"Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large."
Herman Melville, Moby Dick
C'était de toute évidence un ancien corbillard devenu camping-car.
Pas facile de dormir là-dedans, on s'en doute.
Alors le propriétaire avait écrit sur la page noire un texte tout blanc d'écume et d'embruns, qu'il avait emprunté à Melville.
C'est ainsi qu'il avait pris le large, lui qui dormait aussi à l'étroit dans sa couchette qu'un naufragé dans son cercueil.
Avec ses vagues de mots, il avait transformé son fourgon funéraire en vaisseau fantôme, et ses funèbres pompes en pompeuse épopée.
Il nous faisait la leçon à tous, badauds qui nous arrêtions pour déchiffrer sa prose.
Les mots ont le pouvoir de changer les corbillards en baleinières.
Les mots ont le pouvoir de changer les citrouilles en carrosses.
Les mots ont le pouvoir de changer les heures noires en romans.
Les mots ont le pouvoir de changer les baleines en démons.
Les mots ont le pouvoir de changer les marins en géants.
Les mots ont le pouvoir de changer les badauds en poètes.
Les mots ont le pouvoir de changer le monde - le monde entier - en mots.
L'espoir
Tant va l'espoir à l'eau qu'il se lasse à la fin.
A remonter la pente s'épuise le marin,
Mais rien ne vaut l'espoir qui vraiment ne vaut rien
Que l'effort qui sans fin le porte et l'entretient.
(Sagesse des nations)
C'était drôle et un peu triste, ce passant fatigué traînant sa barque Espoir comme un fardeau trop lourd, bien décidé pourtant à ne pas renoncer.
Qui ne va comme lui, tirant par sa longe en peinant l'espoir le bel espoir, l'espoir fourbu qui devait le porter sur les flots ? Barque de somme et canot de Sisyphe, coque des Danaïdes aussi vide que lourde, si souvent échouée au rivage boueux de la désillusion. Mais l'unique navire qui puisse aller là-bas. Mais l'unique vaisseau vers l'horizon qui fuit.
Le tocsin
Il était dans les bois de La Brosse avec le patron quand ça avait commencé.
Là-bas, tout près, très loin, il n'était pas très sûr. Un drôle de bruit, comme des bûcherons qui auraient jeté la hache sans répit, un vacarme sourd et pressé qui inquiétait.
Il posa sa hache. Écouta.
Cela venait de partout. De Châteauneuf et de Saint-Denis. De Saint-Martin et de Germigny, et même de l'autre rive de la Loire.
Les cloches.
Elles sonnaient sans s'arrêter, toutes ensemble, au rythme fou d'un forestier enragé [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de nouvelles cheminderonde.wordpress.com
La roue de saint Tupetu
Confort-Meilars - Roue à carillon de l'église Notre-Dame de Comfort
***
Saint Tupetu de Tu-pe-tu !
C'est [...] une petite chapelle à saint Tupetu. (En breton : D'un côté ou de l'autre.)
Une fois l'an, les croyants – fatalistes chrétiens – s'y rendent en pèlerinage, afin d'obtenir, par l'entremise du Saint, le dénoûment fatal de toute affaire nouée : la délivrance d'un malade tenace ou d'une vache pleine ; ou, tout au moins, quelque signe de l'avenir : tel que c'est écrit là-haut. – Puisque cela doit être, autant que cela soit de suite... d'un côté ou de l'autre – Tu-pe-tu.
L'oracle fonctionne pendant la grand'messe : l'officiant fait faire, pour chacun, un tour à la Roulette-de-chance, grand cercle en bois fixé à la voûte et manœuvré par une longue corde que Tupetu tient lui-même dans sa main de granit. La roue, garnie de clochettes, tourne en carillonnant ; son point d'arrêt présage l'arrêt du destin : – D'un côté ou de l'autre.
Et chacun s'en va comme il est venu, quitte à revenir l'an prochain... Tu-pe-tu finit fatalement par avoir son effet.
Il est, dans la vieille Armorique,
Un saint – des saints le plus pointu –
Pointu comme un clocher gothique
Et comme son nom : Tupetu.
Son petit clocheton de pierre
Semble prêt à changer de bout...
Il lui faut, pour tenir debout,
Beaucoup de foi... beaucoup de lierre...
Et, dans sa chapelle ouverte, entre
– Tête ou pieds – tout franc Breton
Pour lui tâter l'œuf dans le ventre,
L'œuf du destin : C'est oui ? – c'est non ?
– Plus fort que sainte Cunégonde
Ou Cucugnan de Quilbignon...
Petit prophète au pauvre monde,
Saint de la veine ou du guignon,
Il tient sa Roulette-de-chance
Qu'il vous fait aller pour cinq sous ;
Ça dit bien, mieux qu'une balance,
Si l'on est dessus ou dessous.
C'est la roulette sans pareille,
Et les grelots qui sont parmi
Vont, là-haut, chatouiller l'oreille
Du coquin de Sort endormi.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
A Confort-Meilars, j'ai rencontré la roue de saint Tupetu. Celle qui rendait la parole aux enfants muets, et exauçait les voeux murmurés par les humbles.
Comme une femme d'autrefois, j'ai tiré la chaîne avec foi. Tout au-dessus de moi, elle a grelotté douze fois. Douze notes de bois, douze grains de noroît, douze vents de suroît, et douze sous de bon aloi.
Alors j'ai murmuré cette prière :
"Saint Tupetu, toi qui peux tout,
toi qui fais parler les muets
et entendre les sourds,
accorde-moi, je t'en supplie,
non le don de parole,
mais le don de cette parole qui vaut mieux que le silence."
Saint Tupetu s'est tu. La roue s'est arrêtée.
Sur quel cran du destin ? De ce côté ou bien de l'autre ? L'ombre seule le savait, l'ombre semée d'étoiles et tachetée de rouille qui tourne tout là-haut.
Je suis sortie sans bruit de l'église endormie. Et je crois bien qu'il souriait dans son coin, un peu jaune de teint, et si maigri d'amour, parmi les saints de bois naïf, le vieux Tristan.
Le canot
Il s'est installé sur la grève, près de la coque retournée. A quelques pas se tient un soldat en faction, en uniforme vert de gris, casque vissé sur une nuque grise et mitrailleuse en berne.
Mais il a décidé de ne pas se laisser intimider, le patron Guilcher. Il est venu repeindre son canot.
Ce matin il l'a encore retrouvé griffé de coups de lame [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Les deux arbres de l'île
île de Sein - juillet 2014
Il n'y a presque aucun arbre, sur l'île au vent que cinglent les embruns. A peine si l'on voit se tordre, près des façades étroites, quelques arbustes maigres au torse nu et sec, épineux et peureux.
Mais ces deux là avaient poussé ensemble, épaule contre épaule, amples et verdoyants, assurés et solides, appuyés l'un sur l'autre.
Epaule contre épaule, c'est ainsi qu'on grandit quand le vent est le maître. Debout dans les tempêtes, un peu penché pourtant vers celui que l'on aide, vers celui qui nous aide.
Sous l'arche d'amitié s'était semé un jardinet d'Eden.
Sous la voûte confiance avait passé un chemin d'espérance.
Dernier avant l'Amérique
A Sein où le vent bat sans fin du tambour sur les murs, il faut clouer les affiches pour empêcher les mots d'aller danser dans l'ouragan. Mais l'humour est solide, fidèle au poste comme un marin vaillant.
Ce "dernier hôtel avant l'Amérique" m'a d'abord fait sourire, puis il m'a rappelé la légende malicieusement fière-amère de saint Gwénolé, le brave patron de l'île.
Le saint pilote, fatigué de mener l'île étroite comme une barque sur les flots, avait imprudemment promis d'adoucir d'un miracle la dure vie de ses ouailles, et de poser un pont entre la pointe du Raz et l'île de Sein, par-dessus courants et rochers.
Le diable, toujours à l'affût de ce qui dans nos âmes voudrait s'éviter l'effort et s'offrir le confort, s'en fut trouver le saint, le sommant de tenir sa promesse et de bâtir sur l'heure le pont, dont il entendait faire une autoroute pour ses légions Panzer de démons et d'idoles.
Le cas était embarrassant, l'île attendait le pont, et le diable attendait son île. Comment le saint pouvait-il déjouer le mal sans faire mentir sa parole vénérée ?
Gwénolé réfléchit un moment, puis, discrètement aidé par Dieu qui, secouant sa toge, fit neiger sur le Raz, il tailla dans la glace une arche immense et diamantine. Le diable aussitôt se précipita, ébloui, devant ses troupes en armes, et le pont s'effondra sous la chaleur d'enfer de leurs bottes roussies.
Le Malin mal en point n'eut d'autre choix que de plonger dans la mer en jurant, avec ses tanks et tous ses sbires. Sa colère fut si noire et tempétueuse qu'elle le poussa loin de Sein, jusqu'aux limites de la mer, du côté de cette Amérique qui n'existait pas encore. Alors, pendant que le démon nageait, nageait, nageait, buvant la haine jusqu'au fond de la tasse, le monde savoura sa petite heure de paix. La seule peut-être qu'il ait jamais connue.
Gwénolé se remit à ses prêches : pas de doute, il l'avait joliment bâti, le pont du Raz de Sein, nul reproche à lui faire. S'il s'était écroulé, ce n'était pas sa faute, il fallait s'en prendre à l'enfer, et s'en aller repêcher l'Autre pour demander des comptes.
Personne ne déposa la moindre réclamation. On remisa les plans dans les cartons de Babel. Et l'île resta posée toute seule et bien plate sur son ciment de récifs, comme la première pierre de ce grand pont d'effort, de rêve et de courage, de brume, d'espoir et de tempête, jeté vers l'horizon par-dessus l'océan des peines et des misères.
Des mots de sel
Enez Sun - île de Sein - juillet 2014
Les soirs d'été, on voit sortir les vieux habitants de Sein. En petits groupes indifférents aux touristes, ils marchent, arpentant comme mémoire les rues étroites et sombres où leur vie s'est enclose. Sur les quais grisonnants ils suivent en veilleurs leur lent chemin de ronde, guettant dans l'air brumeux ces navires effacés que pleurent les goélands.
Ils parlent un breton rude comme la pierre, que les autres Bretons ont grand-peine à comprendre.
Une langue ancienne roulée sur les récifs et remâchée d'embruns, une langue de sel qu'emportera le vent.
Ils marchent lentement, devisant, les mains derrière le dos. Et on entend dans les rues les vieux mots s'éloigner, s'émoussant peu à peu, comme des silhouettes fatiguées.
Sun
Au cimetière de l'île de Sein, la mousse avait doucement rhabillé le corps du Christ pendu dans le grand ciel.
Patiente mousse de l'île au vent, poussée dans la douleur et grandie dans l'espoir, nul ne t'arrache ici. Car tu es la vie, l'humble vie, la forte vie, qui rampe et lutte, rude comme misère, fière comme solitude. La vie qui bat son lent ressac contre le coeur meurtri des pierres en prière. La vie plus verte que sirène, plus haute que tempête, plus rousse que naufrage, sourde aux chants de néant que crache l'océan sur les rochers brisés.
Ligneur "Patience", île de Sein
Interrogation
Il y a plusieurs mois qu'on le voit, suspendu comme un doute, comme un fantôme transparent, sur la vitrine d'une des boutiques récemment relouées du Passage en travaux.
A qui s'adresse-t-il, ce point qui s'interroge ? Au passant dubitatif ? Au commerçant lui-même, qui ne sait que penser, qui se demande que décider ?
On le sait bien, au fond, qu'il n'y aura là pour finir, comme d'habitude, qu'une boutique de vêtements, un comptoir à bibelots, un commerce à bricoles... On en est sûr, que la lente interrogation devra bientôt faire place au point de platitude.
Mais cette courbe qui prend le temps, ce tracé qui sinue un peu, cette aile à demi dépliée de la pensée qui pourrait s'envoler...
C'est si beau un point d'interrogation. Quand tout est possible encore. Et même d'échapper à la sotte réponse que contient la question.