Je les ai surpris ce soir. Vêtus de sombre et démunis de lampe, ils démontaient en silence le manège de Noël. Surtout que les enfants ne voient pas, que les passants n'entendent rien, que les curieux regardent ailleurs...
Et le manège désossé n'était plus qu'un drôle de tourniquet mourant, un bizarre pilori où se pendaient des hommes, une rude machine à démonter la joie.
Il était temps, avait-on dit dans les bureaux là-bas, d'affronter ce qu'on appelle la réalité, de marcher laborieux au pas du bon soldat janvier, et d'oublier Noël.
Mais eux, sans se presser, faisaient tourner encore le mécanisme à demi arraché. Ils ne pouvaient s'en empêcher, de faire encore là-haut pour rien un dernier petit tour de manège...
C'est toujours si triste, quand on range au grenier les débris de la fête.
Quand on jette au bûcher le sapin desséché.
Quand on dépouille la pauvre façade en joie de ses guirlandes en toc et de ses pères Noël de chiffons.
Quand le musicien sort de scène avec son violoncelle et se perd dans la foule.
Quand le peintre décroche ses toiles après l'exposition et ne les trouve plus aussi belles.
Toujours on attend un peu. On salue une dernière fois, avant d'éteindre les lumières pour rentrer comme avant dans la nuit.
Nantes, 6 janvier 2014
Un fromage et des souris
Enseigne - Nantes, rue Kervégan
Il y avait
un monde qui tournait
lourd et bien gras
comme un fromage
un monde qui tournait
généreux et crémeux
tendre riche et si frais
dans son grand ciel tout bleu
un monde qui dansait
sans penser à sa fin
un monde qui tournait
dans son ciel à jamais...
Et des souris qui avaient faim
qui grignotaient et qui dansaient
en tournant avec lui.
Et puis voici
comment est-ce arrivé
voici que les souris
sont devenues des rats
énormes et voraces
à force de ronger
de courir d'être avides
voici que les souris
ont dévoré l'espace
ont évidé le monde
qui ne tourne plus rond
dans son ciel de grisaille
qui pourrait bien tomber
dans son noir de mitraille
qui pourrait bien crever
d'avoir été bluffé
d'avoir été bouffé.
A moins qu'il ne secoue
ces souris qui s'agitent
qu'il ne les précipite
au néant des rats fous
hors du ciel
sans appel
à ha haaa... à
jamais !
Les atlantes
Ils ne sont pas Titans, ces douloureux aux muscles noués par l'éternel effort, ils ne sont pas Atlas, ils n'atteindront jamais au paradis des Hespérides. Ils ne sont rien, que les atlantes, les accablés, les anonymes - les porte-faix du port de Nantes, les esclaves des Antilles, les forgerons de Moisdon, les ouvriers des Batignolles, misérables d'ici, enchaînés de partout.
Impudique et cynique, assise de tout son poids sur leur fatigue, la haute bâtisse élégante qu'ils tiennent à bout d'épaules nous parle avec franchise et netteté : il faut, pour que certains puissent peser, que des vies soient écrasées. Voilà tout, et depuis tant de millénaires nous le savons. Mais c'est bien lourd, quand même.
Nantes - Hôtel Arnous-Rivière
Du nouveau sur la pomme
Je regardais cette pomme de janvier qui se balançait sur la branche du pommier, attendant de tomber consentante au grand charnier des feuilles mortes. Pailletée de pustules et refardée de pourriture, elle portait beau sa mort, sur l'arbre agonisant que le lichen recouvrait doucement de son dernier feuillage.
Elle était si parfaite ainsi, si rousse dans sa dissolution, si bien accordée au vieil arbre mourant, à l'hiver grisonnant, et à la pomme dorée qu'elle fut jadis, qu'en la contemplant j'ai rêvé ce petit conte. Une brève histoire de pomme. Du nouveau sur la pomme.
On nous en a tellement parlé, de cette pomme, cette belle pomme appétissante et séductrice qui se pendait en amoureuse à la branche légère d’un jeune plant du paradis...
Pourquoi ne nous a-t-on jamais dit qu'en réalité, il y avait une autre pomme, tout au fond du jardin, à la frontière tremblotante du monde, là où le divin printemps se frottait dans la nuit aux rudes saisons du temps, une vieille pomme pourrissante, une charogne de fruit d'hiver, posée comme un trait final sur la dernière branche du grand jardin de vie?
Et... voilà comment tout s'est passé :
Lorsque ses enfants, en âge enfin de faire leur entrée dans le monde, furent sur le point de mordre, frémissants, à la magnifique pomme d'or, d'amour et de jeunesse que vous connaissez tous, le bon dieu leur montra, tout au bord du tableau, la seconde pomme, un peu perdue dans l'ombre, la pomme rousse amollie d'âge qui se mourait dans l'hiver.
— Etes-vous bien sûrs, interrogea-t-il, êtes-vous bien sûr de la choisir, celle-là, aussi ? Car celui qui mord dans le fruit de délices doit dévorer ensuite le fruit de pourriture, sachez-le bien...
— Oui, dirent-ils. L'une et l'autre, nous les désirons toutes deux, car tu nous as faits semblables à ces deux fruits, nés pour la vie, l'espoir et le bonheur, et conçus pour la douleur, la vieillesse et la disparition.
Alors le maître satisfait les laissa s'en aller vers le monde.
Puis, en les regardant s'éloigner, il se sentit un peu triste. De plus en plus triste. Car il le savait bien, que plus tard ils ne comprendraient plus, et qu'ils la haïraient, la pomme de l'hiver, bien plus qu'ils n'avaient désiré la pomme de la vie. Qu'ils iraient même imaginer on ne savait quelle fable, on ne savait quelle absurde colère du père, on ne savait quelle terrible expiation.
Les voeux à Camille Desmoulins
En cette journée du Nouvel An, où, comme bien d'autres, j'envoie paresseusement mes voeux, un souvenir me revient, un de ces souvenirs qui cognent à la porte aussi fort qu'un vieux coeur qui s'emballe.
Ma grand-mère avait un cousin parisien qui s’appelait Camille Desmoulins. Et tous les ans, au moment des vœux, elle lui écrivait. Elle n’y manquait jamais. Elle écrivait longtemps, elle souriait en écrivant l’adresse, d’un air de malice et de mystère, et, si j'avais de la chance, elle m’envoyait poster l’enveloppe légère et parfumée qu’elle réservait à tous ceux qu’elle honorait de ses vœux :
Monsieur Camille Desmoulins
rue Campagne-première
Paris 14
Que lui écrivait-elle, à ce drôle de cousin dont j'avais appris le nom dans mon livre d'histoire ? Que pouvait-elle bien lui dire ? Je n'ai jamais osé ouvrir la mignonne enveloppe, que j'enfournais avec respect dans la grande boîte aux lettres jaune des Postes-Télégraphes-Téléphones.
Puis ma grand-mère est morte. Pendant des années plus personne n’a envoyé à Camille Desmoulins d’enveloppes parfumées.
Alors je crois qu'il est temps maintenant. En ce jour de nouvel an, c'est à toi, cher Camille, mon cousin par les cousins des cousins de la vaste famille de ma grand-mère Suzanne, petit-fille de Marianne, que j'écrirai d'abord. Car j’ai bien des choses à te dire, bien des nouvelles de la famille à te donner, et bien des choses à te demander, aussi.
Tout d’abord je dois te remercier. Car c’est toi qui nous as faits ce que nous sommes. Non, je n’exagère pas. Si la famille est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à toi. C’est toi qui as tout fait, en ce jour où, dans les jardins du Palais royal, pris d'enthousiasme comme d’un vin chaud d'été, tu as distribué au peuple les rameaux de l’espoir et les canons de la guerre, en ce jour où tu as éventré les grilles qui retenaient les prisonniers de la Bastille, pour y loger à leur place un mot tout neuf qui était "liberté", avant d'y laisser empaler la tête trop bien poudrée de Monsieur de Launay, et puis la tienne après, tout contre celle de Lucile.
Tu nous as tout donné, ce jour-là, cher vieux cousin, tout : les mots d’espoir et les ruisseaux de sang, les esclaves debout, les cadavres étendus, les combats décisifs et les causes perdues, les droits de l'homme et les défaites de la pensée, les paroles de feu brûlant comme des torches les lendemains qui chantent, et la cendre jetée au bon terreau de l'avenir qui recommence. Cousin, je sais que ça n'a pas été facile, cette histoire, que tu as fait bien des erreurs, que tu as des regrets, peut-être des remords, mais, vaille que vaille, au long des siècles, tu nous as faits ce que nous sommes, et, mieux encore, ce que nous voulons être. Tu ne savais pas ce que tu semais, probablement, mais je peux te dire aujourd'hui, et j'espère que cela te fera plaisir, que c’était le chiendent qui ne meurt jamais de la justice et de l’espoir, de l’idéal toujours à rebâtir, du courage toujours renaissant. Tu t'es trompé souvent, sans doute, mais ton rêve est resté indéracinable, et ce mot, "liberté", que tu nous as légué, nous est encore plus nécessaire que le rêve.
Alors, c'est ce que je voulais te dire encore, ce mot si précieux, "liberté", je ne voudrais pas qu'il aille s'égarer, qu'on en affuble par exemple le faux-frère "sécurité", ce triste usurpateur, ni qu'il s'en aille agoniser, à bout de souffle, impasse des inégalités... Car il y a ces deux autres mots, aussi, "égalité" et "fraternité", qui me tracassent, qu'il faudrait restaurer, qu'on n'arrive presque plus à lire sur les frontons, et que tu ne dois pas laisser vert-de-griser comme cela sur tes statues, dans ces rues sales où la misère s'entasse. Tu auras fort à faire, mon pauvre cousin, je sais bien, mais toute la famille se joint à moi pour te dire à quel point nous comptons sur toi.
Voilà, c'est tout. En ce jour pluvieux de nouvel an où l'espoir se réenracine avant que ne reviennent les tempêtes, reçois mes bons voeux de santé, de prospérité et de longévité, jeune Camille, vieux cousin de 89, au nom de ceux qui sont morts, au nom de ceux qui vivent, au nom de ceux qui vivront, au nom, surtout, de tous les petits-enfants de Marianne.
Avec toute mon admiration, avec toute mon inquiétude, avec toute mon espérance...
Compagnon
Une histoire de misère, d'amitié et de réveillon, à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Passer la porte
Franchir le seuil du vieil hiver, passer la porte de lumière,
Laisser sortir l'année fanée pour faire entrer l'an qui renaît.
La pendule s'essouffle et le coeur toque un peu,
Mais on tourne quand même la poignée du temps neuf
Et l'on saisit la main de janvier compagnon
Pour marcher vers demain d'un bon pas d'illusions.
Dire qu'on y croit toujours, aux recommencements,
Dire qu'il les jette encore, ses grands feux d'artifices,
Ce monde en plein minuit
Qui voudrait être enfant.
Opéra
Il y avait eu tempête au panneau d'affichage. Tout s'était retourné, découpé, recollé. On aurait vraiment cru un collage de Prévert, faisant son cirque dans la rue sur un air de Chagall.
Avec ce mot, Opéra, comme un mégot farceur, comme un sourire aux lèvres, sous le nez en pirouette... C'était peut-être l'opéra du vent et de la pluie, de la terre inondée sous la lune obscurcie. Ou bien l'opérette en goguette du hasard qui nous guette.
Le temps change sans fin les têtes d'affiches, on le sait bien. Visages après visages claquent au vent de renommée dans les voiles des jours.
Mais l'artiste, c'est celui qui toujours continue. Le clown se meurt, le clown est mort? Qu'importe, il s'en revient toujours. Comment donc pourrait-il mourir, puisque nous conservons son beau brin de sourire au nid de nos chansons ? Puisque nous emportons un peu de son regard dans nos yeux de passants,
nos yeux lavés au bleu de son esprit de fantaisie,
nos yeux semés au grain de sa douce folie,
nos yeux multipliés comme le pain de poésie.
Petit homme
C'était, sur le mur d'un immeuble très neuf, à l'entrée du local à poubelles, un bonhomme au pochoir, un picthomme dérisoire, qui ne tenait plus sur ses jambes que par les angles usés de ses moignons.
Géométrique et sûr de lui, il jetait aux ordures, dédaigneux, méthodique, une Terre boursouflée de continents irréguliers, d'océans dentelés, de forêts sous le vent, d'animaux galopants, et de tant d'étranges richesses aux contours d'infini qu'il avait mesurées, gaspillées, dépecées, méprisées.
Il se croyait plus fort qu'Elle. Il n'avait pas l'air de comprendre qu'Elle allait rebondir comme un ballon, comme un remords, comme un coeur tout vivant, comme sa propre tête. Et réduire en morceaux le petit géomètre. Qui n'aurait plus qu'à se jeter lui-même, pièce à pièce, défait, dans le traître filet de son piège à ordures.
C'est drôle comme chaque année quand l'année se finit, on pense à tout cela qui pourrait se finir en ce monde infini.
Sur ses deux arêtes émoussées, sur ses moignons d'échasses, jusqu'où s'en ira-t-il encore, l'égaré qui croyait marcher droit, le petit homme qui voulut être grand ?
Destination père Noël
Voilà, c'est fini, et l'on va retirer la boîte. Peut-être même qu'on l'a déjà déshabillée de ses guirlandes, décrochée et rangée.
Je suppose que certaines lettres sont arrivées, et qu'on a envoyé en retour des colis bien garnis.
Mais les autres, celles qui se sont perdues dans les ombres du deuil, dans les scories de la douleur, dans les soutes de la misère, les autres, qu'est-ce qu'on en a fait, là-bas ?
Et celles qu'on envoie tous les jours, dans ces bouteilles sales qu'on rejette à la mer, dans ces grands cris muets qu'on lance au vent hurleur, qu'est-ce qu'on en fait, de celles-là, dans les coins sombres où elles s'égarent, lasses et froissées, effacées, résignées ?
Peut-être qu'on les entasse, après tout, quelque part, petits tas de feuilles sèches, pétales de coeurs fanés, et qu'on les garde, pour plus tard. Pour que l'on se souvienne. Larmes à conviction. Que l'on sache pourquoi il faudra bien le faire exister, un jour, ce Père Noël.