Un jour, c'est arrivé. Cela devait arriver. L'auteur a cessé de lutter à mains nues sur la page, pour se colleter enfin à la machine.
Le texte a cessé d'être écrit pour être fabriqué.
Le manuscrit vivant est devenu l'impersonnel tapuscrit reproductible à l'infini.
La phrase est devenue cette mélodie imprimée qu'il fallait harmoniser avec la basse d'un clavier cliquetant et les grands chocs furieux d'un chariot soprano.
Un jour, ils ont été trois : l'écrivain, la page, et la machine.
Rien n'avait changé.
Et pourtant tout avait changé.
L'écrivain ne caressait plus la muse en retaillant sa plume comme un Pierrot de lune.
La machine à écrire l'avait assis à son clavier, posté là comme un autre, dans l'immense atelier de la modernité.
Il ne pourrait plus jamais être un dieu,
celui qui peinait et tapait sur les touches à ressorts.
Et, au fond, cela lui était bien égal.
Peut-être même, au fond,
qu'il s'était mis à l'aimer,
sa muse mécanique,
sa mignonne Remington.
Le distributeur
Un distributeur de billets transformé en téléphone portable - à moins que ce ne soit en arme. Une main géante qui ne donne qu'à ceux qui ont déjà...
Elles sont si souvent primitives, inquiétantes, insolentes, les images aberrantes qui rhabillent nos murs aux couleurs du factice.
L'étrange décor a fait remonter tout à l'heure à ma mémoire un souvenir depuis longtemps oublié.
C'était à la gare, il y a des années. Un groupe de jeunes Africains.
L'un après l'autre ils se photographiaient, souriant comme à Hollywood, devant le distributeur de billets.
On aurait cru qu'ils se tenaient devant la Tour Eiffel ou au mont Saint-Michel. Ou bien à Hollywood boulevard sur le pavé des stars.
Ils n'avaient pas de carte, bien sûr, aucun billet à espérer. Mais, pas rancuniers, et tout à fait joyeux, ils se prenaient en photo devant le distributeur. Exactement comme font les touristes. Pour ramener un "souvenir" des splendeurs qu'ils visitent sans y participer.
Le distributeur, ce dieu qui se tient bouche close à l'entrée de ses temples, et qui ne tend ses billets doux, toujours un peu froissés, qu'au petit nombre des élus qui savent écarter ses mâchoires, est-il vraiment devenu le Monument de notre monde ?
Neptune dans la ville
Vitrine d'un magasin d'antiquités - Paris
Quelquefois, ils reviennent.
Dans les rues de la ville ils se fraient un chemin.
Ils avancent égarés, marchent entre les immeubles, les camions, les vitrines. Sur les trottoirs d'asphalte ils cherchent les rivières, les soleils et les prés, et les nymphes aux yeux d'eau tout éclairés d'échos.
Ils voudraient nous parler des peuples d'animaux roulant comme des vagues dans les forêts vivantes, des ruisseaux qui riaient sous les doigts bleus du vent.
Ils pourraient raconter cette époque bruissante où chaque coquillage était, tout grelottant de perles et tout barbu d'écume, une Aphrodite nue, un Neptune en haillons. Où chaque île abritait de grands bouquets de dieux chantant comme des nids.
Quand les humains sentaient, dans les troncs qu'ils taillaient pour s'en faire des navires, cogner à bec d'oiseau leur propre coeur d'écorce. Quand les rocs médusés s'habillaient en sirènes avec des yeux de femmes et des corps de troupeaux.
Quand frissonnait encore sous les cordes des lyres le ventre des tortues, quand chaque nuit le ciel étendait en pêcheur les grands filets d'étoiles qui attachaient le monde.
Quand tout était en ordre et en métamorphose et qu'ils étaient les dieux.
Mais le bruit les journaux
Les nuages boueux
Sur les trottoirs gluants
Les autos recrachant
La fumée de nos vies
Et les foules hâtives
Au tourniquet des heures
Se pressent et les bousculent
Comme de vieux mendiants.
De leurs yeux un peu tristes
De loin ils nous regardent
Avant de disparaître
Dans un reflet qui passe.
Ceci n'est pas une boîte à lettres
"Ils" ont fini par enlever le papier. Ou un passant s'en est chargé. A moins que la pluie et le vent ne l'aient poussé au caniveau comme un papillon mort.
Délavé, abîmé, à vrai dire il ne payait plus ni de mine ni de mots, sur le vieux portail de métal.
J'avais pensé, naguère, ou peut-être jadis, à le photographier.
J'aimais bien le trouver au bord de mon chemin. Chaque jour, rue Clemenceau, près du portrait de cuivre étincelant du vieux Tigre défunt, il m'adressait son petit avertissement philosophique, mi-clin-d'oeil mi-ronchon.
Nous avons tellement l'habitude de croire que les choses sont ce que les mots nous disent qu'elles sont, qu'une phrase qui ne nous dit que ce qu'elles ne sont pas nous paraît aussitôt une énigme à résoudre.
Mais mon papier collé sur ce qui n'était pas une boîte à lettres se gardait bien de nous dire ce qu'elle était. Pas de solution pas de fin mot pas d'histoire.
Ceci n'est pas une pipe.
Ceci n'est pas une pomme.
Ceci n'est pas une boîte à lettres.
Ceci n'est pas une boîte à lettres mais ceci fut une boîte à lettres.
Ceci n'est pas un portail vert mais un portail repeint en vert que j'ai longtemps connu rouge.
Ceci n'est pas la vérité mais un papier collé et déjà arraché.
Ceci toujours se change en autre chose, et les mots qui voulaient se poser sur les choses, insectes épuisés, s'en vont plus loin tomber dans leur boîte à néant, et puis s'envolent encore, d'inlassable désir.
Nos vies bruissent de mots, nous ne sommes que mots. Mais le monde, vieillard sphinx et ronchon, sourd et muet qu'il est, ne connaît rien des mots qui voudraient tout connaître.
Immobilité
Quand j'ai pris hier cette photo, j'ai d'abord eu un doute : étions-nous bien en 2014 ? Et si le temps s'était immobilisé en 2004 ? Et si cette affichette avait été clouée sur l'aiguille rouillée des années arrêtées ?
Un doute, léger frisson... J'ai relu le papier oublié sur la porte bien close :
"Fermeture définitive de la boutique le 31 décembre 2004".
C'était donc ainsi... il y avait dix ans que la boutique dormait là, figée dans son linceul de poussière... En vain la rue vivante reflétait sur la vitre ses lumières et ses séductions toujours renouvelées : le vieil étal endormi refusait de rouvrir ses yeux las. Et les trésors pâlis d'un passé mort attendaient dans le gris, spectres poudreux s'effaçant peu à peu.
N'en va-t-il pas de même de nos mémoires ? On voudrait arrêter le temps, en figer l'éclat bref derrière une vitre éternelle, mais la poussière des heures tombe lentement sur la vie comme une neige grise, recouvrant le passé qui s'éteint, tout doucement, tandis que l'ombre vient.
Le manteau
On peut voir en ce moment à la médiathèque Jacques Demy de Nantes une très intéressante exposition de dessins et lavis d'Olga Boldyreff. L'artiste y évoque les romans de Dostoïevski à travers une série de vues de la ville moderne de Saint-Pétersbourg, où elle a suivi patiemment le parcours de l'écrivain et de ses héros.
Au milieu de ces vues, somme toute assez classiques, une oeuvre étrange et tout à fait remarquable surprend soudain le spectateur : ce "Manteau" dérisoire et immense, sombre et long comme un spectre se dressant dans l'hiver.
Ce manteau n'appartient pas à Dostoïevski, me direz-vous, puisqu'il est celui de Gogol et de son Akaki Akakievitch. Pourtant, il est partout, ce manteau, dans le destin des personnages de Dostoïevski, il habille toutes les détresses, toutes les rêveries et toutes les révoltes de son univers. Il est, à vrai dire, l'âme même de Saint-Pétersbourg, fantastique et brumeuse cité de beauté, de douleur et de littérature.
Sur le mur, comme il se doit, le manteau projette deux ombres - une ombre pour ce monde, et une ombre pour l'autre. Une ombre pour l'humiliation et une ombre pour l'immensité. Une ombre pour la misère et une ombre pour l'éternité.
A ses pieds d'incorporelle étoffe, j'ai admiré cette pelote de fil doré :
Fil serré du destin, fil doré du désir.
Fil sans fin du récit qui brode à l'or des mots
la trame grise et noire des pauvres vies humaines.
Et qui s'en va tissant, araignée pénélope,
sa toile et sa pelote à faire rouler les mondes.
Le Fil, ai-je pensé. Le Fil. il fallait bien que quelqu'un songe un jour à le rembobiner, et à le poser quelque part, en équilibre au bord d'une ombre. C'est pour qu'il roule encore, qu'il roule comme un chat, parmi les nuits trop blanches et les fantômes noirs, son or léger de laine à tout raccommoder.
L'île Clémentine
— ... Ma mère ? Ma mère... Je ne l'ai vue qu'une fois... J'ai dû vous l'expliquer déjà, je suis un enfant abandonné.
J'ai été placé, replacé, déplacé, comme il arrive si souvent, avant d'être enfin élevé dans une famille aimante, un e famille d'accueil, comme on dit, une merveilleuse famille d'accueil – ma famille, qui a obtenu par la suite le droit de m'adopter, et qui m'a donné son nom.
J'ai eu de la chance, au fond. Beaucoup de chance.
Quant à mes origines... longtemps, je ne m'en suis pas soucié. [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Intuition
C'est un mot vide et plein comme un grand parapet.
Un mot vide de mots, tout baigné de promesses.
C'est un pont qui s'en va vers là-bas comme l'eau.
Un reflet qui murmure sous l'esprit qui ricoche.
Un sillon à semer qu'a tracé chaque vague.
Elle pourrait obstinée nous conduire à l'erreur.
Jamais elle n'a montré toute la vérité.
Mais elle est sur le flot la lumière tenace
qui nous donne la force de savoir, de créer,
d'être au bord du présent comme sur un rivage.
Intuition,
qui a posé là-haut tout au-dessus du fleuve,
comme un miroir tranquille où recueillir la pluie,
le soleil et la nuit, et chaque mélodie,
ce nom qui nous regarde avec les yeux de l'âme ?
Défense de
Partout où l'on écrit
Défense de
Défense d'afficher
Défense de passer
Défense de danser
Défense de penser
Défense de.
Partout où s'est rouillé dans le béton armé,
le clou rongé d'ennui de la réalité,
comme ici je voudrais qu'un artiste s'en vienne,
tirant à petits traits son fil de funambule,
recoudre sur les murs les chemins étoilés
qui s'en vont
qui s'en vont.
Rue de l'île Mabon, 26 novembre 2014
Béances
Nantes - La Fabrique, 26 novembre 2014
De loin, c'était une si vaste fresque. Si compliquée. Un grand pan d'univers, un monde entier de villes en délire et de créatures incertaines, chimères prisonnières, hideuses et naïves.
Le rêve d'un Jérôme Bosch d'aujourd'hui, grandi dans les cartoons et les jeux vidéo, parqué dans les volières d'une ville en grisaille.
En m'approchant j'ai remarqué les deux trous profonds dans le mur.
Une commande, sans doute, cette fresque.
Mur disgracié
déshabillé
peau de béton
tuyaux profonds
comme canons
à recouvrir
à recrépir
de fantaisie
de couleurs vives.
Mais l'artiste n'avait pas voulu tricher. Il avait dédaigné de masquer les trous et d'embrouiller en trompe-l'oeil nos regards complaisants.
Tant d'autres, à sa place, n'auraient pas résisté.
Beaucoup plus que la fresque, c'est le peintre que j'ai admiré. Le cran qu'il avait eu de travailler si longtemps à son mur, d'en faire un univers complet - d'en faire son univers grouillant et saturé. Et pendant tout ce temps, ces béances, de les savoir là-dedans, et de les y laisser toutes nues toutes brutes et brutales - comme si le vide et le noir avaient été jusqu'au bout nécessaires à la plénitude de son oeuvre.
Parce que, voyez-vous, ce n'est pas seulement une histoire de mur et de béton troué.
Non. C'est toujours comme cela. Il faut, pour qu'une oeuvre, quelle qu'elle soit, prenne son vol, qu'il y ait quelque part une béance, un trou noir, qui à la fois l'attire et la repousse, et qui l'oblige à concentrer ses forces - comme une étoile qui tenterait de fuir - comme un oiseau en cage qui ouvrirait enfin la porte de sa vie.