Deux fois par an, à la foire de printemps et à la foire d'automne, on la voit revenir sur le cours Saint-André. La grande roue tourne doucement, sans cesse, de la terre au ciel et du ciel à la terre, chargée de voyageurs qu'on devine sans les voir. Jamais elle ne s'arrête, il semble que son mécanisme compliqué ait le repos en horreur, et la nuit même, quand tous les visiteurs sont repartis, on la voit tourner et tourner encore, très lentement, presque imperceptiblement, comme un astre.
Et chaque année - cela ne peut qu'être exprès - elle revient se poser au même endroit, derrière la statue de Louis XVI.
C'est, comme à Londres, l'Oeil de la ville - ou plutôt, puisque nous sommes à Nantes, disons que c'est, de tous les yeux de la ville, le plus largement ouvert.
Bye-bye
Au Jardin des plantes que je traverse si souvent, et toujours avec tant de bonheur, j'ai rencontré, cet après-midi, cette île merveilleuse. Elle s'abreuvait de bruine douce, et, de ses doigts très légers de feuilles mortes, le vent d'octobre l'ébouriffait un peu.
Un petit écriteau trempé, caché parmi les fleurs, expliquait aux passants que "B.B." était l'un des jardiniers, et qu'il allait partir à la retraite à la fin de ce mois après des décennies de labeur. Ses collègues lui dédiaient ce parterre d'automne, et cette haute tenture de feuilles qu'ils avaient brodée de ses initiales.
... On l'appelait B.B., il ne s'en formalisait pas, même sans doute cela lui plaisait bien, ce petit nom d'enfant, ainsi peut-être il n'avait pas vu venir la vieillesse, il ne s'était jamais bien avisé qu'un jour ces deux lettres voudraient dire "bye-bye".
Une vie au jardin. Tant de fatigue, et tant d'amis aussi.
Il m'a semblé brusquement que cet homme, là-bas, qui serrait ses deux mains contre ses reins comme le font ceux qui se sont trop courbés et qui souffrent du dos, que ce vieil homme qui s'éloignait, d'un pas très lent, sur le chemin gris de pluie semé de feuilles mortes, c'était lui, B.B., qui s'en allait, tout seul.
Nana
"Nana", pastel de Paule Buisson
pour Ivan et Florence
Cette petite fille, cette toute petite fille aux amulettes, c'est Nana.
Elle était venue de très loin jusqu'à nous.
Trois grains de verre et douze rangs de nattes pour affronter le mal. Un peu de sable du Niger au fond de ses yeux sombres. Et un grand coeur d'enfant qu'il a fallu ouvrir, un coeur tremblant qui ne savait plus battre.
Lorsqu'elle est arrivée en France, elle était si légère. Un brin de paille brune dans les grands bras qui la portaient.
C'était l'hiver, elle était presque mourante et il neigeait, pourtant elle souriait à tout.
Elle est repartie, guérie, avec le printemps qui devait l'emporter, petit oiseau d'un autre continent, riant au soleil revenu.
Maintenant son sourire nous manque mais nous savons qu'elle vivra.
Et surtout nous savons que l'on peut dire beaucoup de choses avec deux lettres, et que dans ce simple, très simple mot, "Nana", il y a toute la force de la vie, la beauté de la solidarité humaine, et la douceur de l'espérance.
Maintenant son sourire nous manque mais nous savons qu'elle vivra.
Et surtout nous savons que l'on peut dire beaucoup de choses avec deux lettres, et que dans ce simple, très simple mot, "Nana", il y a toute la force de la vie, la beauté de la solidarité humaine, et la douceur de l'espérance.
Gourmandise
Il était tôt dans l'après-midi, les boutiques des forains ouvraient à peine.
On s'ennuyait un peu sur le Cours Saint-Pierre où se rassemblaient lentement des groupes de jeunes encore clairsemés. Au comptoir de "Nougats Sucettes", j'ai vu cette jeune fille dont la robe tendre avait pris les belles couleurs acidulées des lettres de l'enseigne et les plis ronds du cornet de glace. Tout cela était solide et sucré, calme et fraîchement installé dans le bonheur de vivre - comme la douce gourmandise au coeur de nos désirs.
On s'ennuyait un peu sur le Cours Saint-Pierre où se rassemblaient lentement des groupes de jeunes encore clairsemés. Au comptoir de "Nougats Sucettes", j'ai vu cette jeune fille dont la robe tendre avait pris les belles couleurs acidulées des lettres de l'enseigne et les plis ronds du cornet de glace. Tout cela était solide et sucré, calme et fraîchement installé dans le bonheur de vivre - comme la douce gourmandise au coeur de nos désirs.
Cette île en moi
Cette île en moi
Anneau de paille
Et nid de feuilles
Souche au bois mort
Et table sous la lampe
Foyer qui tremble
Et charbon qui brasille
Grappe de larmes
Et grain de joie.
Cette île en moi
Où je me pose à l'ancre
Minuscule incertaine
Jamais notée sur les cartes du monde
J'y nais comme j'y meurs
J'y tourne comme un arbre
Au voyage du temps.
Cette île en moi
Ce peu de terre que je serre dans mon poing
Ce peu de sable où rôde la rivière
Ce peu de roche où retenir mon âme
Ce peu de sources qui s’en va vers mon cœur
Tout mon royaume.
Colchique
"tes yeux sont comme cette fleur-là "
(Guillaume Apollinaire)
Aux racines de l'arbre dépouillé par le vent
serpente le colchique aux yeux de lilas tendre.
Aux splendeurs de l'automne se meurt le bel été
et ses mains chargées d'or sont nos trésors perdus.
Automne compagnon de nos jours qui s'en vont
tes fleurs font sous nos pas de grands chemins de ronde,
et des brassées de fruits pourrissent dans nos vies
qui longtemps dédaignèrent de vendanger les heures.
un oiseau tourne au ciel c'est une feuille
blanche
qu'emporte le soir gris.
Colchique ton poison c'est la mélancolie.
Regarder
Que l'enfer nous attende au bout de la rue, n'en doutez pas.
Quant au paradis, il nous attend lui aussi...
A l'autre bout...
Et le monde est entre les deux, le monde entier, et la vie qui frémit, toute la vie, avec ses arbres et ses rivières, avec ses maisons et ses rues, ses promesses et ses deuils, et ses enfants qui rêvent et ses amants qui pleurent. Et vous qui allez, tout simplement, vous qui marchez les yeux ouverts - dans ce monde où tout vibre, dans ce monde où tout crie, vous qui avez sur terre un petit bout de route à faire, une ou deux rues à traverser peut-être, un voyage si bref, et pourtant si étrange,
ne passez pas
sans regarder
votre mince chemin
de vivant.
Un si lourd fardeau
Sous ce balcon très nantais, très dix-huitième siècle français, de la vieille place du Bouffay, le mot Indochine rappelait aux passants cette évidence passée depuis longtemps en proverbe : le monde est petit. Très petit, très vieux, et très fatigué aussi. Sur le rideau de fer qu'on avait tiré pour la nuit, il avançait lourdement, étrange animal, au maillot bleu d'océan rayé de latitudes et de longitudes, percé de continents étroits comme des hublots, d'où émergeaient une foule de têtes et de regards globuleux, une jambe, une trompe d'éléphant, un petit poisson dans le bec d'un canard, une corne de brume, une cheminée de paquebot, même un nez gogolien, un index tatoué cherchant une dernière page à tourner, et un roi prisonnier derrière des barreaux- sic transit gloria mundi. Une souris verte que ces messieurs d'en-haut avaient laissé tomber dans le vide courait derrière l'étonnant charroi, espérant, absurdement, remonter à bord.
Pauvre hère, bête de somme surchargée, brinquebalante et affolée, épuisée. Ventre rond trop fécond, sans fin distendu et transpercé par ses enfants. Avançant pourtant, en mère Courage qui ne sait que continuer, sous son fardeau désordonné.
Elle est bien petite, elle est bien lasse, cette planète, lourde de tant de vies, de milliards de vies qui se ressemblent, qui se rassemblent, qui se bousculent, qui se rejoignent toutes et qui pourtant s'agitent en solitaires, vides et avides, au risque de crever la bête qui les porte.
Elle trotte comme elle peut, pauvre bête, bleue comme une orange abîmée, comme un rêve trop mûr, dans la nuit gris de fer, sonnant parfois l'alarme, sans qu'on l'entende, sur sa corne de brume.
A petits pas dans l'univers, avançant toujours malgré tout, vaillante, dans le grand vacarme de son corps fatigué.
Find an empty place
"Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent."
(La Bruyère)
J'ai repensé à La Bruyère quand j'ai vu sur le mur cet immense pantin boulonné. Loup débonnaire malgré sa patte blanche, et si bien installé dans la bergerie sombre qu'il en portait chaque fenêtre en boutonnière.
"Find an empty place and paint it", disait ce bavard dans sa bulle.
Ce n'était pas un défi, juste un conseil d'ami. Le mur était un palimpseste, et le loup n'avait pas lu La Bruyère.
Il ne nous demandait pas d'effacer les dessins précédents pour laisser place aux nôtres. Non, juste de trouver parmi eux une place libre, un emplacement neuf. Et il avait confiance, il savait bien qu'on trouverait.
Car on trouve toujours. Non, jamais il ne pourra se faire qu'il n'y ait plus de place, plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à peindre, plus rien à inventer.
Et, sur les pages anciennes, si toujours on découvre une ligne où écrire, un petit coin où peindre, c'est que ceux qui les ont écrites et peintes ne les ont écrites et peintes, comme ce loup très sage, que pour nous dire bien fort : "Find an empty place...". Sur chaque mot vraiment plein s'ouvre une place vide dont un auteur nouveau fera phrase. Sur chaque fresque vraiment achevée s'ouvre un mur fraîchement préparé a fresco dont un peintre nouveau fera oeuvre. Depuis sept mille ans et bien davantage qu'il y a des hommes et qui pensent, tout ce qui a été dit et bien dit ne l'a été que pour que d'autres parlent à leur tour et le redisent tout autrement. C'est le propre de l'art et de la pensée, qu'ils enfantent sans fin, et que, de tant de millions d'enfants qui leur naissent, aucun, jamais, ne pourra naître trop tard. Mais voilà, tout est là, et ce n'est pas si simple : Find an empty place, and paint it !
Et, sur les pages anciennes, si toujours on découvre une ligne où écrire, un petit coin où peindre, c'est que ceux qui les ont écrites et peintes ne les ont écrites et peintes, comme ce loup très sage, que pour nous dire bien fort : "Find an empty place...". Sur chaque mot vraiment plein s'ouvre une place vide dont un auteur nouveau fera phrase. Sur chaque fresque vraiment achevée s'ouvre un mur fraîchement préparé a fresco dont un peintre nouveau fera oeuvre. Depuis sept mille ans et bien davantage qu'il y a des hommes et qui pensent, tout ce qui a été dit et bien dit ne l'a été que pour que d'autres parlent à leur tour et le redisent tout autrement. C'est le propre de l'art et de la pensée, qu'ils enfantent sans fin, et que, de tant de millions d'enfants qui leur naissent, aucun, jamais, ne pourra naître trop tard. Mais voilà, tout est là, et ce n'est pas si simple : Find an empty place, and paint it !
Les funambules
"J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. " (Arthur Rimbaud)
Devant moi, un clochard aux pieds nus titubait dans la foule. C'était rue Crébillon, en descendant la pente. J'ai levé les yeux pour ne plus voir ce malheureux, déjà tombé à terre, et j'ai aperçu ses chaussures. Elles pendaient sur le fil comme guenilles noires oubliées sous la pluie, guirlandes de misère aux branches du crachin.
On en voit beaucoup, en ce moment, à Nantes, de ces chaussures pendues aux fils qui traversent les rues.
La nuit, je crois, errent au ciel chagrin d'ici d'étranges funambules.
Ils grimpent en rêve sur les murs et les toits, abandonnent là-haut leurs semelles terrestres, encore toutes crottées de la boue des jours ternes. Puis ils s'en vont, dans l'ombre où grandissent les songes, visiter dans l'ivresse le Passage des astres et les panoramas des vieilles lunes, aux angles miroitants des couloirs de la nuit.
Chaque matin de pluie les voit s'en revenir, vagabonds déchaussés maladroits qui glissent dans la boue. Tandis que là-haut, sous le ciel frissonnant déshabillé de ses étoiles, dans le vent froid et nu, leurs souliers pendus se balancent - noirs croquenots crochetés à l'hameçon des rois pêcheurs usés, vieilles baskets de sept lieues, chaussons de Nijnsky jetés au vent parmi les cendres.
Car nos corps sont d'os lourds, et nos vies sont de rouille, en cet âge de fer. Nous retombons toujours au sol, un peu plus lourds seulement d'avoir rêvé que nous volions.