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L'instant qui passe

Publié le par Carole

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     "C'est une façon de vivre." (Henri Cartier-Bresson)
 
 
   Il y a l'instant décisif, celui de Cartier-Bresson, l'instant du grand photographe, celui qui s'enfoncera comme un clou dans la grande muraille d'éternité, pour y suspendre à jamais l'image en gloire.
   Et puis il y a l'instant qui passe. Et ces photos qu'on prend, sans réfléchir, rapidement, tout en marchant. Comme ça. Pour rien. Juste parce que ce passant qui s'efface, ces livres irradiant dans la nuit, ce photographe qui nous vise, ce soir glacé d'automne, ce vent poussant les feuilles jusqu'au seuil des boutiques, et ces lumières qui veillent avant qu'on éteigne les lampes, tout cela, forcément, dans un instant, va disparaître. Et qu'on le comprend brusquement, à l'instant où l'on passe.
 

Publié dans Fables

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Muselé

Publié le par Carole

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      Blois, rue des Papegaults
 
 
Toi, je t'ai rencontré rue des Papegaults, un rude jour d'hiver. Casque de pierre, moustache en pointe - et grand gosier de Gargantua désormais muselé.
Esprit de fantaisie né de ces grands cortèges échevelés où roulait en criant le char de Carnaval, tu gisais raide et froid comme une borne, emprisonné dans la grisaille d'une rue d'aujourd'hui...
Si j'avais pu te délivrer...  Si j'avais pu dévisser la grille et te lâcher dans la ville avec ta mitraille de rires, ta laideur de carnaval et ton féroce appétit de vivre... Si j'avais pu convoquer, pour te sortir de ce trou sinistre, à grands coups de jurons, de mensonges et de vantardises, les forces réunies de Triboulet, de Falstaff et de Münchhausen... 
Mais à quoi bon songer à tout cela ? Il est loin, le temps où de prudents bourgeois faisaient tailler, pour asseoir leur bon renom sur de fermes murailles, de grimaçants visages, où des prêtres austères jetaient aux colonnes des églises des bêtes hurlantes et ricanantes. Le temps où l'on tenait pour certain que le beau s'adosse fermement au laid, que l'azur transparent est la boue filtrée de la terre, que la divine raison s'enracine comme une vigne sur l'ivresse et le rire.
Nous l'avons oublié, fades humains d'aujourd'hui, maîtres de certitudes et d'expertises doctes, le vaste, le gai, le profond savoir de ce temps-là.
Et c'est pourquoi, peut-être, l'art peu à peu nous quitte.

 

Publié dans Blois

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Impression d'hiver

Publié le par Carole

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Papillon des beaux jours écrasé par l'hiver, tu étais sous mes pas le mégot du bonheur, promis au caniveau.
Je n'ai pas voulu marcher sur ton corps, j'ai pris entre mes doigts ton cadavre léger, j'ai voulu le lancer, cerf-volant de l'été, au vent gris qui passait.
Mais tu es retombé, obstiné comme un mort.
Et la pluie de novembre a sangloté longtemps, vieille louve pleureuse, sur la ville glacée.
 

Publié dans Fables

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Les murs ont des oreilles

Publié le par Carole

les murs ont des oreilles
 
 
C'est quand les humains ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir, que les murs ont des oreilles pour épier les humains, et des yeux pour les percer à jour.
Mais parfois quelqu'un passe, un rêveur, un idiot, qui recouvre les murs de dessins maladroits, charbonne sur les briques quelques mots insensés. Rien qu'un prénom souvent, ou bien quelques bribes de phrases. Juste un message obscur, qui veut dire "Attention !" Et voilà qu'un autre passant – un rêveur, un idiot lui aussi – s'arrête pour regarder, commence à écouter. Et qu'une porte se met à battre comme un coeur, sur la paroi qui s'effrite. Et que l'idiot y cogne. Et que la porte s'ouvre – celle qui donnait sur la liberté, dont on avait perdu la clé.
 

Publié dans Fables

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Ginkgo

Publié le par Carole

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J'ai aperçu dans la nuit cette feuille d'automne poussée sur la branche naissante d'un jeune tronc de ginkgo – le plus vieil arbre connu en ce monde.
Il m'a semblé qu'elle rayonnait comme la terre, cette vieillarde toujours enfant qui tournoie dans le temps.
Une autre branche, en face, commençait lentement à former son bourgeon, et perçait les ténèbres d'un petit trait de vie.
Et puis j'ai vu, plus haut, cette cicatrice noueuse, sur le tronc amputé d'une branche. J'ai cru entendre le fracas triomphant de la tronçonneuse, façonnant l'arbre, impatiemment, à la volonté des humains.
J'ai refermé les yeux. Il m'a semblé distinguer l'arbre devenu vieux, immense et somptueux sous sa forêt de branches, tout recouvert de l'or du temps, secouant comme un insecte, dans la nuit éternelle, le jardinier présomptueux.

 

Publié dans Fables

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La vie est belle...

Publié le par Carole

la vie est belle
 
 
Je sortais d'un hôpital, il faisait gris, il faisait triste, il faisait froid, il faisait pluie. Alors, quand dans la rue étroite et longue comme un jour sans soleil, j'ai lu : "LA VIE EST BELLE", je me suis dit que cela valait bien qu'on s'arrête un instant. Ce n'est pas si souvent que quelqu'un prend la peine de coller à sa fenêtre, soigneusement, un petit message d'encouragement au passant déprimé.
En rouge, en lutte, lancés bien droit, sans qu'aucun point ne les arrête, quatre mots minuscules en lettres majuscules.
Evidemment qu'elle est grise, qu'elle est triste, qu'elle est froide, et qu'elle pleure comme il pleut, quand le coeur nous fait mal - mais qu'elle est donc belle, la vie, dès que quelqu'un prend le temps de le dire...
 

Publié dans Fables

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Le perron vert

Publié le par Carole

l'escalier vert
 
 
J'ai toujours aimé les perrons. Ces grandes volées de marches plantées en plein trottoir pour nous faire trébucher, ou pour nous inviter, me fascinent et m'arrêtent, quand passante je passe. 
Ce perron-là, avouez-le, était exceptionnel. Immense – et vert. D'un vert un peu turquoise de ciel tendre, d'un vert doux de mer calme, de ce vert presque bleu qui veut dire espérance. Quelques herbes poussaient à ses pieds, retenant le printemps.
On se disait, en voyant les marches si vertes, qu'elles avaient été grises, évidemment. Qu'il y avait encore des gens pour repeindre le monde en beau. Et qu'alors on pouvait y croire, après tout, à ce vert presque bleu qui grimpait vers le ciel en ondulant comme une vague. Qu'on aurait pu vivre là-haut mieux qu'ailleurs.
Peut-être.

 

Publié dans Fables

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Le jardin de toutes les vies

Publié le par Carole

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    Quand le maître fut devenu tout à fait vieux, il quitta la cour impériale, et revint, seul et sans bagages, sur la petite île de Yumeshima où avaient vécu ses ancêtres. Dans le pavillon qu'il avait hérité de son père, il s'installa parmi ses livres et ses estampes, et s'appliqua à concevoir un jardin.
    Il réfléchit longtemps, trempa souvent son pinceau dans l'encre, au creux de la pierre à broyer. Il dessina sur la soie des arbres emplis d'oiseaux et de filets de ciel, des ponts suspendus par-dessus des abîmes, des passerelles délicates où de jeunes femmes se promenaient sous leur ombrelle, des maisons de papier où vivaient des vieillards avec des enfants, et des temples de bois vernis peuplés de dieux qui n'avaient pas de nom. Et puis encore des animaux et des fleurs, connus et inconnus, des plaines et des montagnes escarpées, de douces collines où s'étirait le temps, de vastes étendues de pierres méditatives, des étangs miroitants. [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com

Publié dans Récits et nouvelles

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Coup d'escarpin

Publié le par Carole

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Pourquoi cette impression, devant cet escarpin verni, que chacun de ses pas stiletto est un grand coup de pied lancé à l'insignifiance des passants ? Du rouge Ferrari reteintant de grisaille nos silhouettes d'occasion...
Pourquoi ceux qui se juchent nous font-ils nous sentir si petits ?
Pourquoi ceux qui rutilent nous couvrent-ils d'une ombre épaisse ?
Pourquoi les insolents s'ouvrent-ils des boulevards, quand nous marchons serrés tout au bord des trottoirs ?
Sinon parce que nous courbons le dos, fuyant vers le néant pour leur laisser passage.

 

Publié dans Fables

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Passages

Publié le par Carole

la sculpture - travaux passage pommeraye 2013
      Passage Pommeraye - 14 novembre 2013
 
 
Jamais il n'a aussi bien mérité son nom, ce Passage, que depuis qu'on y fait des travaux. Chaque jour, dans la pénombre vague qui règne sous les bâches et les échafaudages, quelque chose se transforme, et l'on sait que l'on ne reverra jamais ce qu'un instant on a cru apercevoir.
J'ai vu des passants toucher les statues, chercher à les saisir, le soir, avant qu'on ne ferme les grilles, comme s'il était possible de retenir avec les mains ce qui s'en va sans retour.
C'est beau et triste, et la douce mélancolie qui est ici le génie du lieu s'approfondit rêveusement, d'un soir qui passe à un matin qui vient.
Ainsi cette statue qui  représente, je crois, les beaux-arts, et qui m'avait toujours semblé lourde et commune, avec sa couronne de lauriers en épis, m'est-elle apparue, ce soir, sous le badigeon brun encore humide dont on venait de la recouvrir, aussi légère et cruelle que l'aiguille des heures valsant au bras du temps. N'était-ce pas en effet aujourd'hui qu'elle s'apprêtait à poignarder amoureusement, avec son ciseau de sculpteur ? Car demain elle sera déjà une autre qu'elle ignore encore, blanchie de chaux peut-être, ou rebadigeonnée de sombre.

 

Publié dans Nantes

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