La lettre était tombée dans ma boîte un peu avant midi. Le facteur passe tard, dans notre chemin Coquet... une fin de tournée, pour lui, forcément, cette impasse en lisière de ville. Et puis il y voit mal, avec la fatigue il fait facilement des erreurs. Je ne lui en veux pas... ça me donne l'occasion de sonner chez les voisins, de faire ma petite tournée, de bavarder un moment. Ensuite les voisins viennent sonner à leur tour. Et on bavarde encore. On a le temps, chemin Coquet, ce n'est pas comme en ville.
C'était une lettre étrange. Une très belle lettre, si l'on veut, avec son adresse élégamment calligraphiée. Mais si jaunie, si froissée, si usée et fanée qu'elle semblait avoir traversé les années [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.com
Dès trois heures de l'après-midi on a vu la foule avancer dans les rues, vers le stade de la Beaujoire où il devait chanter le soir - des parents avec leurs enfants sur le dos et de grands sacs de victuailles, des retraités avec leur tabouret pliant et leur parapluie à carreaux, des gens de tous les âges, venus de partout.
A la sortie du parking du supermarché où je m'étais imprudemment garée, ils avançaient en longues rangées calmes. Comme je n'allais pas dans la bonne direction, on m'interpellait - "C'est par là... Faut aller voir Johnny, on vend des places à vingt euros..."
Sur la route, j'ai rencontré ces jeunes, avec leurs tatouages et leur longue écharpe "Johnny", qui attendaient en buvant des bières. Voyant que je m'arrêtais pour le photographier, le plus petit s'est avancé vers moi. J'ai eu peur pour mon appareil-photo... mais il a passé autour de mes épaules l'écharpe "Johnny", et il m'a embrassée sur les deux joues. Il était content. Tout était si léger, si facile.
Un vieux monsieur s'avançait avec son déambulateur, soutenu par sa fille, très grand, très blanc, et on s'écartait doucement devant lui. Il pleuvait, il faisait presque froid, mais Johnny allait mettre le feu, tout à l'heure, et ces gens qui avaient travaillé toute la semaine, ou toute la vie, ces gens qui avaient encore devant eux des heures d'attente avant le début du concert, ces gens qui étaient venus de loin, étaient heureux.
Maintenant, la nuit va tomber, et dans toute la ville on l'entend.
On dit que c'est sa dernière tournée. On l'a déjà dit plusieurs fois. On le dit maintenant à chaque fois.
Renvoyée par les amplis dans tous les jardins, toutes les cours d'immeubles, rentrant par toutes les fenêtres entrouvertes, la voix n'a pas vraiment vieilli, très bien timbrée encore, elle reprend inlassablement les tubes du passé. Cette chanson, par exemple, que mon voisin de Châtellerault mettait chaque soir sur son pick up en rentrant de l'usine, toujours la même - cette chanson que chaque soir, pendant un an, j'ai entendue, cette chanson que je ne pouvais plus supporter - je ne sais pas comment elle s'appelle, mais je l'entends très distinctement ce soir dans mon jardin dont le sol vibre.
Plus fort encore, ensuite, j'entends résonner l'immense clameur et les applaudissements des spectateurs.
Ce qu'ils applaudissent, si ardemment, dans la nuit qui tombe tout à fait maintenant, c'est peut-être, c'est forcément autre chose que cet homme déjà âgé et teint, en costume pailleté, qui hurle devant eux dans son micro, sous la lumière factice des stroboscopes, entouré d'un orchestre démesuré. Oui, c'est sûrement autre chose, voilà ce que je me dis, dans la nuit qui s'épaissit, tandis que reprend la voix lointaine. Qu'est-ce donc ? - peut-être leur jeunesse, ou celle de leurs parents, l'illusion d'un monde resté intact, celui des années soixante, des déesses, des quatre-ailes et des ami 6, du général de Gaulle, de tante Yvonne, des pop-stars, de l'ORTF et du train Interlude avec sa petite gare de La Solution où tous les problèmes trouvaient une fin paisible. L'angoisse un moment suspendue de ce qui passe et ne revient pas. Le désir simple de vivre heureux, d'être ensemble, de ne plus se quitter.
Dans la nuit tout à fait tombée maintenant, j'ai presque peur qu'elle cesse, cette voix qui m'assommait autrefois, qui m'exaspérait, il y a si longtemps, quand chaque soir je subissais le vieux pick-up de mon voisin.
C'est curieux, je viens seulement d'y penser : si le stade est à trois kilomètres de chez moi, comme je le crois, j'entends la voix de Johnny avec dix secondes de retard. Dix secondes, le temps que cette vibration met à courir en tremblant, du sol du stade au sol de mon jardin. Dix secondes où déjà s'est logée l'inexorable loi du temps.
Je réédite aujourd'hui ce petit texte, écrit il y a juste quatre ans.
En l'honneur de cette fresque au profil de jeune femme et aux mains d'île en fleurs, qu'on ne verra plus jamais, rue de cette île Mabon qu'on n'a jamais revue...
La forme d'une ville change plus vite, hélas...
"Elle était pourtant bien jolie la petite île Mabon que les navigateurs venant de la mer apercevaient d'abord, avec ses longs peupliers, bouquet verdoyant dont les hautes tiges semblaient sortir de la Loire. En ce jardin flottant, la vie était ardente et douce, selon les jours."
(Gilbert Dupé, Le Bateau à soupe)
L'île Mabon, ce n'était pas grand chose : une flaque de boue, piquée d'herbes et d'oiseaux, de peupliers hirsutes et de fleurs d'angéliques, au milieu de la Loire. Elle dérangeait le passage des vapeurs, faisait obstacle à l'essor des chantiers navals. On s'en plaignait beaucoup, de cette vieille Mabon inutile et crasseuse. Un jour enfin qu'on était vraiment las de la voir s'obstiner, on l'avait attaquée, nivelée, culbutée, enfoncée à coups de mines, pelletée sous le fleuve.
Alors, sans qu'on sache pourquoi, l'île Mabon avait commencé, comme un spectre, à revenir.
Ce fut d'abord certains étés, quand l'eau se retirait, qu'on voyait onduler dans les plis de la vase son dos de bête brune. Puis elle revint de plus en plus souvent. Les ouvriers des chantiers cherchaient son regard vert sous le flot gris, et ils la regardaient s'avancer sur les vagues en sirène légère. Sur le port les badauds se penchaient aux anciens parapets, pour épier le parfum de ses fleurs abolies, la tendre voix de ses oiseaux noyés.
Plus tard on se mit à semer son nom dans la ville, à en orner des rues, des squares et des cafés.
On avait oublié le radeau de boue sale et sa flottaison d'arbres grêles, on ne se souvenait que de l'île jolie. La vie, jadis, en ce jardin flottant du passé disparu, était si ardente et si douce...
Qui n'a dans sa mémoire, comme les gens d'ici, une petite île Mabon, pauvre brin de passé qui d'avoir disparu s'est changé en bouquet, à jamais verdoyant ?
Il s'exprime bien, c'est vrai, on dirait même qu'il se croit vraiment poète, celui qui nous a laissé, sur la paroi brisée de l'abribus, ce message aussi rouge et vinasse que les révolutions qui fermentent dans les bars - et aussi tristement étoilé, dans sa toile d'araignée securit, que la nuit du casseur.
Quand le verre
est entier
c'est nous qui
nous sentons
brisés
(poésie)
Poésie, vraiment, cette vitre lapidée ?
Poète, celui qui ne se sent entier que lorsqu'il casse ?
Créateur, celui qui ne se dresse que sur ce qu'il écrase ?
Demain, après-demain, on aura réparé l'abribus, évidemment ; on pourra oublier. Mais là, devant la vitre bavarbouillée où ce méchant rimeur nous a jeté la première pierre, il faut bien essayer de répondre.
Se sentir exister lorsqu'on brise, se croire grandi de ce qu'on a détruit, c'est ce qui caractérise les pillards et les tueurs. Mais la poésie... personne ne sait bien ce que c'est, la poésie, mais, non, ça ne s'écrit pas à coups de poing sur les vitres des abri-bus.
Non, ça n'a pas le tranchant des éclats sanglants, la poésie, tout au contraire... la poésie...
ça ressemble plutôt à ces boules de sable et de débris que les verriers pétrissent dans le feu en pâte lisse et harmonieuse, pour en faire des objets étranges ou familiers,
tirant de la poussière du monde, par la magie du rythme qu'ils lui impriment patiemment, le verre liquide et pur qui se façonne au souffle créateur
Pourtant, devant le miroir, avec ses crèmes et ses crayons, elle avait retrouvé un peu d'assurance.
Car ça, au moins, elle savait... Elle avait été une professionnelle, autrefois... Cela semblait si loin, elle pensait avoir oublié, mais en maniant les pots, les pinceaux et les crayons, tout lui était revenu. Elle n'avait rien perdu de son savoir-faire, finalement.
Quinze ans, quand même, elle avait été dans le métier...[...]
Blois - Quartier du Puits-Châtel - Cour des Miracles
C'est un trou de torchis tout au bord du trottoir. Un escalier glissant faufilant sous les pieds.
On se courbe, on se glisse, et on lit, tout surpris : Cour des miracles.
Cour des miracles ? Bah...
Ce n'est sans doute qu'un de ces noms pittoresques à la Viollet-Le-Duc dont les érudits locaux gratifient toutes nos villes. Et puis Victor Hugo a habité Blois - Victor Hugo, rue du Foix, Blois - ici, qui pourrait l'oublier ? On est curieux de voir, quand même... on descend l'escalier, s'appuyant prudemment sur la rampe glacée...
Qui sait ?
Et...
... ces grilles lourdes au carreau sombre, s'ouvrant et se fermant comme des portes de prison...
... ce porche à couvrir les mendiants sous la pluie, grimpant au mur comme une bête sur ses pattes de bois...
... ces maisons maigres en équilibre, qui béquillent et qui colimacent, et ces fenêtres en vis-à-vis qui se clignent de l'oeil....
... ces marches humides qui tortuent, ces bornes à uriner en chien battu, ce grand noeud à se pendre...
Pas de doute, on y est, on y croit, c'est bien là, c'est la cour des Miracles.
Argotiers et Ribauds, Caymans et Bélîtres, Rifodés et Milliards, Piètres et Francs-Mitoux, Coquillards et Narquois, Malingreux, Sabouleux, tristes Drilles, Cagous et grands Coesres, Archisuppôts du grand démon Misère... c'est ici que vos âmes contrefaites guérissaient du malheur en comptant leurs rapines, c'est ici qu'accroupis croupissants, guenilleux et puants, vous étiez malgré tout foules et peuples, que les rois vous craignaient, que les badauds vous lorgnaient comme oiseaux de gibets, qu'à la lueur glacée d'une chandelle grasse les gueuses vous donnaient à aimer et à boire, à chanter, à jurer - à crever.
Mais au balcon fleuri une femme se penche et appelle son chat, des gens traversent la placette en feuilletant leur guide. Une boutique est à vendre, il suffit de téléphoner.
Un quartier pittoresque, finalement, charmant et bien tenu, une cour à touristes.
Un réverbère s'allume, il est déjà six heures.
On repasse le porche, encore un peu troublé, on s'en retourne vers le centre où Noël s'illumine en joies de bon aloi et guirlandes municipales.
Et soudain, on détourne les yeux, pour éviter de l'avoir vue, la silhouette sans âge, informe et solitaire penchée sur les poubelles, choisissant ses cartons à la lumière étoilée des vitrines.
Et ces deux, là, dans l'ombre, qui s'échangent à voix basse on ne sait quoi de louche. Mieux vaut ne pas savoir...
On se sent fatigué. On voudrait réfléchir. On aimerait s'asseoir - qui donc a retiré les bancs, pour que les pauvres errants ne s'y allongent plus la nuit ?
Le progrès, on vous dit. Le grand progrès des siècles qui avance sans cesse et ne marche qu'en rond, balayant sur sa route comme une bête aveugle ceux qui tombent, sont tombés, tomberont.
Nul n'a jamais connu et nul ne connaîtra d'autre miracle.
Le gamin s'avançait toujours sur le chemin fangeux. Un tout petit gosse tout maigre et pieds nus, avec un T-shirt rouge trop court qui laissait voir son nombril saillant, et un short kaki bien trop grand, qu'une ceinture de ficelle retenait sur son ventre. Un enfant pauvre d'un des villages voisins, qui serrait dans ses bras un vieux ballon de football à moitié dégonflé et maculé de boue [...]
Qu'avait-elle aperçu, la jeune femme immobile, posant ses yeux sur cette toile folle où la spirale du serpent emporte dans sa danse le monde entier qu'elle crée ? Où donc voulaient-ils l'entraîner, ces grands corps ondoyants qui l’avaient invitée, de leur oeil clair et nu, à glisser dans leur ronde annelée comme un serpent d'Eden ? Et pourquoi finalement s'était-elle détournée après quelques secondes, pour s'arrêter plus loin, quelques secondes encore, de tableau en tableau, immobile toujours, se détournant toujours, poursuivant sagement sa visite ?
Dans notre siècle où les critiques et les marchands l’ont si bien emporté sur les artistes que ceux-ci se sont eux-mêmes transformés en critiques et en marchands, on l’a dit si souvent, pour tout justifier, que les vrais créateurs d'une oeuvre d'art, ce sont ses "regardeurs". Mais être un "regardeur", cela est-il possible, cela peut-il avoir sens et vie, si le regard n'accepte pas d'abord de se laisser appeler et séduire par un oeil qui l'invite ? S'il ne vient pas rouler, oublieux de lui-même, dans ce regard d'un autre, sinueux comme un point d'interrogation, troublant comme un serpent qui tente ?
Il est si loin le temps où des musiciens faisaient chanter les gnomes à une exposition. Si loin le temps où d'un coup de pinceau on renversait des mondes.
Créer, aujourd'hui, c'est surtout s'employer à susciter le commentaire des critiques.
Et "regarder", dans nos musées modernes si étrangement didactiques, cela ne se conçoit plus guère que comme un processus immobile et sage, passif et purement rationnel.
Et pourtant.
Sous leur grand couvercle de verre elles étaient encore si vivantes,
si tournoyantes et si ardentes,
ces danseuses édéniques,
si ondoyantes et colorées,
si nymphes et si faunes,
que oui, vraiment,
il m’a semblé qu’elles l’appelaient,
la jeune regardeuse immobile,
et qu’elles m’appelaient
moi aussi,
de tout leur élan dansant,
qu’elles nous appelaient tous
à entrer
enfin
dans leur
ronde
sauvage,
nous les regardeurs modernes toujours guidés, audioguidés, téléguidés.
Regarder comme on danse. En fauve, en faune, en oviri.
Et se laisser glisser dans les anneaux de l'oeuvre comme un corps en Eden.
Et couler son regard tout vivant renaissant dans l'oeil qui le regarde,
pour enrouler son âme, comme un serpent qui mue, à l'élan créateur.
Moussorgsky - Tableaux d'une exposition - Gnomus - 1874
Le Château de Nantes présente en ce moment une série de très belles estampes illustrant l'histoire des Quarante-sept Rônins, les quarante-sept guerriers vengeurs. L'histoire est connue jusqu'en Occident : un grand seigneur, se sentant insulté, s'était jeté sur son offenseur et l'avait blessé. Pour cette violence commise dans le palais même du Shôgun, il fut condamné au "seppuku" - c'est-à-dire à s'ouvrir rituellement le ventre.
Alors quarante-sept de ses guerriers orphelins se liguèrent pour le venger et trancher la tête de l'offenseur - quarante-sept "rônins" rebelles qui furent bien sûr condamnés à la même mort par "seppuku" que leur maître. Car il fallait, n'est-ce pas, pour que l'ordre règne, et que le pouvoir incontesté du Shôgun l'emporte enfin sur le désordre féodal, planter dans le sang la paix et l'obéissance aux lois.
Violente et frappante histoire, demi-légende issue d'un fait-divers authentique, qui fut maintes fois représentée au théâtre et dans ces estampes si étroitement liées au "monde flottant" des quartiers de plaisir.
Je suis restée un moment en arrêt devant cette image.
Un petit cartel d'anodine apparence en précisait le sens : un serviteur vient annoncer à Asano, le maître des Quarante-sept, qu'il est condamné au "seppuku", tandis que les femmes de la cour, à l'arrière-plan, élaborent un bouquet immense et vaporeux - un de ces merveilleux ikebanas qui sont chacun une image parfaite et méditative de la terre, du ciel, et de ces êtres, arbres, fleurs, ou humains qui les relient d'une brume de vie incertaine et fragile.
Quarante-huit ventres ouverts comme grands pétales rouges. Des femmes en kimono appliquées à choisir les tiges qu'elles disposeront comme des nuages. Et une tête humaine comme un chrysanthème pâle pour achever leur bouquet.
Meurtres en série et douceur délicate.
Perfection de l'estampe et jaillissement du sang.
Horreur en poésie - poésie de l'horreur.
Raffinement de la violence - violence du raffinement.
Fleurs et seppuku, c'est, je crois, partout en ce monde, ce qu'on appelle