Le Labyrinthe... La plupart le dédaignent et passent leur chemin pour s'en aller tout droit.
Quelques-uns, cependant, s'y arrêtent et avancent, un pied hésitant après l'autre, étranges funambules au regard apaisé, sur le fil de pavage qui lentement déroule, virage après virage, sa pelote de patience et ses longs noeuds d'errance.
Leurs bras en balancier leur font de grandes ailes battant comme des coeurs, et leurs pas maladroits, se posant sur le vide, y dessinent le plein, avec tous ses déliés.
Ils avancent et reculent, se retrouvent et se perdent, et toujours recommencent, tournoyant immobiles, comme on tisse son nid.
Et l'on se dit que le plus court chemin, de ce monde à soi-même, ce ne sera jamais la ligne droite.
Le faux du vrai
Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts. Rousseau, L'Emile
Elle cligne de l'oeil, la fenêtre qui trompe.
Démêler le vrai du faux, les vrais volets de bois du faux oiseau de printemps, la vraie poutre craquelée du faux rideau de mousseline à bords fleuris, la vraie pierre de pays de la fausse balustrade - cela prend un moment.
Pour le passant qui s'arrête, c'est une halte paisible, vaguement admirative. Pour le regard qui erre et qui zigzague, c'est un voyage aventureux. Et pour tous les sceptiques de ce monde, une victoire à la Pyrrhon. Car la fausse fenêtre les fait aussi faux qu'elle-même, ces volets qui ne se fermeront plus, cette pierre sur laquelle on ne se penchera pas davantage que sur la balustrade de peinture. A moins que ces contrevents aussi verts que vrais, et cette pierre de tuffeau blond, et cette poutre vermoulue ne soient là que pour l'encadrer, lumineuse, dans sa vérité idéale comme dans nos rêves de toujours, la vieille fenêtre bouchée qui ouvrait sur le noir.
Elle cligne de l'oeil, la fenêtre à malice qui nous dit que le faux du vrai, pas plus que le vrai du faux, jamais on ne pourra le démêler - sinon d'un coup de hache, ou d'un autre coup de pinceau, en noeud gordien.
Décor urbain (réédition)
J'adore, au théâtre, les décors de rue peints. Il y en a de merveilleux aussi dans les vieux films. La Ronde de Max Ophüls, par exemple, est à cet égard - comme à tant d'autres - une remarquable réussite.
Et quand je marche dans la ville, il me semble toujours, à l'inverse - mais est-ce vraiment l'inverse ? - que les rues - je veux dire les rues "réelles", si ce mot a un sens - couvertes de mots, de dessins, d'affiches, d'inscriptions, de reflets, de couleurs, sont des décors, qu'un metteur en scène ingénieux a fait peindre et disposer pour que nous puissions, passants incertains que nous sommes, jouer un moment notre rôle.
MISE EN SCENE désordonnée, certes, où chacun, sans se préoccuper de ce qu'on joue près de lui, joue de son côté une pièce de sa façon, dans une cacophonie étrange et bousculée. Mais finalement mise en scène magnifique, toujours absolument juste - dans le laid, le beau ou le médiocre, toujours parfaite et pure.
TROUVAILLES continuelles, inlassables fantaisies du quotidien.
Scénographie mobile et fugitive de l'éphémère FMR.
En passant rue Mercoeur cet après-midi-là, j'ai eu la curieuse impression - drôle d'impression, vraiment -, que la vieille camionnette à bout d'âge s'était garée là exprès. - ou plutôt que quelqu'un, exprès, l'avait posée en équilibre sur ce trottoir. Entre les deux boutiques aux noms si bien accordés, elle s'était placée si exactement où il fallait, avec son chargement coloré d'autographes précaires griffonnés par des stars obscures du marker, de la bombe à peinture et des nuits blanches, comme la dernière touche du décor. Et c'était, sous l'évidente laideur, d'une absolue justesse de ton et de sens.
La rue est un théâtre. Habitant, passant, automobiliste, cycliste ou commerçant (peu importe la distribution, qui peut varier à tout instant), chacun y tient à son tour sa partie, sans trop savoir comment ni pourquoi, avant de disparaître dans la coulisse - ou nulle part.
Quant au photographe... au moment précis qui lui est destiné, il s'approche, et prend l'image : c'est son emploi dans ce vaste spectacle.
La vie des autres
Quelques minutes avant le début du film, un soir de festival, évidemment, on ne choisissait plus vraiment sa place... Au bout de la rangée sur laquelle nous avions fini par jeter notre dévolu [...]
suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com
La main qui s'ouvre
On nous l'a tant de fois affiché notifié rabâché : il ne faut pas pas du tout vraiment pas il ne faut PAS nourrir les pigeons.
Il ne faut pas les attirer, tous ces fauteurs de fientes, ces sales crépisseurs d'excréments qui souillent et rongent nos monuments. Oh, bien sûr, je suis d'accord ! Rien de plus vrai rien de plus juste rien de plus nécessaire.
Mais comment les convaincre, eux, les distraits les rêveurs, ceux dont la main, sans bien savoir ni pour quoi ni pour qui, s'ouvre toujours pour donner ?
Le geste de la main qui s'élance pour cogner sur l'intrus, c'est celui de la peur.
Le geste de la main qui se referme sur son bien, c'est celui du civilisé.
Mais le geste de la main qui s'ouvre et distribue, c'est le geste d'Eden, celui du premier homme, en paix avec lui-même et les oiseaux du monde. C'est le geste éternel, le geste primitif, que rien n'a pu effacer de tant de doigts distraits qui émiettent en rêvant le peu qu'ils ont en trop.
La main qui se resserre sur son quignon de pain se prépare à l'angoisse.
Et la main qui s'allonge pour chasser l'importun se prépare à la guerre.
Mais la main qui s'ouvre pour donner se prépare à semer.
Muguet
Car vouloir est espoir, et espoir est vouloir.
(K. May)
Il faisait froid, si froid... il faisait peur, si pleurs...
J'ai cru que cette année il n'y aurait pas de printemps pour l'hiver, et pas de mai pour le muguet.
Alors je l'ai cherché dans la nuit.
Il était là, bien là, modeste et boutonnant tout au fond du jardin, et tête basse encore sous l'ombre accumulée. Mais si clair et si vert. Prêt à bondir comme un rire, à lancer ses clochettes comme doigts de lumière, à tourner sur sa tige comme un soleil d'été. Le premier mugue-mai, l'obstiné du bonheur, la fleur des lendemains qui ne peuvent jamais déchanter tant qu'ils sauront danser.
Il était là, bien là, modeste et boutonnant tout au fond du jardin, et tête basse encore sous l'ombre accumulée. Mais si clair et si vert. Prêt à bondir comme un rire, à lancer ses clochettes comme doigts de lumière, à tourner sur sa tige comme un soleil d'été. Le premier mugue-mai, l'obstiné du bonheur, la fleur des lendemains qui ne peuvent jamais déchanter tant qu'ils sauront danser.
Le monde ou rien
On nous l'avait donné pour rien, et tant de fois nous l'avons revendu et trahi. Le voilà bien malade.
De cahots en chaos, tout penché vers l'abîme, ivre sous les étoiles, absurdement bavard, criard, insupportable, il roule sa misère en écorchant nos corps, en cabossant nos coeurs.
Mais la lumière, mais les couleurs, mais les amours, et les artistes, et les enfants, et les merveilles.
Mais qu'il soit là plutôt que rien.
Que le moindre regard, que chaque battement de notre sang - qui tourne et tourne comme lui - nous le donne et redonne tout entier, trésor multiplié des milliards de nos vies.
Qu'il soit là qu'il soit nous qu'il soit vous qu'il soit toi, qu'il soit tous et chacun.
Le monde qui n'est pas rien.
le monde le monde et non pas rien.
Le monde le monde le monde au lieu de rien.
Le monde le monde le monde le monde - ou rien.
C'est vraiment quelque chose.
Quelque chose de tellement.
Quelque chose de si.
C'est tellement quelque chose.
D'insensé d'incroyable
et de follement beau.
Que voilà, je voulais simplement
vous le dire moi aussi
juste comme on dirait
merci.
Cerf-volant
Je ne connais rien de plus doux, ni rien de plus mélancolique. Sur la plage encore vide, bien avant la saison, par un frais dimanche de soleil, l'homme un peu ridicule au visage extasié qui ne regarde que le ciel. L'homme plus vraiment jeune qui joue avec le temps en ligotant le vent, ce pantin forcené, dans ses fils de nylon.
Maniant son oiseau bleu comme il guiderait un vieux rêve, l'homme toujours enfant. Le solitaire au cerf-volant.
Des femmes de fil
.
La bobine tournoyante d'où s'élance le fil, empruntant le chemin compliqué et patient qui lui fait un destin. La canette et le guide-fil.
Et la machine grise, vaillant petit dragon labourant sans répit avec ses dents d'aiguille le tissu remâché sur le doux pied-de-biche.
La canette, la machine. Le pied-de-biche, le guide-fil.
Je n'ai rien oublié. Ces mots étaient chez eux chez les femmes de chez moi.
Les femmes de la famille. Les grands-mères et les mères. Les tantes et les soeurs. Toutes les femmes de chez moi.
Je les ai toujours vues coudre et tricoter, repriser et recoudre. Tracer sur des papiers de soie avec leur craie magique le dessin de nos corps, découper le tissu avec leurs grands ciseaux aiguisés ou crantés, et bâtir et biaiser, dans le droit fil ou à vagues de smocks, de surjets et de fronces. Ourler et crocheter, faufiler, repriser, doubler et galonner, tirer l'aiguille et pousser la navette, à point zigzag, à point d'abeille, à point d'épine, tandis que la machine, bon dragon domestique, mordait à grand fracas le tissu qui vrillait.
Les femmes de ma famille. Elles avaient toujours un fil entre les doigts, une jupe à ourler, une laine à nouer, un ouvrage à filer, une pelote à démêler. Elles cousaient en lisant, crochetaient en veillant, tricotaient en tournant la cuillère à pot, et piquaient en rêvant sur la machine ardente qu'on ne rangeait jamais.
Les femmes de chez moi. Les mères et les tantes. Les grands-mères et les soeurs. Sans fin elles cousaient, tricotaient, nouaient et faufilaient leurs lourds fils-au-Chinois et leurs laines mousseuses et leurs cotons soyeux comme mots à broder.
C'étaient des femmes de fil.
Des femmes inlassables. Qui habillaient les corps et recousaient les jours. Pour que la vie, toujours, sans noeuds et sans cassures, suive le fil du temps qui ne doit ni se rompre, ni s'emmêler, mais suivre le chemin de canette et d'aiguille, compliqué et si simple, dragonnant et patient, que lui fait le destin.
Une tablette de chocolat
L’homme n’avait pas frappé papa avec la grosse matraque qu’il portait accrochée à sa ceinture. Il n’avait pas posé son revolver sur la tempe de papa. Il n’avait même pas touché le corps tremblant de papa de sa main lourdement gantée.
Il avait juste dit : « Mets-toi là, face contre le mur, que je te fouille. » [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de récits et nouvelles cheminderonde.wordpress.com