Pourquoi, monsieur Kilic, pourquoi m'avez-vous fait cela ? Pourquoi ? Pourquoi donc ? Vous n'aviez rien à me reprocher pourtant, non vraiment, je ne comprends pas... vous n'aviez aucune, aucune raison de m'en vouloir... J'ai beau chercher et chercher encore, je ne vois pas, monsieur Kilic, ce que vous auriez pu avoir à me reprocher... Et moi, monsieur Kilic, moi, je vous l'assure, c'est bien la première fois que j'ai à me plaindre de vous... Nous étions de si bons amis, jusque-là. [...]
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Bois flotté
Il descendait le fleuve comme un vieux canoé. Il traversait la ville en sauvage muet, ne luttant qu'avec l'eau, obstiné à durer. Arraché quelque part aux forêts frémissantes qui se trempent et se penchent, ou aux montagnes à glace que brise le printemps, il roulait dans le flot, droit devant, sans détour, sans retour. Ebranché, écorcé, dépouillé, démoussé, il partait seul et nu affronter l'océan.
Je n'aurais pas su dire, tant il s'en allait vite, porté par le courant vers tous les infinis, s'il était à l'image de la vie ou à l'image de la mort.
La reine des abeilles
J'avais plusieurs fois photographié ce beau médaillon, rue de la Fosse, sans y prêter toute l'attention qu'il méritait.
Or, par hasard, tout à l'heure, en feuilletant un vieux numéro des "Annales de Nantes et du pays nantais", je suis tombée sur cet article, signé Claude Kahn :
Je venais de découvrir qui était la reine des abeilles. Et qu'elle régnait précisément sur la ruche où naquit Jules-Elie Delaunay, dont j'ai toujours admiré la sombre "Peste à Rome", superbe apocalypse d'épidémie tragique, mâtinée d'un je ne sais quoi de Saint-Barthélémy...
Jules-Elie Delaunay, "La Peste à Rome", Musée d'Orsay
Ainsi, tout s'expliquait.
C'était le dard délicat des abeilles qui avait inspiré au peintre le bras mince et aigu de son ange meurtrier.
C'était la cire des ruchers blonds qui lui avait appris le modelé des corps et l'empâtement des ombres.
C'était la reine des abeilles qui avait placé dans ses mains la couronne d'abondance.
C'était du labeur des insectes utiles qu'il avait fait son miel d'artiste.
Et c'était en butinant, gourmande, dans les rues et les livres que j'avais recueilli la délectable histoire de la reine des abeilles - petite fable aux ailes repliées sur la pierre d'un vieux mur, qui avait bourdonné jusqu'à moi.
Rien de bien remarquable, rien de très mémorable, allez-vous dire, dans ce nectar musard, tout juste la matière d'une mince tartine de mots, de miel et de peinture.
Cependant je voudrais que ma vie toute entière soit à l'enseigne du cirier Delaunay :
petite abeille laborieuse, promeneuse, active et nonchalante, faisant son miel de ce qui vient à elle, et façonnant la cire que d'autres pétriront.
Ce que dit la gargouille
Blois - Église Saint-Laumer
Trois têtes et six oreilles de Cerbère ouvertes en entonnoir, pour y verser les secrets, les ordures, les mensonges, les soupçons, et le reste.
Et une vaste bouche toujours ouverte et sombre, pour tout recracher en pluie sale.
Telle est la gargouille médisance.
Née pour crachichuchoter, pour mordimurmurer, pour accusacculer, pour sournoinsinuer, pour vilipendhaïr, pour saligargouillir...
Mais l'herbe pousse sur la pierre, indifférente, et l'ombre lente et calme de l'église bergère recouvre tout cela de sa grise houppelande.
Ça ne coasse jamais bien fort, une gargouille qui veut se faire aussi grosse que le diable. Ça ne saute jamais bien loin, un crachat de gargouille. Tout juste un petit gargouillis enroué qui s'éteint comme un rire dans le soleil qui passe.
Ce qui m'émeut toujours, dans ces vieilles églises, c'est que le mal y a sa place, mais ne fait pas grand mal. Et qu'on a toujours envie de les caresser, ces monstres un peu moussus aux mâchoires édentées, qui font semblant de croire qu'ils pourraient triompher.
Car dans la vie la vraie vie la vie qui va comme il ne faudrait pas la vie qui mord la vie qui grince la vie qui pleure – ah, ce n'est pas pareil...
Blois, 9 mars 2014
Les magnoliers
Puisque vous me parlez de magnolias... oui, parlons des magnolias - qu'on appelle au Jardin d'ici des magnoliers.
On en a planté beaucoup, depuis le fameux magnolier d'Hectot, si vieux qu'il paraît désormais s'absorber dans la contemplation de ce curieux champignon qui lui pousse comme un visage en travers de l'écorce.
Nantes - Jardin des plantes - Magnolier d'Hectot - décembre 2013 J'aime aussi le port hautain et la splendide floraison du magnolia de Soulange... - que l'on nomme, en ce lieu où chaque arbre est un brin de fable, "magnolier de belle apparence".
Mais ce qui me fascine vraiment, chez les magnoliers aussi bien que chez les magnolias, c'est qu'ils puissent ainsi, tous, tout savoir de la beauté.
Il faut les voir faire jaillir vers le ciel leurs grandes fleurs ardentes comme des cierges - comme si jamais aucun autre désir ne les avait animés que de poser sur leurs branches de grands bouquets d'oiseaux parfaits.
On ne peut rien imaginer de plus éclatant.
On ne peut rien imaginer de plus triomphant.
On ne peut rien imaginer de plus beau.
On ne peut rien imaginer de plus bref.
Car voilà que le vent a cueilli de sa main distraite les fleurs immenses. Et qu'elles s'envolent en minces flocons roses comme une neige de couchant. Et puis voici qu'accourt la pluie capricieuse et avide, qui s'en joue un instant pour les jeter à terre. Enfin la nuit les glace et les froisse en ses ombres, et les laisse meurtries comme des étoiles tombées.
Pourtant les magnoliers trônent encore, nus et noblement indigents, indifférents. Et c'est bon de marcher à leur ombre, dans les allées semées de fleurs mortes et toujours vivantes, sur les traces légères du grand bouquet-merveille qui fleurissait hier.
Ils savent tant de choses, les magnoliers. Ils savent, comme les dieux, que la beauté n'aspire qu'à se donner et à se perdre, à se disperser dans le monde tel qu'il est, à se faner sous les pas des vivants,
aussi indifférente à sa disparition qu'elle était ardente à venir au monde.
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Le cerisier du Japon
Jardin des plantes de Nantes - 20 mars 2014
Le printemps japonais, c'est aussi le temps de "hanami" - qui signifie littéralement "regarder les fleurs". Hanami est la grande fête du printemps, un moment de repos et de joie, où l'on s'en va en foule, rêver ou s'amuser, sous les grands cerisiers pleureurs qu'on plante en immenses allées.
Et voilà que ce soir, en traversant comme à mon habitude le Jardin des plantes, j'ai vu que le printemps s'était posé, comme un papillon rose, sur le cerisier du Japon au tronc noir et bourru qui balançait dans le vent ses longs branchages chargés de fleurs délicates.
J'ai pensé à ces fêtes, à ces foules heureuses, là-bas, dans les allées de cerisiers fleuris. Je me suis dit qu'il était merveilleux de pouvoir consacrer tant de temps à le perdre, pour quelques gouttes de parfum rosé, pour les larmes légères de quelques cerisiers du printemps. Que tant de déraison était la vraie sagesse.
J'ai voulu photographier l'arbre, saisir dans leur reflet bleuté les doux sanglots qui frémissaient en rose sous le vent gris du soir.
J'étais seule tout d'abord près de mon cerisier solitaire. Mais, à mesure que je photographiais, les promeneurs s'arrêtaient derrière moi.
— Je demanderai à ma mère de le photographier aussi, a dit la voix d'un petit garçon.
— C'est un cerisier pleureur, a dit une voix d'homme.
— Il n'y a pas que les saules qui sont pleureurs, a dit une autre voix d'homme.
— C'est un cerisier du Japon, a dit une voix de femme.
— Qu'est-ce qu'il est beau ! a dit une autre voix de femme.
Si bien que quand je me suis retournée, il y avait foule pour admirer l'arbre en fleurs.
C'était vraiment hanami. Hanami ici.
Rien n'unira jamais aussi solidement les humains, d'un bout à l'autre de la Terre, que les pétales légers d'un cerisier en fleurs.
Rien n'unira jamais aussi fortement les humains à la Terre qu'ils maltraitent que le parfum fragile d'un cerisier en pleurs.
花見
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Tourner en rond
Quelquefois – mais pourquoi ? – ça prend mauvaise tournure.
On tourne à vide, on routine, on patine, ça ne tourne plus rond.
Ça nous tourne la tête et ça nous tourneboule.
Ça nous tourmente et ça nous tournaille.
Ça tangue et ça tournique, on en a le tournis, le roulis.
On a beau retourner le problème en tous sens, se mettre en boule et se tourner les sangs,
ou au contraire tourner autour du pot, tourner casaque et contourner l'obstacle,
rien à faire, c'est comme ça.
Ça ne tourne pas bien, ça tourne même très mal.
Ça vire à l'aigre et au vinaigre.
Ça se retourne contre nous.
Pas moyen de tourner les talons.
Pas moyen de tourner la page.
Rien à faire pour se mettre en roue libre.
De quelque côté qu'on se tourne qu'on se retourne,
tout au bout du rouleau,
on tourne en rond on tourne en rond on tourne en rond !
L'arbre du pont
Blois, Pont Gabriel - mars 2014
Sous l'arche du vieux pont où bouillonnait la crue, la vie avait semé et fermenté. Une graine égarée, piquée comme une épingle sur un fagot de bois flotté, ou bien jetée comme une fiente par une mouette en joie, était venue se germer là, logeant à ras d'écume sa part menue d'espoir. Et l'arbre avait poussé, mince et précaire, mais debout, racines agrippées en orteils à son bref îlot de pierraille.
La vie, tenace et chevillée aux flots, aux pierres anciennes, aux îlots fugitifs.
La vie, toujours en espérance et en combats, de l'impossible happant tout le possible.
La vie, partout voulant se vivre. Pour rien, comme ça. Parce qu'elle est la vie.
Le bureau d'à côté
Quand il entra dans son bureau, il fut d'abord frappé par le silence. Par l'inhabituelle densité du silence. Toutes les machines étaient à l'arrêt. Et désormais, tous les employés étaient partis. Il ne restait que le vieux gardien qui faisait péniblement sa ronde, et qui l'avait salué de loin, lorsqu'il s'était garé à l'entrée des bâtiments de l'administration.
On était encore en mars mais il faisait très beau. Un de ces beaux temps magiques et légers de printemps précoce qui l'aurait attiré irrésistiblement vers la mer, autrefois [...]
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Trace d'enfance
Blois - Pont Gabriel - 9 mars 2014 - 17h35
De l'autre côté du pont, il y avait cette peluche abandonnée. L'enfant s'était arrêté là. Il s'était penché vers l'eau grise, ou bien quelqu'un l'avait tenu au dessus du parapet. Il avait vu le fleuve en crue, les hautes barres d'écume, les branches emportées par les courants énormes des eaux larges et tumultueuses, dans la violence et l'élan de cette fin d'hiver courant vers le printemps. Et saisi de surprise, d'effroi, d'admiration peut-être, l'enfant avait oublié sur la pierre son petit compagnon.
C'est souvent ainsi. On lâche la main de l'enfance, parce que le fleuve est si rapide, le courant si puissant, si vaste le tumulte, qu'on ne peut s'empêcher d'avancer avec eux et de les suivre au loin. Après ? On reviendra peut-être, et peut-être on ne trouvera rien, plus rien, ou au contraire elle sera encore là, au bord du temps, à nous attendre, l'enfance – chétive et toute ternie, comme ces jouets tristes qu'on oublie, au soleil à la pluie, sur les vieux parapets.