Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Marelle

Publié le par Carole

marelle.jpg
 
Qui donc avait dessiné cette étrange marelle ? On aurait cru une échelle de soie menant tout droit vers le ciel bleu à travers les nuages du beau temps. Une marelle d'adulte, sans doute, jolie, sentimentale, insignifiante. Pas une marelle d'enfant.
 
Je m'en souviens. Je m'en souviens très bien... En ce temps-là de l'enfance, c'était tout autre chose, une marelle, c'était un jeu très grave, dans la cour de récréation de ma petite école. 
On dessinait les cases à la craie, nef et transept, comme à l'église. On les numérotait, on traçait au chevet un grand rond pour le ciel, puis, à regret – mais c'était la règle, c'était la loi – on inscrivait au centre un cercle plus petit qu'on appelait l'enfer, grillé de traits comme une geôle. Quand tout était fini, on lançait le palet, on sautait à pieds joints. Un deux trois la terre. Quatre cinq six le ciel. Attention l'enfer. Le trajet était lent, méthodique et cérémonieux. Et quand on parvenait enfin, tout au bout du parcours, tout près, tout près, si près du ciel, toujours on frissonnait en jetant le dernier caillou... s'il allait, ce caillou trop léger qui devait nous tracer le chemin, s'il allait, oublieux de tant de soins, s'égarer capricieux dans ce cercle grisé, accroupi comme un sphinx, où se tenait l'enfer ?
Elle était dure, elle était rude, la marelle d'alors, elle enseignait qu'il peut suffire d'un geste, d'un seul mouvement maladroit du poignet, d'un seul jet de pierre du destin, pour que le lent parcours accompli sur la terre, pour que le ciel promis à nos efforts, d'un coup brutal, imprévisible, insurmontable, se renversent à jamais en enfer.
 
C'est très sérieux, les jeux d'enfants. On y apprend la vie. Et la mort aussi. On y apprend le succès. Et l'échec qui menace. La patience. L'imprudence. Et la loi. C'est très sérieux, l'enfance.

 

Publié dans Enfance

Partager cet article

Le candidat

Publié le par Carole

    Si on avait demandé à Géo Dubeaussage pourquoi il s'était inscrit au bac, à quatre-vingt-six ans passés, alors qu'il était pensionné de l'Etat, et qu'il n'avait plus, en fait de curriculum vitae, qu'à s'occuper de celui qu'il allait bientôt devoir fournir à Dieu... il n'aurait pas bien su quoi répondre. 
    Il y avait tant de raisons qu'au fond, il n'y avait plus de raison.
   Si quelqu'un lui avait demandé pourquoi, contre tout espoir et à son âge, il s'était inscrit au bac... quelqu'un... disons, par exemple, ce journaliste du Phare, assis là, en face de lui sur le canapé [...]
 
Suite du récit à lire sur mon blog de nouvelles cheminderonde.wordpress.com

Publié dans Récits et nouvelles

Partager cet article

Les échasses

Publié le par Carole

échasses 1
      Fête de la musique - 21 juin 2014
 
 
Au solstice d'été où l'année se retourne, on fête la musique comme on fêtait autrefois Carnaval. On joue, on danse, et la vie de nouveau chante sa note juste.
Hier soir c'était extraordinaire, d'un seul coup, dans la rue, de voir surgir, précédant un groupe de tambours, cet Africain perché sur ses échasses immenses comme un danseur dogon. Sur ses poteaux de bois si hauts, si lourds, si dangereux, il dansait, il sifflait, il courait, avec l'aisance d'un jeune dieu. 
Peut-être qu'au matin il ramassait quelque part des poubelles, peut-être qu'il transpirait sur un chantier, peut-être qu'il vendait des foulards dans la rue. Mais au soir, dans la fête, il était un géant magnifique entraînant derrière lui la foule.
Il était enfin devenu un autre.
Il était enfin devenu lui-même.
 
 echasses-3.jpg

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Quelque chose de Sarajevo

Publié le par Carole

Quelque-chose-de-Sarajevo_modifie--2.jpg
Hôtel de la Duchesse Anne - Nantes 
 
 
Le soir où il a brûlé, les rues voisines se remplissaient de cendres chaudes, comme à Pompéi.
De vieilles gens se racontaient les bombardements de 43, que la fumée leur rappelait.
Il flottait sur l'été commençant comme un parfum de ruine et d'agonie.
Les arbres du jardin des plantes faisaient non de la tête, en hennissant dans le vent brûlant.
Le feu grimpait aux poutres des charpentes comme un animal fou.
Cela grondait et frémissait d'une colère ancienne, d’un souffle de volcan et de guerre.
La clarté du couchant s'est prolongée dans la nuit jusqu'à l'aube du lendemain.
 
Il est resté près du château ce grand corps vide et blanc, ce grand squelette séché au feu, aussi mort et aussi immortel que la duchesse en sabots.
Portes murées, parois recouverts de suie et de tags, et, tout là haut, dans les feuillages art-déco épargnés, comme à la cime d’un grand pommier foudroyé, l’enchantement de ces balcons, nids de béton pour les anges, et la merveille de ces fenêtres ouvertes tout grand sur le ciel.
 
Château de Belle au bois brûlé, depuis dix ans endormi, hésitant entre mourir et vivre, entre défaite et renaissance.
Et c'est bien comme cela. Il faut qu'il y ait dans une ville un petit coin de Pompéi. La mémoire des désastres, la certitude de la fragilité. Quelque chose de Sarajevo. 

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Victor Hugo si j'te croise dans la rue...

Publié le par Carole

   Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
 
Victor Hugo, Crépuscule
 
 
     Il paraît que certains lycéens ont peu apprécié d'avoir eu à commenter pour le bac le poème "Crépuscule" de Victor Hugo.
    Il paraît même qu'on a beaucoup "twitté" en sortant de la salle d'examen. Et, bien sûr, en cette période où le bac fait l'actualité, on a pu lire en "une" des journaux du lendemain quelques messages étranges....
 
  tweet Hugo -1
 tweet Hugo -2
 
    Un abîme, n'est-ce pas, entre la poésie des tweets et celle du grand Victor ?
   Pourtant, faut-il qu'il soit vivant, encore, le vieil Hugo, pour qu'on lui donne, en 2014 et en verlan, le conseil amical et sans orthographe d'éviter les "sujets qui fâchent", ou de ne pas traverser trop ingénument la rue...
   Je ne serais pas étonnée que, du fond de sa tombe, il nous tweete en réponse quelques mots aiguisés sur la lame de Saltabadil, qu'un brin d'herbe rougi au crépuscule du solstice notera, magistral, en 140 caractères, sur les marges d'une copie égarée.
 

Publié dans Fables

Partager cet article

Promenade

Publié le par Carole

aiguille départ 5
        Nantes - Site des Fonderies de l'Atlantique - 18 juin 2014
 
 
On a rhabillé en jardin exotique la fonderie fermée. Agaves et cactus étirent dans la limaille leurs lames et leurs pointes. Des badauds se promènent, admirant les yuccas, parmi les machines muettes, pensives comme des dieux éteints. On a logé sous les piliers des jeux pour les enfants, une piste de skate, quelques bancs d'amourettes
Il n'y a pas si longtemps, pourtant, qu'ici le fer coulait comme la lave, dans un fracas d'éruption. 
Que des ouvriers transpirants versaient le métal en feu dans des moules en forme d'hélices de navires.
En l'an 2000 encore.
 
Sous les hauts plafonds de métal ajourés de palmiers, les skateurs vont et viennent. Mais la vieille aiguille arrêtée dans sa rouille ne reviendra plus jamais sur l'encoche du départ.
 
Devant la vieille halle éventrée relookée réhabilitée, sur le mur de graff officiel et municipal, un peintre a signé crûment sa fresque :
 
chômeur sans expérience
 
Un jeune sans doute, un sans X-périence, un anonyme, un X, vie rayée par les statistiques. Peut-être le fils d'un ouvrier d'ici qui n'aurait pas coché les bonnes cases à l'école, et qu'on aurait laissé pourrir avec le Clemenceau.
 
Au rez-de-chaussée du grand immeuble neuf qui ombrage la halle d'un profil de Babel, un restaurant s'est installé. A la terrasse on boit et on bavarde dans le soleil de juin, sans prendre garde à la poulie très noire paralysée au-dessus d'une fosse enherbée.
 
Soudain un homme dit, très fort : "Et hop ! voilà, d'un coup, comme ça !"
 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Au balcon

Publié le par Carole

ange-balcon.jpg
 
La nuit tombait. J'avançais égarée. Il était au balcon. 
— Psitt ! 
J'ai levé la tête.
— Tu m'as appelée ? Qu'est-ce que tu veux ?
— Psitt ! Psitt !
— Tu sais donc où je vais ? Conduis-moi s'il te plaît...
— Pssitt !
— Pourquoi m'avoir fait signe, si tu voulais te taire ?
Mais lui, l'index sur la bouche, il ricanait là-haut, comme un oiseau malin :
— Psitt, psitt ! Psitt !
Il ne faut pas compter sur les anges pour nous indiquer le chemin. Mais s'ils sont au balcon, à nous faire signe et à nous regarder avancer dans la nuit, c'est sans doute, après tout, qu'il y a un chemin, quand même, quelque part...
J'ai poursuivi ma route. L'ombre noyait la ville. Lui, derrière moi, tout doucement, il appelait encore, comme on chuchoterait des secrets sans les dire :
— Psitt, psitt... pssitt... psssittt...

 

Publié dans Fables

Partager cet article

Terreur

Publié le par Carole

Carrier.jpg
 
Je n'avais jamais aperçu ce poteau, au bout du quai de la Fosse où s'affairaient autrefois les portefaix et les matelots retour des îles. Je me suis approchée... on l'avait planté là pour commémorer les noyades de 93, les noyades de masse ordonnées par Carrier pour vider les prisons surpeuplées de Nantes.  
L'eau a passé sous les ponts pendant plus de deux siècles. Pourtant, ici, quand on se penche vers la Loire, on ne peut pas s'empêcher de penser à ces gabares d'alors, construites exprès, avec leurs panneaux astucieusement coulissants, pour noyer des humains vite et bien. Souvent, il m'a semblé les voir, couchés dans la boue des marées descendantes, les milliers de cadavres. Souvent, j'ai cru les entendre appeler dans un souffle du vent, dans un long cri de mouette.
Il y a dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus, quelque chose d'irréductible, qui traverse le temps, qui ne peut pas vieillir. Ils s'incrustent dans le passé indistinct comme dans un cadre de poussière où ils sont toujours vivants. Et que les siècles passent comme les fleuves ne peut rien y changer : c'est toujours au présent qu'on s'en souvient. 
Il faut aller plus loin encore. Tout meurtre inspire la peur. Mais le crime de masse planifié, les cargaisons d'esclaves, les gabares à noyés, les camps d'extermination, les baraques à gégène, tout cela qui s'allie comme une ombre démoniaque, dans notre histoire, avec la recherche du progrès et de l'efficacité, tout cela qui témoigne d'une raison dévoyée s'appliquant à calculer le mal aussi froidement que tout le reste, recherchant dans la destruction des humains cette efficience maximale qui convient à la gestion optimisée des sacs de marchandises et des stocks de rebut, inspire une peur d'une nature différente, une horreur particulière, un de ces tremblements qui font vaciller nos vies sur leurs bases, ce qu'on a justement appelé la Terreur.
Le panonceau de la Fosse est bien petit, et bien isolé dans la ville, sur son bout de quai peu fréquenté. Il est marqué du coeur vendéen et des hermines de Bretagne. Je trouve étrange qu'on laisse un groupuscule régionaliste s'approprier un tel souvenir. Car il me semble, à moi, que lorsqu'on dit "noyades de Nantes", que lorsqu'on dit "Carrier", c'est toute notre civilisation qui frissonne, devant son ombre hideuse, avec l'eau de la Loire.

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Un nid de fil électrique

Publié le par Carole

poteau-electrique---lierre.jpg
 
Dans son fourreau de lierre, avec ses bras poussés comme des branches, et son air de vieux saule pêcheur, il m'a fait repenser, ce poteau électrique, à un étrange objet que j'avais vu, il y a des années et des années, au musée Philips d'Eindhoven.
C'était un nid d'oiseau, entièrement et parfaitement tressé de fil électrique, un drôle de nid de câbles qui était bien un nid pourtant. Un couffin de métal où des oisillons étaient nés, avaient crié pour la becquée, d'où enfin ils s'étaient envolés.
Le gardien nous l'avait présenté comme l'un des objets les plus précieux du musée. On aurait cru en effet une de ces oeuvres merveilleuses que des prisonniers sculptent avec des bouts de barbelés ou des morceaux de douilles, non par passion de l'art, mais parce qu'ils sont vivants, et que la vie ne peut que travailler à la métamorphose de tout ce qui la nie.
Je me demande si on le montre encore, là-bas, ce nid bâti dans une cour d'usine par un oiseau du ciel. Mais je sais une chose : quand nous, les humains, avec nos usines et nos villes, et nos moteurs et nos fumées, nous aurons disparu, ils nous oublieront aussitôt, les autres, les vrais habitants de la Terre. Ils recouvriront de leurs feuilles, de leurs ailes et de leurs élytres, nos villes et nos usines, et de nous il ne restera rien, pour cette éternité où tout recommencera, que des nids de fil électrique tout pépiants d'oisillons, et des poteaux de béton ruiné tout refleuris de ronces.
Mais s'il faut s'en réjouir ou s'il faut en pleurer, ou si cela doit nous être parfaitement indifférent, je n'en sais rien. Vraiment rien.

 

Publié dans Fables

Partager cet article

La queue pour le loto

Publié le par Carole

loto---vendredi-13-copie-1.jpg
 
J'ai pris la photo en passant, le soleil dans les yeux, sans même pouvoir viser. Bien sûr, elle est ratée, et pourtant tout y est : les voitures hâtivement garées sur le trottoir, les costumes un peu fripés du vendredi soir, les silhouettes patientes cernées de hauts murs sombres, la poubelle, et le grand ciel brûlé d'un soir de juin brûlant. La queue pour le loto.
C'est qu'on était vendredi 13, et qu'il y avait un gros tirage à espérer. C'est qu'il était presque sept heures, et qu'il fallait se hâter de jouer. Tenter de battre ou de rebattre les cartes du destin mal distribuées par des croupiers obtus. Se dépêcher d'aller changer pour les bons numéros la monnaie sans valeur d'une vie de numéro. 
Loto. Un impôt sur l'espoir. Le seul dont on s'acquitte sans sommations. 
Faire payer les rêveurs, les rameurs, les chômeurs pour le lendemain qui déchantera, au grand soir du tirage : il suffisait d'y penser.
On se presse à la porte des châteaux en Espagne. Qu'importe si le ticket n'est valable que jusqu'à ce rempart où on lit sans comprendre : "Laissez toute espérance".
 
J'ai bien l'impression que, d'année de crise en budget d'austérité, elles sont de plus en plus longues, ces queues pour le loto.
Comme la fin des mois.
 

Publié dans Fables

Partager cet article