Sur le conseil d'un "aminaute", j'avais ouvert cette vidéo. La conférence, brève, ne manquait certes pas d'intérêt, et je dois dire que j'étais tout à fait d'accord avec Alan Watts pour décider d'oublier l'argent...
Mais ce qui a attiré mon attention, c'est plutôt "l'annonce Google" qui l'accompagnait. Vous connaissez, évidemment, ces publicités aléatoires et invasives qui se mêlent à tous les services "gratuits" que nous utilisons sur internet ? Un proverbe tout récent, mais qui, à n'en pas douter, est destiné à s'inscrire durablement dans la sagesse des nations, en résume le fonctionnement avec beaucoup de clarté : "Si un produit est gratuit, c'est que c'est vous qui êtes le produit"...
Ainsi, Google peut tranquillement m'affirmer, à la fois que l'argent peut être oublié, et que rien n'est plus simple et nécessaire que de souscrire un crédit... et le défunt Alan Watts peut me démontrer depuis l'au-delà, avec beaucoup de sagesse, que l'argent n'a aucune importance, en recourant aux services de Google, qui, par amour de l'argent, autant que de la parole des sages, vend le temps de passage de sa vidéo à une société financière qui...
... où je veux en venir ?
A ceci : après des siècles de civilisation marchande, l'argent, voyez-vous, est tellement inhérent aux échanges humains que, même pour en contester la valeur - mot que, remarquez-le bien, il n'est plus possible d'utiliser sans double sens - il faut recourir à des échanges fondés sur l'argent, et qui nécessairement, directement ou, plus souvent, indirectement, nous parlent d'argent, nous le rendent nécessaire... Le conseil que nous donne Alan Watts, "oubliez l'argent", n'est donc sage qu'en apparence, car il est tout simplement impossible d'oublier l'argent - ou alors on ne l'oublie que comme un malade, parfois, criant et se révoltant à la manière des bien-portants, oublie le cancer qui le ronge et les soubresauts de ses entrailles.
J'irai plus loin encore, au risque de vous ennuyer ou de vous terrifier, je ne sais : s'il arrive qu'un mal nous soit assez lourd, assez terrible pour qu'il nous semble n'avoir d'autre choix que de prendre la parole et de le dénoncer, de nous révolter ou de nous indigner, c'est, à n'en pas douter, que ce mal s'est déjà si profondément enraciné en nous qu'il n'est plus séparable de notre corps malade, qu'il est devenu nous-même - car avant d'en arriver à ce stade, nous n'en souffrons pas vraiment, n'est-ce pas ? - Alors les mots, les cris, tous les moyens absurdes par lesquels nous voudrions arracher de nous ce mal ne font plus que le nourrir, puisqu'ils procèdent de lui...
-... suffit... ! Et que proposez-vous, alors ?
-Rien, évidemment. Sinon peut-être de méditer cette maxime en lame de scalpel qu'on doit, cette fois, à Einstein, et qui va trop profond pour reposer un jour dans les annales de la sagesse des nations - cette ruse de l'humaine déraison - :
"On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré".
Et, depuis cet étrange laboratoire où on le laisse baigner dans l'alcool, coupé en fines lamelles, depuis des décennies, je le vois se plisser de rire, - ou peut-être se tremper de larmes - le cerveau génial du vieil Albert. Car comment changer de "modes de pensée", il s'est bien gardé de nous l'expliquer...
Transformateur - château de Fougères
Un transformateur, ce n'est pas beau - c'est ce qu'on avait dit sans doute.
Aussi, puisqu'il était si laid, qu'il fallait le cacher, avait-on décidé de... le transformer. On avait convié un peintre, qui avait posé des fleurs sur ce décor de métal, et un poète, qui y avait inscrit des paroles étranges et musicales, placées sous le double signe du soleil et des fleurs de genêt. C'était tout simple, et c'était si beau désormais qu'un lierre s'y enroulait comme un coeur amoureux.
Toute oeuvre d'art n'est-elle pas semblable à ce transformateur ?
Un bouquet posé sur ce qu'on ne veut pas regarder, un rayon de soleil éclairant le métal, un arbuste poussant là où rien ne semblait devoir pousser. Et brusquement on regarde. Et tout à coup on s'aperçoit que ce qu'on voulait oublier, que ce qu'on dédaignait tant, que ce qu'on croyait ne pas aimer, par l'étrange et si simple pouvoir de la Beauté qui ignore ce qu'est le beau, s'est transformé, que cela grimpe dans notre coeur comme un lierre heureux, et qu'on est pris comme aux fleurs du genêt à ce balai magique qui remue sur la terre tous les éclats du soleil, toute la poussière des étoiles.
J'ai été très surprise, en passant par hasard dans cette petite rue, d'y découvrir, non seulement que Guillaume Grou avait à Nantes l'honneur d'une rue, mais, que, de plus, il y était signalé comme philanthrope.
Car ce brave protecteur de pauvres Oliver Twist, ce monsieur Grou, c'était bien autre chose encore.
Un homme d'une élégance raffinée, par exemple, qu'on voit sur ses portraits vêtu de soie brodée et de dentelles vaporeuses, nacrées comme l'écume, légères comme les bons zéphyrs poussant sur l'océan les fins trois mâts de traite.
photo web
Et puis, encore, le créateur du Temple du Goût, merveille de l'île Feydeau, palais de toutes élégances, bijou d'architecture.
Avant tout armateur nantais. Ce qui au XVIIIe siècle voulait toujours dire : fortune négrière, tas d'écus poussés dru sur le fumier des hommes enchaînés dans les cales.
Voilà ce que c'était que ce monsieur Grou de Nantes : bottes de bourreau, ceinture de maître, manchettes de dentelles, tasses de chocolat en porcelaine du Japon, logis de prince dont se pare pour toujours une ville.
Mais pourquoi croyez-vous que c'est de Guillaume Grou que je vous parle ?
Pourquoi vous parlerais-je de Guillaume Grou, à vous qui n'êtes pas d'ici sans doute ?
Je vous parle d'un rêve affolant que je fais quelquefois, devant les grandes oeuvres de ce monde, d'une étrange vision qui souvent me tourmente devant ce qui est beau.
Imaginez cela : si, au lieu des splendeurs d'art qu'on nous donne à admirer, par on ne sait quel procédé de superposition, ou peut-être de transparence, sur un écran de vérité, on faisait apparaître l'amas de misères, de douleurs et d'horreurs qu'il a fallu pour les bâtir, - dans quel affreux cimetière, dans quel hospice hideux nous promènerions-nous, nous qui pensions avancer parmi les palais et les chefs-d'oeuvre ?
Pourtant, comme les dentelles de Guillaume Grou, comme le Temple du goût, ces chefs-d'oeuvre que nous admirons sont bien de purs délices, et toute la souffrance qu'il fallut accumuler pour soutenir leur perfection ne saurait leur enlever leur parfum délicat, leur goût exquis d'infini. Il m'arrive même de penser, devant certains monuments, que toute l'histoire humaine pourrait se justifier par eux.
C'est qu'en eux, bien sûr, nous admirons, non les petits Guillaume Grou qui ont construit sou à sou cet enfer qu'on appelle la Terre, ni les rois qui ont fait couler le sang, mais les artisans de renom, les artistes immenses et les profonds penseurs qu'ils ont employés à leur caprices. C'est que toute beauté se filtre longuement, laissant au fond du grand tonneau des siècles écoulés la lie qui peut à peu se fond au bois vieilli.
- Cependant, voyez-vous, ce monstrueux alambic, cet affreux appareil d'un alchimiste fou, qui ne nous donne la quintessence qu'en filtrant, goutte à goutte, le sang, l'angoisse, le désespoir, la misère et la boue de tant de vies humaines écrasées, où, dites-moi, où le placerons-nous dans le vaste musée de nos admirations ?
"Il ne faut qu'augmenter le nombre des roues dans une horloge, ou charger son balancier, pour alentir son mouvement. [...] On dit aujourd'hui ralentir, alentir est suranné" (Dictionnaire de Trévoux, 1771)
Sur la route réparée, une couche de bitume avait recouvert le R. Si bien que les grandes lettres blanches n'avaient plus du tout l'R de nous faire la circulation. Voilà qu'elles dessinaient sur le sol un mot, ancien et surprenant pourtant, un mot tout craquelé d'âge et de poésie, qui prenait l'R tranquillement, et calmement s'en venait jusqu'à nous. Par la grâce d'une erreur, sur la foi d'un de ces beaux hasards qui enrichissent notre quotidien de tout ce que, soudain, ils y ouvrent de gracieux et d'inexploré, le banal "Ralentir" était redevenu le très doux, le très vieux "alentir".
Alentir, retrouver la lente pulsation de la vie qui monte, en nous et autour de nous, ses grandes marées de sang calme et de sève heureuse. Alentir, alunir, s'arrondir, s'en aller comme un astre, où va la lune, où va la terre.
Alentir, regarder alentour, marcher sans hâte, comme l'aiguille au cadran solaire, parmi les lumières et les ombres.
Alentir, oublier l'urgence et la trépidation, se poser comme une aile sur les branches du temps.
Alentir, cesser de creuser avidement sa vie comme sa tombe en croyant exploiter une mine, se poser sur le bord, écouter, regarder.
Alentir, retourner aux mots anciens, aux paroles d'avant, aux sagesses oubliées, pour comprendre demain.
S'alentir, s'alléger, s'alanguir, se balancer comme un arbre dans le bel aujourd'hui, glisser vers l'avenir par les routes du ciel et les chemins sinueux des racines.
Carquefou - Les amants
"Je fais tous les efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon coeur qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours d en'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une vérité."
(Stendhal, De l'Amour, IX)
Depuis longtemps j'admire cette statue, qui orne, dans ma petite ville de banlieue, le jardin de la bibliothèque. Elle s'abîme et l'on a oublié le nom de son auteur. Il me semble qu'on la dédaigne. Pourtant, elle est de ces oeuvres profondes et rares qui, sobrement, justement, savent parler de l'amour - sujet universel, souvent si mal compris.
Car ces deux-là résument tous les paradoxes, tous les tourments, tous les espoirs, tous les combats, et tout le bonheur de l'amour.
Jetés dans le beau et le mauvais temps.
Seuls, ne sachant que se regarder, comme le soleil et la lune, et pourtant plantés dans le monde, comme le sont les arbres et les maisons.
Etroitement unis, ardemment confondus par le cercle dansant de leurs corps, cependant à jamais étrangers l'un à l'autre, figés dans cette distance infranchissable qui toujours séparera les êtres - toujours s'en étonnant, dans la stupeur de ne pouvoir dire nous sans dire encore je.
Semblables évidemment, et si évidemment distincts, dans l'unique bloc où on les a taillés. Tendrement enlacés, mais déjà prêts pour la lutte.
Et tout de même, et malgré tout... ensemble, de leur amour, cristallisé dans cette roche où à eux-mêmes ils sont nés, tirant la pure substance de la vie, et l'élan mystérieux qui allège, et approche du ciel les couples de la terre.
Oui, il me semble qu'il y a bien dans cette statue tout un beau traité De l'Amour.
Rue Kervégan - Nantes
J'ai vu ce mascaron, long visage pensif, que m'indiquait du doigt, au cadran solaire de la rue, l'heure d'un couchant d'automne. Et j'ai aimé ce masque, qu'ombre et lumière se partageaient comme un coeur d'homme.
Ses lèvres impuissantes s'ouvraient pour boire au soleil de la vie, un bref reflet du soir piquait tout l'au-delà dans sa prunelle grise.
Il était jeune, il était vieux ; il était beau, il était laid ; il était pierre, il était or ; il dormait là, mais il rêvait plus loin.
Il souriait au monde, et il pleurait peut-être. Il aurait pu parler, s'il n'avait dû se taire.
Jamais il n'avait cru être qui il était ; jamais il n'avait su être ce qu'on croyait.
Il avait eu un nom que nul ne disait plus, comme nul bientôt ne dira plus le nôtre.
Il était simplement, à la porte du riche qu'avait ruiné la mort, semblable à tous les hommes.
Fragile la mendiante assise dans la rue
Fragile la vieillesse quand misère la veille
Fragile le soleil quand un pauvre y a froid
Fragile la rue claire où se pose l'angoisse
Fragile le bonheur qui ferme sa fenêtre
Fragile le passant qui ne s'arrête pas
Fragile la boutique quand la faim la regarde
Fragile un monde riche où le malheur prospère
Fragile l'avenir quand détresse fait loi
Fragile notre amour quand charité se tait
Fragile toute vie quand une vie se meurt
- Et fragiles les mots quand on ne sait que faire.
J'ai lu récemment avec intérêt, et en trois minutes précises seulement (soit exactement le temps moyen prévu par le logiciel de calcul du temps de lecture) la plainte d'un "verbicruciste" déprimé. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/673101-je-suis-verbicruciste-pourquoi-vous-ne-verrez-pas-whisky-dans-mes-mots-croises.html
J'ai longtemps cru, du reste, qu'on disait "cruciverbiste"... mais, le logiciel de correction automatique en ayant décidé autrement, je m'incline et dirai à mon tour "verbicruciste".
Ce "verbicruciste", donc, avait fait, sa vie durant, métier de rédiger des grilles de mots croisés - de ces mots croisés d'autrefois, blagueurs, astucieux, cultivés, dont la résolution donnait le plaisir d'exercer son savoir et sa finesse d'esprit.
Mais maintenant, expliquait-il, ce sont des robots qui rédigent les grilles. Notre cerveau humain ne lutte plus, pour remplir les petites cases, qu'avec l'astuce d'une machine à l'intelligence aiguë mais tout à fait artificielle.
C'est moins cher, donc c'est mieux, non ? Et le cruciverbiste - pardon, le verbicruciste, réduit au chômage, n'a plus qu'à suivre jusqu'au bout la courbe statistique qui le conduira au caniveau des vieilles lunes et des métiers défunts.
Nous vivons déjà, et depuis plus longtemps que nous ne le pensons, dans le monde des robots. Ils régissent en coulisse le grand ballet des objets quotidiens, et c'est bien souvent à eux seuls que nous donnons la réplique, au téléphone, aux automates des stations services, aux guichets des gares ou des métros, et sur cette vaste toile où mes mots s'en vont tremblotant, à la poursuite de l'infime instant t qui leur est imparti, parmi des milliards de fils tendus par des machines inconnues et surchauffées, qui ne les retiendront certes pas plus du dernier instant t' dans leur chute aussi logique que fatale vers ce néant à quoi tend toute vie.
C'est si troublant. On en vient à ne plus savoir.
Moi-même, d'ailleurs, moi qui rédige en ce moment cet article, il faut que je vous dise... voilà : je me demande depuis peu si... si je ne suis pas un robot...
Car, savez-vous, souvent, de plus en plus souvent, on me demande - enfin, bien sûr, je veux dire un robot - me demande de rentrer les lettres d'un code compliqué, pour prouver que je ne suis pas un robot, et, presque à chaque fois, j'échoue à le déchiffrer, je dois recommencer. Le mal s'aggrave, de jour en jour. J'ai énormément de peine, de plus en plus de peine à prouver que... enfin, voilà, à prouver que... je ne suis pas un robot. - Je suis peut-être un robot, un robot, un robot, un robot, un robot, un robot, un rob"<=", un rob_µ£°=, 1ロボツイ&***%<inputname="ctl00$cC$current_direction"type="hiddenid="ctl00_cC_роROботBOT!?1_0?。
Château du Grand Blottereau à Nantes
De tous les visages de la ville, celui-ci, posé tout près du ciel et patiné par le temps, est l'un des plus purs et l'un des plus doux. Il y a une heure, pourtant, l'après-midi, où l'oeil blanc se charbonne d'ombre, où le profil se découpe plus gris dans l'air bleu. En automne on croirait une Cérès mélancolique. Une Cérès au rebord du temps. Celle qui résignée attend de perdre à nouveau son enfant.
Il avait d'abord poussé droit, le petit arbre, autant qu'on peut aller droit en ce monde où rien n'est vraiment droit, tant que son vieux tuteur l'avait tenu serré.
Il s'était évadé dès qu'il avait pu. Echappant à sa brève tutelle, il avait tendu le cou vers la liberté, il avait eu, dans la lumière d'été, son rond de danse et de bonheur, son tour de piste au bras du jour.
Et puis, l'âge venant de n'être plus arbrisseau et de faire sa vie dans le peuple des haies, il s'était résigné. Il était rentré dans le droit chemin - celui qui n'est jamais tout à fait droit, mais qui oblige à se tenir, à s'aligner et à marcher à l'ombre. Le général Automne l'avait soumis et dépouillé comme un autre, et, comme un autre, il s'était laissé, sans mot dire et sans courber l'échine, arracher ses galons de printemps.
De son incartade domptée, il avait gardé cependant un petit air faraud, un penchant de tristesse, une ombre d'incertitude, une poussée de colère, quelques bourgeons de joie légère, et un brin d'insouciance.
Il avait une allure très humaine en somme.