Photographier, c'est choisir. Et choisir, c'est, déjà, photographier. Mais moi, je ne sais pas choisir...
Faut-il montrer la feuille ?
Ou lui préférer l'ombre ?
Si je choisis la feuille, l'ombre lui manquera... légère trop légère, futile trop limpide, la feuille tombera avant que vienne son automne. Mais si je choisis l'ombre, je penche je m'incline vers ce côté du monde où le noir règne en maître sur mes propres fantômes...
Choisir, il faut choisir... Oh, décider, se décider... Et moi qui voudrais tout, moi qui voudrais la feuille, toute vie palpitante, et son ombre avec elle, silhouette vacillante, troublante messagère sur l'étrange chemin...
Mais est-ce encore de photographie que je vous parle ?
Parc du Marquenterre - août 2014
C'était en août. Partout les oiseaux immobiles sommeillaient dans leurs grands bouquets d'arbres, se délassant de l'effort du printemps avant les longues peines de l'hiver.
Elle, cependant, lancée par on ne sait quel arc dans le grand ciel d'été, elle transportait encore son brin de paille. Corps tendu vers le but, âme taillée comme une flèche, elle ne pensait qu'au nid. Au nid à reconstruire à réparer ou à orner.
Au nid jamais fini son grand oeuvre de vie.
Si libre dans l'air bleu d'accomplir en esclave son rêve d'architecte.
Se faire semblable à la cigogne, ai-je pensé.
Le lutin facétieux qui repeint en rêvant nos trottoirs et nos murs s'était joué à détourner, rue Clemenceau, le fameux logo du "Voyage à Nantes". Et, désormais, Blandine s'en allait son chemin, un peu trop haut, un peu trop loin, un grand pas de côté, un regard de travers, très joliment, légèrement, loin de la ligne verte, comme une signature vivante tout en bas d'une lettre.
Alors, tiens, maintenant qu'on l'oublie, qu'on vient de le garer, ce grand "VAN", sous les feuilles d'automne, je peux bien vous le dire à mon tour, et même vous l'écrire, sur ce trottoir de blog, ce que j'ai préféré, dans ce voyage à Nantes.
Ce que j'ai préféré, c'est...
...le voyage de Blandine.
Evidemment évidemment.
Mais aussi mais voici :
le voyage de Kévin
le voyage de Martine
le voyage de Sylvie
le voyage de Lucie
le voyage de Dorian
le voyage de Huan
le voyage de Mariam
le voyage de William
le voyage de Laura
le voyage d'Anita
Le voyage de Rachid
le voyage de David
le voyage de Fabienne
Le voyage de Nolwenn
le voyage d'Isabelle
le voyage des rebelles
le voyage infidèle
le voyage sentinelle
le voyage ménestrel
à Nantes comme ailleurs
et ailleurs comme à Nantes.
Car dans l'itinéraire que l'on propose à tous, le seul trajet qui compte est celui de chacun.
— Ce que c'est que cela ?
Un oeil. L'oeil ouvert d'une grenouille, sous la grille qui protège, au Jardin des plantes, le précieux "cératophylle émergé".
— Et alors ?
— Alors ? quand je l'ai aperçu, cet oeil, émergé immobile et pur de la couche de lentilles qui stagnait sur l'eau sombre, ouvert comme un trou de serrure sous les mailles serrées du grillage, il m'a semblé apercevoir le premier oeil. L'oeil qui jadis, le premier le tout premier, s'ouvrit sur le monde et s'arracha à la prison de l'ombre.
Le premier oeil, le premier regard du poisson impassible ou du lent saurien.
Le premier miroir dans lequel tout se refléta.
Car un jour il y eut l'Oeil.
Un beau matin du temps qui n'était pas encore le Temps, il y eut le Regard. Et le Tout, se penchant sur lui-même, animal fasciné, cessa d'être le Tout pour entrer dans le grand désordre qui devait un jour mener au Moi, à Dieu, au Sens, au Temps, et à toutes les énigmes que tissent, en un grillage implacable chaque jour plus serré, nos questions insolubles.
(Le Monde en ligne - "Les décodeurs" - capture d'écran)
"...et que nous veut-il dire ?
S’écria lors une de nos sans-dents."
La Fontaine, Les Lunettes)
Les "sans-dents"... cela pourrait bien rester dans l'histoire comme la "brioche" de Marie-Antoinette : un mot peut-être tout à fait fictif, sans aucun doute surinterprété, et pourtant, pourtant... si révélateur - non du mépris d'un homme, bien sûr, fût-il l'un des plus puissants, mais de l'ordre féroce de tout un monde. Ce triste monde où certains ont des dents de loups qui rayent dangereusement les parquets vermoulus des salons à dorures, tandis que d'autres n'ont plus pour mâcher leurs malheurs et ravaler leur peine que des chicots noircis sur des gencives nues. Ce monde qu'on nous fait passer pour nouveau, mais qui n'est que le vieux monde d'avant, hâtivement revêtu d'oripeaux technocratologiques.
"Les sans-dents" - c'est à coup sûr une bouchée qui mord, qui tranche et qui s'amuse, à belles dents bien blanches. On les voit, on les entend si bien, les moins que rien en foules, sans dents descendant l'escalier de misère, sans dents bredouillant leur détresse étouffée, sans dents sans dents descendant descendant jusqu'aux caves du monde...
L'expression, répétée ce matin dans tous les journaux, m'a, bien plus simplement, rappelé une rencontre, que j'avais faite il y a des années de cela, dans le tramway.
Une très vieille femme était assise devant moi, serrant son petit "caddy" de courses. Nous approchions de la station Haluchère, qui dessert l'un des hypermarchés de la ville. D'un seul coup elle s'est mise à me parler... bouillie de mots incompréhensibles, purée de sons brouillés... que voulait-elle me dire ? Elle m'a montré sa bouche où il ne restait que deux dents, devant, une en haut, une en bas (mais pas en face, comme on s'en doute). J'ai fini par comprendre. On s'habitue très vite à la langue des "sans-dents", quand on est un passager du tram.
Au fil des ans elle avait perdu presque toutes ses dents, et elle n'avait pu ni les faire remplacer ni s'offrir un dentier. Dernièrement, elle était tombée en descendant à quai, et elle avait perdu l'une des trois dernières dents branlantes qui lui restaient encore. Ce qu'elle attendait de moi, c'était que je l'aide à descendre à la station Haluchère, que je lui porte son caddy et que je la soutienne, pendant qu'elle s'approcherait péniblement de la porte, afin qu'elle puisse se tenir fermement, quand il y aurait ce coup de frein si brutal du tramway qui s'arrête. Elle avait tellement peur de tomber de nouveau, et de perdre encore une dent... C'est difficile, pour les très vieux, voyez-vous, c'est un exploit, de descendre d'un tram.
Je l'ai revue une ou deux fois ensuite.
Puis elle a disparu.
Evidemment.
On sait bien où ils vont, les "sans-dents", quand ils descendent seuls la dernière marche.
Je suis repassée, tout à l'heure, près du poussin géant que Claude Ponti a affalé de sieste, le temps d'un été, dans notre beau Jardin. Il y avait longtemps que je ne l'avais vu, mais il dormait toujours dans l'herbe son doux sommeil de poussin gras.
Un jardinier s'affairait, le coiffait, le rasait, l'étrillait, le rhabillait de frais. Garganpoussin dormait toujours, arrondissant son ventre, indifférent à tant d'efforts patients. Et eux, dans l'allée, les badauds venus photographier la star, ils commençaient un peu à s'impatienter. N'allait-il pas bientôt partir et s'effacer, ce jardinier lilliputien ? C'était bien long, tout ça...
Que voulez-vous ? On le sait qu'il en faut, du travail et des travailleurs, des efforts et des nains, et des petites mains, et des petits destins, pour que les poussins géants de ce monde puissent dormir à l'aise leur bonne sieste au paradis des Grands.
Mais on préfère ne pas les mettre sur la photo, les humbles jardiniers d'Éden.
D'habitude.
Âpre présent, vaste horizon.
N'oublie pas que le ciel
Ourle chaque rocher.
Que la mer reviendra,
Que la joie fleurira,
Brin de bruyère tenace
Sur demain ton rivage.
Car l'amour, la patience,
La douceur, l'espérance,
L'amitié ta boussole,
Et la confiance qui console
Sont l'aile bleue qui bat dans l'ombre.
Pépé, je ne l’ai vu qu’une fois.
J’avais six ans, sept ans peut-être.
C’était un jour d’été. Mes grands-parents m’avaient emmenée avec eux [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Le lecteur passionné qui se rend à Cabourg, sur les traces de Marcel Proust, est tout d'abord surpris par le luxe pansu du Grand Hôtel, avec son restaurant vitré comme une serre exotique, ses boursouflures de coquillages et ses grands bouquets d'algues accrochés en guirlandes sur des murs jaunes trop fraîchement repeints.
Le doute l'étreint. Peut-être s'est-il toujours trompé. Comment une oeuvre ainsi surgie dans les dorures d'un monde artificiel pourrait-elle le concerner ? Non, elle ne l'a jamais concerné, en réalité... Rien de tout cela ne pouvait s'adresser à lui, le lecteur si riche de ses lectures et si pauvre d'argent, figé comme un mendiant curieux devant l'inaccessible porte du Grand Hôtel.
Sur la plage, ce soir-là, devant le restaurant du Grand Hôtel où les lustres égouttaient leurs pendeloques d'or, une chaise attendait face à la mer. Une chaise solitaire, qui persistait, inclinée vers l'ombre qui tombait, à chercher tout là-bas la lumière.
Je l'ai vu brusquement. C'était là qu'il était. En réalité...
Sur cette chaise solitaire.
Penché vers ce qui le fuyait, scrutant sur la peau des vagues au sourire murmurant le visage mobile, infini miroitant, des jeunes filles riches, banales et raisonnables, qui se hâtaient pour le dîner du soir. Cherchant sur ces ombres bleutées qui s'enroulent aux rêves la tige encore vivante des grandes fleurs fauchées sur les chemins perdus.
Penché de toutes ses forces vers l'autre direction, laissant loin derrière lui le Grand Hôtel clinquant qui sombrait dans le soir comme un vaisseau trop lourd.
Elle allait s'engager dans le chemin de Villefrancoeur. C'était jour de marché, et elle avançait d'un bon pas en serrant son panier dans le petit matin frisquet. Soudain il avait été là. Là, juste devant elle. A se moquer, à lui barrer le chemin et à lui rire au nez insolemment. Planté comme un vaurien dans le champ d'Emile, juste avant la barrière, en plein devant l'allée qui menait à la Rongeonnière. [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com