les secrets, les ordures, les mensonges, les soupçons, et le reste.Et une vaste bouche toujours ouverte et sombre, pour tout recracher en pluie sale.Telle est la gargouille médisance.Née pour crachichuchoter, pour mordimurmurer, pour accusacculer, pour sournoinsinuer, pour vilipendhaïr, pour saligargouillir...Mais l'herbe pousse sur la pierre, indifférente, et l'ombre lente et calme de l'église bergère recouvre tout cela de sa grise houppelande.Ça ne coasse jamais bien fort, une gargouille qui veut se faire aussi grosse que le diable. Ça ne saute jamais bien loin, un crachat de gargouille. Tout juste un petit gargouillis enroué qui s'éteint comme un rire dans le soleil qui passe. Ce qui m'émeut toujours, dans ces vieilles églises, c'est que le mal y a sa place, mais ne fait pas grand mal. Et qu'on a toujours envie de les caresser, ces monstres un peu moussus aux mâchoires édentées, qui font semblant de croire qu'ils pourraient triompher. Car dans la vie la vraie vie la vie qui va comme il ne faudrait pas la vie qui mord la vie qui grince la vie qui pleure – ah, ce n'est pas pareil...Blois, 9 mars 2014
Blois, Pont Gabriel - mars 2014Sous l'arche du vieux pont où bouillonnait la crue, la vie avait semé et fermenté. Une graine égarée, piquée comme une épingle sur un fagot de bois flotté, ou bien jetée comme une fiente par une mouette en joie, était venue se germer là, logeant à ras d'écume sa part menue d'espoir. Et l'arbre avait poussé, mince et précaire, mais debout, racines agrippées en orteils à son bref îlot de pierraille.La vie, tenace et chevillée aux flots, aux pierres anciennes, aux îlots fugitifs. La vie, toujours en espérance et en combats, de l'impossible happant tout le possible.La vie, partout voulant se vivre. Pour rien, comme ça. Parce qu'elle est la vie.
Blois - Pont Gabriel - 9 mars 2014 - 17h35De l'autre côté du pont, il y avait cette peluche abandonnée. L'enfant s'était arrêté là. Il s'était penché vers l'eau grise, ou bien quelqu'un l'avait tenu au dessus du parapet. Il avait vu le fleuve en crue, les hautes barres d'écume, les branches emportées par les courants énormes des eaux larges et tumultueuses, dans la violence et l'élan de cette fin d'hiver courant vers le printemps. Et saisi de surprise, d'effroi, d'admiration peut-être, l'enfant avait oublié sur la pierre son petit compagnon. C'est souvent ainsi. On lâche la main de l'enfance, parce que le fleuve est si rapide, le courant si puissant, si vaste le tumulte, qu'on ne peut s'empêcher d'avancer avec eux et de les suivre au loin. Après ? On reviendra peut-être, et peut-être on ne trouvera rien, plus rien, ou au contraire elle sera encore là, au bord du temps, à nous attendre, l'enfance – chétive et toute ternie, comme ces jouets tristes qu'on oublie, au soleil à la pluie, sur les vieux parapets.
Blois - Vue du quartier de Vienne et du pont Gabriel - 9 mars 2014 - 17h30 Je passais l'autre jour, à Blois, tout près de l'ancien hôpital où je suis – selon la belle expression consacrée – venue au monde. Devant moi il y avait ce vieux pont Gabriel au nom d'archange, qui s'en allait au ciel et qui glissait sous l'eau. Et la rive de Vienne s'enlaçait au long fleuve rêveur, sur cette mélodie de valse que j'entendais toujours, enfant, quand je les regardais. Des nids profonds de reflets musiciens berçaient dans l'air du soir leurs portées d'échos bleus. J'étais au pays natal. Au vieux pays natal où chaque mot ricoche, où chaque instant scintille, où les chemins nous mènent comme branches flottées dans le courant des jours. Au pays qui se tient comme un pont sur l'eau vive, juste à l'envers du temps, et à l'endroit de l'âme. Au pays natal, on ne marche jamais sans s'arrêter, car partout les fantômes se lèvent et saluent. On passe dans des rues emplies d'ombres en foules, qui chuchotent leurs noms. On se penche aux fenêtres sur des flaques de reflets, où résonnent des voix et miroitent des vies. Aux pierres blondies des vieux murs, les souvenirs débordent en grappes de glycines, et s'enfuient en sifflant comme des salamandres. Aujourd'hui est ce grand labyrinthe où résonne autrefois. On s'égare aux allées de mémoire, on tâtonne aux énigmes d'enfance, suivant le fil brisé des petits riens d'avant, parlant à ce qui chante ou pleure dans l'écho des parois. Au pays natal, toutes les routes hésitent, tous les chemins appellent, tous les carrefours ondoient comme des fleuves. Au pays natal, on ne va jamais seul, et c'est toujours vers soi que l'on avance.