Je sortais d'une conférence où on m'avait parlé des "ohitorisama", ces célibataires triomphants du nouveau Japon. Et aussi des milliers de morts "inaperçues" recensées dans la ville de Tokyo - ces cadavres oubliés dans leur appartement que personne ne visite. Et encore des "hikikomori", les jeunes gens qui s'enferment dans leur chambre et se retirent de toute vie sociale. Le Japon, paraît-il, bascule d'un ordre ancien où dominait le collectif au désordre individualiste importé d'Occident, pour le meilleur et pour le pire.
Et voilà que je passe justement devant la fresque aux bulles...
Là-bas, ici, est-ce si différent ? Un monde vieux et gris, un monde lézardé, et chacun dans sa bulle légère et colorée. Bulles pour solitaires, bulles pour vivre à deux, bulles privilégiées, et humbles bulles au vent, bulles méditatives, bulles contemplatives, bulles joyeuses, bulles mélancoliques, bulles en chemin, et bulles à la dérive... Il y a tant de bulles à prendre ou bien à vendre.
Chacun cherche sa bulle.
Chacun soigne sa bulle.
Et chacun lutte pour sa bulle.
Chacun roule sa bulle comme un rocher de Sisyphe.
Car la vie dans les bulles est bien douce, si douce quelquefois qu'elle pourrait même passer pour le bonheur - mais malheur à la bulle qui s'égare dans le ciel ou s'en va s'écraser au fond des caniveaux.
Il y a des sociologues qui parlent de "monde liquide", pour désigner nos sociétés "post-modernes".
Je ne suis pas tout à fait d'accord. Je crois plutôt que nous vivons dans un monde de bulles. Dans un monde liquide, depuis longtemps nous nous serions noyés. Mais dans un monde de bulles... nous nous tenons en équilibre sur le vide, à l'abri sous la tente d'illusions. Et nous allons tournoyant comme des arcs-en-ciel, entre aujourd'hui et demain, entre douceur et déchirure. Légers.
Demain
Demain sera ça ?
- Non, demain sera ce qu'aujourd'hui ignore.
Qui donc prétend nous expliquer ce que sera demain ? Qui donc prétend savoir ce que demain voudra ?
Demain est notre enfant à naître, et nous, parents inquiets ou béats, nous sommes incapables de lui imaginer un autre visage que ceux, si laids ou insouciants, qu'aujourd'hui nous propose.
Mais comme tout enfant, demain naîtra libre et pur. Imprévisible, insolent et joueur.
Offrons-lui sans compter ce qu'à nos enfants nous devons : notre savoir et nos soins. Protégeons-le, aidons-le à grandir.
Mais ne l'enfermons pas, ni dans nos craintes ni dans nos espérances. Cessons de l'accabler de notre bavardage, cousin du radotage, et faisons-lui confiance : il trouvera ses mots tout seul dans nos vieux alphabets.
Que Demain soit ensuite ce qu'il aura à être : un nouvel Aujourd'hui parcourant son chemin vers tant d'autres Demains.
Reculez...
L'étrange inscription me barrait le chemin.
"Reculer pour mieux sauter" : voilà une triste banalité. Un proverbe, un cliché. Une formule à dire comme on dit tant de choses dont on ne sait que dire.
Mais tout à coup ce "Reculez ! allez-y, n'hésitez pas, reculez ! vous n'en sauterez que mieux ", c'était bien autre chose : un soupçon de leçon, le bois de fantaisie dont on fait les pensées.
On pourrait reculer tout à fait et ne jamais sauter... Ou sauter tout d'un coup, oublier dans la chute la pesante prudence des fausses évidences... Mais non, il nous faut reculer, reculer, loin de tous les bavards. Reculez, reculez ! Prenez de la distance, quittez vos lieux communs, reculez et fuyez, pour pouvoir regarder, et pour pouvoir penser - et pour enfin sauter où vous devez aller !
Tant de clichés sans saveur ont posé leurs cerises fanées sur nos cerveaux éteints. Et tant de mots sans vie coulent de sotte source, au robinet terni des mornes certitudes et des idées reçues.
Je l'ai aimée, cette inscription. Car elle nous rappelait, à sa façon de malice, que nos chemins sont barrés par les mots bien plus que par les planches, et que la liberté commence quand la langue nous démange. En terre de poésie.
Qu'en bousculant les mots, on abat les cloisons. Pour mieux sauter.
Brins de chaise et barreaux de paille
Hier, dans l'autobus. Un tout jeune homme, vêtu de ce qu'autrefois on aurait appelé des haillons - un jean sale et troué, des chaussures de toile déchirées, un pull de coton délavé couvert de taches - m'a demandé, avec le naturel des habitués, une pièce "pour manger". "J'ai vraiment très faim", a-t-il dit en empochant la pièce. Son téléphone a sonné juste à ce moment (même les plus pauvres ont des téléphones aujourd'hui, sans lesquels en effet ils ne pourraient survivre). Longue discussion du jeune homme avec une inconnue à la voix irritée. Apparemment, envoyé à une lointaine adresse en banlieue pour y prendre un travail, il y était allé en bus, le bus l'avait laissé à plusieurs kilomètres, ensuite il avait dû longtemps marcher dans un labyrinthe pavillonnaire, s'était égaré, et était arrivé trop tard. Au bout du fil, la femme paraissait vraiment mécontente.
J'ai remarqué les brins de paille piqués sur le sac à dos et dans les cheveux du garçon.
Pourquoi faut-il toujours que je remarque d'aussi menus détails, pourquoi faut-il que je reste, fascinée, à regarder, l'esprit emprisonné dans les détails les plus dérisoires, ce qu'il ne m'importe pas d'avoir vu ?
A la descente du bus, j'ai aperçu dans un caniveau ce mégot de cigare. C'était un Partagas de grosse cylindrée. Avec sa bague en rouge et or qui aurait pu orner le gros doigt boudiné d'un Midas. Je suis encore restée là, fascinée, à regarder sottement ce débris que le Luxe, en passant, avait négligemment abandonné aux mendiants des trottoirs.
Un brin de paille et de misère. Un barreau de chaise au caniveau. Pourquoi est-ce que je perds mon temps à regarder ça ? Est-ce qu'on peut faire un récit avec ça ? On ne peut rien faire de bon, on ne peut rien faire de propre, on ne peut rien faire de sensé avec ça.
Non, vraiment, non... Un Partagas mal fumé, un jeune homme affamé, un mégot plaqué luxe écrasé dans la boue, une pièce d'un euro dans le creux d'une main, 13 euros de tabac au fond d'un caniveau, un gamin sur la paille, et un cigare doré au doigt du roi Midas... ça n'a aucun sens, aucun sens, n'est-ce pas ? Dites-moi que ça n'a aucun sens...
Opéra
Pour gratter sa guitare il s'était crânement assis face au grand Opéra.
Avait posé son rond de scène sur le trottoir obscur.
Opéra de quatre sous pour sono à roulettes.
Sur le parterre des marches où la nuit remontait sa marée de badauds, on ne l'écoutait guère. Mais il poussait quand même, bel canto de misère, sa lyrique sébile, et sa chanson tenace.
Jeter son petit air dans le grand chant du monde. Donner pour pas grand chose son morceau de bravoure. Au pied des marches comme au pied de l'échelle, faire le show près des stars.
Et gratter sa guitare comme un fond de tiroir où luit, pièce de cuivre, une larme de clown.
Avant de s'en aller.
Dans le noir.
Le Cri
Elle l'avait remarqué en traversant la place vers six heures et quart, en allant prendre son car. Un drôle de petit édifice très laid qui luisait bizarrement sous le réverbère. Une sorte de cabanon dépourvu de fenêtres. De la hauteur et de la largeur d'un être humain, à peu près [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Reflet
Ce n'était qu'un rameau glissant sur un reflet.
Ce n'était qu'un reflet tombé d'une bouée.
Ce n'était qu'un peu d'ombre, de plastique et d'eau sale.
Ce n'était qu'un frisson où tremblait un feuillage.
Mais tout à coup il m'a semblé que c'étaient elles qui passaient lentement, si légères, si fragiles et si belles, minuscules, palpitantes, s'en allant se faner dans l'immense univers,
la Terre,
la Vie.
Le discours de Noël
A Noël Lucien Buisson, mon arrière-grand-père
Il a posé sur la grande table de la "salle" son dictionnaire Larousse enveloppé de papier brun. Il a apporté aussi l’ouvrage tout récent du professeur Charles Gide, du Collège de France, sur les Associations coopératives agricoles, que lui a prêté son ami Gaston de Selommes. Et bien sûr ce numéro de l’Encyclopédie populaire illustrée du XXème siècle qu’il a acheté vingt-cinq ans plus tôt à Vendôme, chez Doucet, et où brille comme une étoile [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.comEpoca
Epoca.
Des mondes arides et des vies qui attendent.
L'espoir comme une voile piquée d'étoiles rapiécées.
Et des coeurs cousus d'or qui n'auront pas pitié.
Des vagues bleues d'acier en lames de couteaux sous les bateaux perdus.
Des rivages sans ports au bout des nuits sans lune.
Terrains vagues grillages aux poings de barbelés.
Et un petit vélo avec son antivol.
Pour s'aller promener sur les routes d'ici
Et ne plus y penser, à ces morts de là-bas.
Epoca. C'est comme ça.
Toute une époque et c'est la nôtre.
Pas pire qu'une autre, c'est probable.
Mais pourquoi le faut-il, qu'elle ne soit pas meilleure ?
Au jardin
Dans le journal local, on apprenait récemment que le Jardin reçoit tant de visiteurs qu'il est désormais "saturé".
"Saturé", le Jardin ? livré aux foules, aux badauds en troupeaux et aux enfants en joie ?
Peut-être.
Mais moi, ce qui toujours m'émeut, quand j'y passe, c'est la solitude.
Solitude des passants. Solitude sur les bancs. Solitude en rouge et solitude en gris. Solitude d'ici, solitude de là-bas. Solitude est partout.
Le Jardin est saturé, c'est vrai. Saturé de solitude. Si lourdement chargé de solitude qu'il tanguerait et tournoierait comme un radeau perdu, si les arbres et les fleurs, et les oiseaux tranquilles et les vieux bancs Centaure, ne l'amarraient, de toutes leurs ailes et de toutes leurs racines, de toute leur éternité vivante, à l'immobile Eden.
Au Jardin ils s'en viennent tous, les silencieux, les oubliés, poser leur grand fardeau de solitude. Dans la douceur des ombres et l'appel des colombes, elle ne fait presque plus mal, la misère Solitude. Dans la paix du Jardin, bon cimetière des coeurs, elle est le vieux chien qui attend patiemment, sans tirer sur sa laisse.