L'ombre souple, inclinée comme une fleur au bras du jour, posait tant de lumière sur le mur que je me suis arrêtée, éblouie. Le réverbère s'était uni au ciment lisse et nu, au bois grossièrement cloué, et, ensemble, par la grâce de l'ombre, ils étaient devenus cette épure - cette fleur dans ce vase, cette souple aiguille de cadran solaire emportée dans sa ronde. Le bâtiment banal en avait été transfiguré.
Et j'ai rêvé d'un architecte nouveau, qui saurait bâtir avec les ombres. Qui non seulement penserait le bâtiment, mais penserait aussi le jeu compliqué des ombres se posant sur ce bâtiment. Qui songerait à disposer les poteaux et les arbres, le flot des voitures et celui des passants, chaque grille, chaque banc, chaque haie, chaque fleur, et jusqu'à chaque brin d'herbe de la rue, assez habilement pour que chaque muraille, à chaque instant redessinée de silhouettes mouvantes, soit enfin cet écran où s'inscrirait le monde en jeu d'ombres chinoises.
Sur le chemin qui grimpe vers Beg Penn Hir, Fanc'h Menez réfléchit. Il va sur ses treize ans. Il est en âge. Il faut prendre un état. C'est pour cela qu'il s'est rendu à Brest, avec le père Olive, la semaine passée, sur le bateau de Yann Ar Floc'h, voir dans le port le capitaine de la Belle-Adèle. Demain [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Depuis le temps que je passe devant cette inscription... j'ai fini par la photographier : la mousse allait l'emporter sur les mots charbonnés, et la pluie de novembre, de ses larmes hypocrites, travaillait sournoisement à en délaver le sens. Le dernier i, déjà, vaincu, avait perdu la tête. Il fallait faire quelque chose.
Elle m'est précieuse, à sa façon, cette inscription de mon chemin. Car elle dit simplement, fièrement, nettement, ce qu'on nous cache, ce qu'on voudrait nous laisser ignorer, mais que nous savons tous si bien et depuis si longtemps que nous pourrions le hurler.
Ici. Ici aussi.
Ici aussi il se passe quelque chose. Ici aussi il y a quelque chose à voir et quelque chose à dire.
Ici aussi on vit, on parle, on meurt. Ici aussi on veut exister un instant, écume du néant.
Ici aussi on crie on appelle on écrit. Ici aussi on se débat on cherche on pense on crée.
Pas seulement là-bas, dans la lumière et dans la gloire, là-bas, là où ils vivent, là où ils irradient, là où ils dansent où ils aiment où ils rient sur les écrans et les images de papier glacé, ceux qui scintillent de cet éclat qui leur vient de nos yeux et de notre désir.
Ici. Ici aussi.
Ici comme tout le monde ici comme ailleurs ici comme partout où il fait sombre où il fait humble où il fait laid. Ici comme partout où l'on dit je où l'on dit nous.
Ici. Ici aussi.
C'était au Cap de la Hague, face à la mer. On ne le voyait pas, le taureau du grand pré.
Je l'ai imaginé là-bas, au bord de l'horizon, en liberté, galopant dans le vent et poursuivant les vagues au loin qui roulaient dans le bleu. Je l'ai imaginé ivre de ciel et d'herbe, dansant comme un jeune bison dans les steppes d'avant.
Puis se heurtant à la clôture, se déchirant aux barbelés, y laissant tous ses rêves en gouttes de sang minuscules et aussitôt rouillées.
En liberté dans son élan, dans son amour de vivre. Enfermé dans sa vie de bétail, dans son enclos gris-réel.
Comme nous, comme tous.
"Qui est né à Nantes comme tout le monde. Qui est né à Nantes ? Pierre Roy comme tout le monde. Tout le monde le vaste monde..." (Aragon)
En ces temps de guerrières commémorations, pourquoi ne pas célébrer aussi ces morts qui mènent en paix, mais sans répit, la guerre à la sottise, à la laideur, à la banalité, à l'indifférence ? Je voudrais vous parler d'une photo, et de Pierre Roy.
L'an passé, un après-midi où j'étais allée voir René-Guy Cadou, comme je le fais quelquefois, j'avais photographié cette porte entrouverte, étrangement invitante, au cimetière de la Bouteillerie. Je la trouvais tellement surréaliste.
Et voilà qu'ouvrant hier dans une librairie de la ville l'excellent guide d'Eric Lhomeau et Karen Roberts sur Les Artistes dans les cimetières nantais, je suis immédiatement tombée - vraiment j'ai trébuché - sur une petite représentation grisâtre et inclinée de ce caveau. Un peu redressée, et lisant plus avant, j'ai découvert que c'est dans ce monument, exactement celui-là, que repose - mais peut-il vraiment reposer ? - Pierre Roy, remarquable peintre, ami d'André Breton et des tout premiers surréalistes - et, oserais-je dire, l'un de mes amis personnels, tant je lui ai rendu de visites, 21 rue du Port, au musée des Beaux-arts.
Pierre Roy... ici. Je l'ignorais tout à fait quand j'avais pris ma photo, puisque rien ne l'indiquait au fronton du tombeau.
Ainsi, je ne m'étais pas trompée. Cette tombe, rencontrée par hasard - par un de ces hasards qui nous approchent de la vérité plus sûrement que toute volonté - est tout à fait surréaliste, et ce mort qui joue à inviter les vivants, ce mort qui sort par la porte comme l'un d'entre nous, c'est bien lui, le peintre en guerre éternelle contre l'évidence et l'ennui. C'est lui qui m'a appelée quand je passais, c'est lui qui m'a demandé de prendre cette photo, sans recul, en équilibre sur une pierre tombale effritée, priant le ciel trop bleu que nul passant de ma connaissance ne m'aperçoive en pareille posture, et que le gardien alarmé ne vienne pas m'interpeller. C'est lui qui s'est moqué gentiment de moi en me voyant me tordre et grimacer, pour cadrer malgré tout. Et lui encore, sacré farceur, qui m'a poussée hier dans la librairie vers ce petit livre noir à peine visible sur son étagère, aussitôt entrouvert à la page qui parlait de lui...
Le musée est fermé depuis longtemps et pour longtemps, je ne peux plus passer lui rendre visite, 21 rue du Port, comme j'en avais autrefois l'habitude, dans cette maison dont la porte entrouverte conduit vers le mystère et vers la mer. Nous nous étions perdus de vue. Mais je sais maintenant qu'il est toujours vif, ce mort merveilleux, toujours alerte, toujours prêt à faire son bout de chemin avec les vivants. A vrai dire je l'ai toujours su.
Pierre Roy, Rue du Port
Et puis, tiens, puisque je vous ai parlé de la rue du Port, et du 21 - où habite et repose le mystère assassin du banal -, je vous donne aussi ce texte, que j'avais écrit il y a des années, quand la porte du musée ne s'était pas encore fermée comme un tombeau, qu'elle était encore entrouverte aux curieux :
Rue du Port
Rue du Port, au 21. Je vous donne l'adresse pour ce qu'elle vaut. C'est au musée des Beaux-Arts, dans le quartier tortueux et méconnu des tableaux de Pierre Roy, mais c'est peut-être ailleurs aussi. Peut-être même nulle part.
Rue du Port, au 21, la porte est toujours entrouverte. Du reste c'est une porte si étroite qu'elle ne pourrait suffire à renfermer sur son seuil d'algues peintes cette demeure ombreuse.
Rue du Port, au 21, une femme muette s'affaire à coudre un pan de tissu blanc - la grand voile du large, ou le linceul de nos départs.
Rue du Port, au 21, on voit deux portes : l'une s'ouvre sur une femme pâle au visage effacé, et qui ne nous voit pas ; l'autre, plus loin, s'ouvre sur un jardin d'île japonaise et de ciel maritime. Les deux portes sont bordées de noir comme deux faire-part de décès.
Rue du Port, au 21, les pièces en enfilade et rectangulairement encadrées comme dans une chambre noire promettent d'y voir plus clair.
Rue du Port, au 21, s'ouvre dans l'ombre calme un beau miroir où se reflète une femme cousant, telle que la peignit sur son île un marin solitaire. Dans ce tableau se reflète à son tour le rêve de la femme, tout chargé d'aventures et de mondes au loin, celui que le marin imagina pour elle.
Rue du Port, au 21, on ne sait si l'on trébuchera en s'avançant sur l'ombre épaisse et sans marches, ou si, glissant les yeux bien clos à travers le néant, on se noiera lentement dans cette eau glauque jetée sur le pavé par la sirène au front penché qui fait semblant de coudre.
Rue du Port, au 21, on entre comme en soi-même, dans une incertitude toujours renouvelée, par la porte entrouverte.
On rencontre assez souvent dans la ville des fenêtres qui sont comme de petits théâtres pauvres, où des acteurs modestes, sombres ou lumineux, se mettent en vitrine comme ils se mettraient en scène. Ce soir-là, j'avais croisé ce monstre à la fenêtre, qui me tirait la langue et posait sur moi ses yeux vides.
C'était un simple visage de gargouille ou de mascaron, qu'on venait de tailler dans la pierre, ou de modeler dans la glaise, et qu'on avait posé, en attendant de le parfaire sans doute, derrière la vitre sale, pour effaroucher le passant - ou le séduire peut-être. Ce n'était d'ailleurs pas tout à fait encore un monstre, juste une ébauche de monstre, une hideur vague et pâle, incertaine, en train de naître de l'obscur.
On aurait pu croire à un reste de douceur dans ses joues osseuses, au parfum roux des feuilles de l'automne dans sa chevelure raide. Si seulement la fenêtre n'avait pas été si sale, si la pièce n'avait pas été si sombre, si quelqu'un avait ouvert l'épais carreau, cette face égarée aurait encore pu s'éclairer, on aurait vu surgir un visage sous ce masque, ou bien même on aurait réussi à l'arracher à son trou d'ombre, à le suspendre bien à sa place, près d'une sainte ou d'une tourterelle, sur la gouttière d'une vieille église ou au fronton d'un palais moussu. Enfin on aurait pu... oui, on aurait pu entreprendre quelque chose pour que le monstre ne soit plus un monstre.
Mais là, devant la fenêtre sale et noire, on le regardait prendre forme sans savoir quoi faire. On se contentait, détournant les yeux après la première surprise, de sourire avec indulgence, ou de hausser les épaules, et l'on passait son chemin, sans y penser davantage.
C'est ainsi, presque toujours, quand on voit naître un monstre, quelque part dans l'obscur. On croit toujours ne pas savoir, on préfère oublier. La paix est à ce prix. La guerre aussi.
Nantes - Passage Pommeraye - 6 novembre 2013
Le Passage n'a jamais été aussi intéressant que depuis qu'il est en travaux. C'est comme si ce grand remuement des lieux, ces vastes échafaudages s'entrecroisant aussi confusément que les escaliers des gravures d'Escher, égarant nos regards et affolant nos pas, nous ramenaient à cette origine oubliée, à ce moment où le projet délirant du sieur Pommeraye, qui devait le ruiner, se mit à prendre forme dans la pierre, le métal et le stuc, encore incertain de lui-même. A ce commencement qui contient toute la vérité des choses et des vies, car il contient déjà tout ce qu'elles seront et il retient encore tout ce qu'elles ne seront jamais.
Ainsi, cet enfant au visage double, pour moitié décapé de sa patine, et pour moitié rebadigeonné d'ocre, avec son oeil encore vide et son regard déjà lucide, m'a rappelé ces sculptures de Rodin, où les êtres semblent naître de la pierre. Ce visage humain en train de se dessiner dans le visage informe, c'était comme le symbole de toute enfance, de toute création, de tout commencement.
Demain, sans doute, on aura tout à fait fini de le peindre, on ne saura plus.
Le Passage n'a jamais été aussi fugace que depuis qu'il est en travaux.
Marchant sur les planches instables, et cherchant mon chemin de barricade en allée obstruée, il me semble croiser partout le vieux sieur Pommeraye, courant sur le chantier labyrinthique, donnant des ordres à tous comme un capitaine au départ du navire, poursuivant ce rêve de pierre, de métal et de stuc qu'il voyait naître et lui échapper déjà, enfant merveilleux et étrange.
Journées douceur, disait ce soir la vitrine aux étoiles... Journées douceur. Et justement, c'était hier, et aujourd'hui, et encore demain, et même après-demain... c'était maintenant, juste maintenant. Je me suis arrêtée, la pensée empapillonnée par la lumière des mots.
La douceur, il me semblait que c'était un mot un peu démodé, presque niais, qui ne servait plus qu'à présenter la météo. Alors de la voir s'afficher, là, toute proche, toute rose, scintillante, invitante, cela m'avait, tout doucement, remué le coeur. Je me suis prise à imaginer ce que ce serait qu'un monde qui ferait trêve enfin de ses guerres et de ses injustices, de sa laideur, de sa sottise, de toute sa rudesse et de toute sa nuit, pour s'éveiller un beau matin douceur. Je me suis demandé comment on les vivrait, ces journées douceur, si on nous en enveloppait tout entiers, à grands plis de bonheur et à pans de sourires, si on nous en recousait nos douleurs, à long fil de tendresse... peut-être qu'on ne saurait pas, qu'on ne saurait plus...
Il n'y a pas une seconde sur la terre, pas une demi-seconde, pas un quart de seconde, qui puisse s'écouler sans violence et sans morts. Alors des journées douceur... Sottises, bavardage de commerçant, piège à rêves, et rien d'autre ! Même une heure douceur, même une simple minute douceur, ce serait un tel miracle...
Pourtant, s'il doit encore y avoir des miracles sur cette terre, seule la douceur pourra les accomplir.
Je venais de garer tranquillement ma voiture sur la place. Il me semblait, bizarrement, que quelqu'un me regardait. J'ai levé la tête. En effet... Il était là, avec sa cape de bure sur les épaules, comme un vieil homme s'ennuyant et regardant à sa fenêtre passer la vie.
Il y a des gens, comme ça, qui préfèrent avoir la mort chez eux plutôt que d'être obligés un jour de lui ouvrir leur porte. Ils ont moins peur, ils croient apprivoiser ce qui les hante. On bavarde avec elle, on lui fait place, on s'en amuse, et, parce qu'on pense la connaître, on croit l'avoir de son côté. Ne voit-on pas ces temps-ci de jeunes coquettes arborer des sacs à main ornés de crânes pailletés ? Mettre la mort dans son sac, pour l'empêcher d'y retrouver ces plus d'un tour qu'elle nous garde en réserve... naïve précaution...
En y réfléchissant, ce squelette à la fenêtre m'a rappelé Arthur le jardinier...
Quand j'étais élève de sixième au lycée Ronsard de Vendôme – celui-là même où Balzac avait fait ses études – régnaient sur la salle de sciences naturelles – comme on disait alors – monsieur et madame Auclair, couple de professeurs jeunes et radieux, au nom étincelant. Un vieux squelette dormait tout au fond de la salle, jauni, noirci, ranci, qui grelottait lorsqu'on le déplaçait. Le squelette me terrifiait, et je le rencontrais, fantôme hagard, dans tous mes cauchemars. Jusqu'au jour où un gamin de ma classe me glissa à l'oreille qu'il s'appelait Arthur, et qu'il avait été jardinier au lycée. Arthur le jardinier... J'avais cessé d'avoir peur : le squelette n'était plus qu'un brave homme qui avait ratissé les feuilles dans les allées du parc, semblable à ceux que nous croisions quand nous courions en rond, échappés clairsemés du vieux gymnase de bois, pendant les cours de gymnastique. D'un être aussi humble, paisible et familier, quel mal aurait donc pu me venir ? Il avait suffi de lui donner un nom, un costume de jardinier – ou une vieille cape de bure.
Et puis je me suis souvenue encore de ce jour où monsieur Auclair, dont la jeune femme enceinte était sur le point d'accoucher, nous avait fait un long discours émerveillé sur le "miracle de la naissance et de la vie". Je ne comprenais pas très bien. Mais dans son coin, Arthur le jardinier souriait doucement. Il avait vraiment l'air d'approuver.
The puzzle is, what are the flowers for ? H.G.Wells, The Strange orchid
Pour trois euros on peut, chaque après-midi, visiter les serres du Jardin des plantes.
Un jardinier en tenue et muni d'un couteau vous entraîne à sa suite dans la touffeur de la palmeraie.
C'est un guide remarquable, qui aime ses plantes de la rude passion du Créateur, et les écorche à la lame du canif, pour mettre au jour leurs secrets les moins avouables.
Celui de l'orchidée, par exemple, dont les deux crocs jaunes se fixent sur les pattes des insectes attirés par son parfum, et qui, une fois fécondée – par le couteau du jardinier –, se ferme et se renverse en simulant l'amour, pour protéger son larcin.
Ou celui du népenthès, charmant comme un villageois d'Hokusaï traversant une averse, avec ses petits opercules-parapluies, mais qui attire dans son ventre enduit de cire des insectes qu'il digère lentement, recrachant les carcasses de peau sombre – le jardinier nous montre à la pointe de sa lame l'ossuaire noir et luisant, au fond de l'urne.
Il y a aussi le cecropia schreberiana, à feuillage d'ombrelle et de chauve-souris, abritant dans son tronc creux et étagé, en guise de sentinelles, des colonies de ces terribles fourmis aztèques redoutées des indiens, qui vivent là tranquilles, sans se connaître, comme des voisins d'immeuble – ou de caserne.
La sensitive, si anxieuse lorsqu'on la touche qu'elle referme ses feuilles en frissonnant –aussi peureuse sous les doigts du jardinier qu'une jeune fille surprise nue.
Le langoureux dischidia pectenoides, fleuri de rose, plante royale et fainéante, qui referme ses feuilles en jolis sachets verts, pour y emprisonner les fourmis qui le nourriront.
Et l'inquiétant figuier étrangleur, lançant ses racines comme des cordes sur des troncs tout vivants qui s'étouffent sous sa poussée.
"C'est plus intelligent que nous", dit pour finir le jardinier, en refermant son canif.
En effet, c'est plus intelligent que vous, que moi, que nous... C'est si troublant de constater cette étrange intelligence des espèces, cette intelligence sans pensée, si puissante et si nette, si acharnée à vaincre, et si indifférente à ce que nous appelons le mal... Mais que pourrions-nous donc en penser, nous qui, justement, ne pouvons que penser ?
Et l'on frissonne un peu, en quittant la serre surchauffée, et l'on est soulagé de voir que le jardinier tient toujours son couteau, et qu'il donne à la porte de verre deux bons tours de sa clé de métal.