Je ne savais pas, je n'aurais jamais cru... on a repeint le petit beurre. En gris. Le petit Lu, le petit Lulu de Nantes. En gris. Le petit brun aux oreilles d'écolier. En gris. Le petit jaune aux quarante orteils. En gris. Le petit bleu dans son parc à étoiles. En gris.
Et moi qui ne savais pas, moi qui n'aurais jamais cru...
Je me demande qui nous repeint ainsi le monde, pendant que nous dormons. En gris.
Les biscuits et les astres, le soleil et la lune. En gris.
Les murs, les grands chemins, les voyages et les jours. En gris.
L'avenir, l'espérance, les lendemains qui chantent. En gris.
Pourtant, quand on regarde bien, on voit encore trembler, derrière les fentes, des éclats de couleurs, des papillons de joie, de clairs regards qui veillent.
Il suffirait d'écarter les grilles comme des doigts humains, de laisser la lumière s'écouler en eau vive.
Il suffirait de secouer le béton comme un grand rire d'enfant, sous la poussée du lierre, des oiseaux et des fleurs.
Il suffirait de presque rien pour que le gris s'évade, pour qu'il fasse le mur. Qu'il cesse de broyer le noir des grises mines, qu'il se fasse la belle et se fasse la malle aux beaux habits de ciel.
Mais qui s'obstine, pendant que nous rêvons, à nous repeindre ce vieux monde ? En gris.
Nantes - Jardin des Plantes
C'est ce qu'on appelle un arbre remarquable, ce virgilier du Jardin, avec son profil d'antique boursouflé dans le bronze de son bois, et ses grands bras ouverts en forme d'oiseau-lyre. C'est même un arbre extraordinaire, puisqu'un panneau nous avertit qu'il est, lui si vieux, si fatigué, si près de s'effondrer, "colonisé par ses propres racines" qui le soutiennent en remontant dans son tronc creux. Un arbre fabuleux.
J'aime beaucoup ces histoires d'arbres que racontent au Jardin tant de petits écriteaux plantés dans l'herbe comme des pages ouvertes. Ce sont toujours un peu des histoires d'hommes. Sans doute ne savons-nous parler de la nature qu'avec des mots humains. Sans doute aussi la nature nous est-elle en effet un grand livre de fables, où s'écrit dans l'écorce de vie notre simple histoire de vivants.
Ainsi ce virgilier taillé dans la lyre du poète, il nous ressemble, vraiment.
Nous sommes à son image, tous autant que nous sommes.
Arbres creux, qui ne tenons debout que d'être soutenus par nos vieilles racines. Fatigués de les porter au cou comme de lourds serpents remontés d'outre-terre, à demi étranglés sous leur afflux d'âcre sève et de noire pourriture, mais incapables sans elles de continuer, de poursuivre plus haut.
Virgiliers colonisés par nos propres racines plantées en nous comme des os vivants, en tuteurs invisibles, pour nous donner d'un même élan, étouffantes, vivifiantes, l'enfance et la vieillesse,
tout l'immense avenir du passé.
Nantes - Pont de Pirmil
"On l'appelle le Pont sous l'eau, parce qu'il est totalement immergé ; il y a autant d'eau au-dessus qu'au-dessous de ce pont"
(Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette)
Il y a une heure, le soir, douce comme velours, une heure magique, où le jour se reflète en ses rêves, où le soir se repose, qu'on appelle l'heure bleue.
Entre le ciel et l'eau le monde se balance comme un bateau à l'ancre. L'ombre déplie ses ailes lentes, et l'on entend tout bas, dans le duvet des songes, battre le coeur du temps.
En traversant la Loire hier sur le pont Clemenceau, tandis que descendait l'heure bleue, dans les derniers haillons du couchant, j'ai vu le pont de Pirmil, tout bruissant de voitures, de bus et de tramways, se renverser et se cabrer, merveilleux, au miroir pur de son reflet.
Je me suis souvenue de ce pont sous l'eau, que doit traverser Gauvain, le compagnon de Lancelot, pour aller délivrer la reine Guenièvre. Un pont sous l'eau... cela semble si étrange... et pourtant... il était là, devant moi, le pont sous l'eau.
Le pont sous l'eau, c'est le pont des reflets, qui va vers l'autre monde, c'est le pont à l'envers, que dessinent les ombres, celui qui joint les deux rives du temps, celui qui va tremblant, dans l'heure unique et bleue, sur la trace des songes.
Et même dans nos villes, sous nos arches immenses de béton et de fer, dans le fracas des rues, partout où nous passons, s'ouvrent des ponts sous l'eau, des passerelles de reflets, glissant sans parapets vers ces îles inconnues que dessinent nos rêves, au fond bleu de nos âmes.
Chaque année, c'est la même surprise.
Et comme chaque année, je m'interroge : comment ai-je pu ne pas voir ? Comment ai-je pu ne pas savoir ? Comment ai-je pu oublier de les attendre ?
Etait-ce la tempête qui m'avait rendue si distraite ? Ou bien ce ciel bas assoupi qui avait écrasé sur mes yeux ses paupières lourdes de tortue grise ?
Je ne les avais pas vues traçant leurs chemins de vie sous l'amas des feuilles mortes, lançant leurs tiges comme des ailes vers les nids du printemps. Non, je n'avais pas vu pointer dans la boue de janvier leurs tendres oreilles vertes, je n'avais pas vu s'allumer dans l'ombre la flamme pure de leur regard.
Voilà que ce matin elles ont éclaté au premier soleil.
Voilà qu'elles étaient là soudain, devant moi, sonnant la diane dans leurs petites trompettes d'or...
... les jonquilles, les fleurs de narcisse, le grand bouquet précoce que le printemps dépose chaque année dans mon jardin d'hiver.
Pour mon anniversaire.
On n'est jamais seul avec son piano.
C'était pourtant un triste soir de janvier qu'il allait passer seul encore, avec son chien et son piano.
Il se mit au clavier. Un nocturne de Field, mélancolique comme une mélodie d'exil, métallique comme un ciel gris d'hiver. Les notes résonnaient sombrement et le chien se mit à gémir faiblement, en signe de protestation. Il cessa de jouer, et pensa un moment à ce Field, un Irlandais qui était allé se perdre en Russie, loin de la mer, dans la neige de Moscou, pour y trouver le succès, et qui l'avait trouvé, mais n'avait plus rien fait de propre que ces nocturnes au goût d'exil et de solitude.
On n'est jamais seul avec son piano. Sauf en Russie peut-être. Par un soir de janvier.
Il caressa la tête du chien. Lui aussi avait l'air de se sentir seul. [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
J'avais vu au musée de Rennes la fameuse nativité de Georges de La Tour. Et bien sûr j'avais souvent rencontré au musée de Nantes l'ange de saint Joseph et le saint Pierre tremblant du même Georges de La Tour. Mais je n'avais jamais contemplé les trois toiles ensemble.
Or la récente exposition du passage Sainte-Croix les a réunies, mettant ainsi en évidence – ou plutôt en lumière – la grande proximité de ces trois oeuvres, proximité qui est du reste – mais c'est une autre histoire – à l'origine de la redécouverte du peintre au XIXème siècle par l'érudit Hermann Voss.
Ce qui m'a semblé saisissant, et que je n'avais jamais à ce point admiré, tant que je n'avais pas vu les trois tableaux ensemble et prenant tout leur sens d'être posés les uns auprès des autres comme des mots dans une phrase, c'est cette main levée, qui chaque fois s'interpose entre la lumière et nous. Paume envahie de clarté et dos inondé d'ombre, une main de lumière et une main de nuit, pour nous montrer que toute connaissance est doublée d'ignorance, et que le savoir le plus lumineux est celui qui s'extrait des ténèbres. Une main, surtout, qui nous prend par la main, et pourtant nous écarte, nous séparant de ce que le tableau révèle, mais nous rendant si proche, si nécessaire, la lumière entrevue. Qui montre et cache, qui nous repousse et nous invite d'un même geste, nous indiquant plus loin le seul chemin à suivre.
Par trois fois cette main.
La main de l'ange, la main de l'haut-delà, la main de l'artiste.
Le tronc avait fléchi, jadis, quand on avait tranché la branche, il avait gémi d'âcres larmes de sève, il avait hésité, puis s'était redressé. Et maintenant, au miroir retourné de sa grande cicatrice, l'arbre portait bien haut son coeur en écusson.
Porter son coeur en bouclier sur la peau couturée d'une ancienne blessure. Se sculpter dans le bois ébranché de ses plaies. Passer la porte de douleur. Et prendre forme d'âme.
La Folle Journée approchant, j'écoutais tout à l'heure le Stabat mater de Dvorak, qui sera joué à Nantes à cette occasion... Et, par un de ces trajets de la pensée qui me conduisent à voir dans le jeu de dominos l'exacte représentation du fonctionnement de mon cerveau si foncièrement ana-logique, je me suis souvenue de ma visite, au mois d'octobre de l'année dernière, à la bibliothèque de quartier qu'on venait d'inaugurer. Une bibliothèque qu'on avait nommée Lisa Bresner, en hommage à cette écrivaine au talent étrange et tourmenté, qui a vécu et surtout s'est suicidée dans notre grise ville. Certains hommages appuyés sont, on le sait, de confuses réparations.
Sur le toit du très beau bâtiment, un petit arbre poussait en biais, qui s'en allait, par ce trajet oblique, vers le ciel aussi bien qu'un autre – il y a tant de chemins pour s'en aller plus haut...
J'étais venue dans ce quartier lointain sans besoin, sans véritable curiosité, simplement parce que, dans le récit de l'inauguration que faisait le journal local, j'avais lu ces mots qui m'avaient bouleversée :
"Une femme visite, les yeux brillants : Lisa Bresner était ma fille".
Derrière tant d'oeuvres admirées, derrière tant de gloires vénérées, l'obscure douleur d'une mère.
Stabat mater.
Petite rose de janvier
Tandis qu'au jardin tu pleurais
Le vent d'un autre été
Te froissait de soie tendre
Le printemps ton amant
De ses doigts négligents
Effeuillait tes pétales
Et l'automne déjà
Jaunissait tes joues pâles
Dans chaque larme de la rose
Le temps tournoyant se reflète
Au grand miroir convexe
d'éternité
Pourquoi ne voyons-nous
Qu'une fleur qui se meurt ?
C’était toujours tellement surprenant, ce qu’on lisait dans le journal… Cet entrefilet, par exemple, dans la rubrique si éclectique des "Variétés, faits curieux" qu’il lisait toujours attentivement, après avoir parcouru le feuilleton :
14 mars 1843, on nous écrit d’Orléans : [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com