le soleil, la lune et la chouette
Le serpent
On lui a d'abord dit d'aller voir plus loin, de cracher ailleurs son venin.
Puis, comme il s'obstinait à ramper sournoisement dans les fleurs, on lui a cogné la tête entre deux pierres, on l'a écrasé à coups de talon. Il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois, car il était légion, et se multipliait. On a eu bien du mal à en venir à bout, c'est sûr, et on a été content d'avoir fini la besogne. Une bonne chose de faite. Mais la boucle claire des derniers anneaux, on l'a trouvée si jolie, si légère et si mince, qu'on n'y a pas touché, qu'on l'a laissée s'enrouler souplement sur son nid de feuillages. Il est malin, il sait comment ne pas mourir.
Aussi le voilà, dans l'ombre bien caché, attendant ceux qui passent.
L'hermine
Non. Je souhaitais seulement vous faire observer la plus petite et la plus vive de ces trois bêtes si humaines : car voyez comme elle va, élégante et légère, bien décidée à atteindre son but, quel qu'il soit, tandis qu'un écrasant fardeau, à peine retenu par les deux animaux frères, ses aînés, menace de s'abattre sur elle et de la broyer. Enchaînée, et si menue, de si peu de poids sous le bloc aiguisé qui cerne son corps d'ombres précises et terrifiantes, elle court avec obstination, ne regardant que devant elle, comme si de rien n'était... Le désastre est en route. La mort est imminente. Elle vit. Absurde ou admirable, cette petite hermine a quelque chose à nous apprendre.
Culte du lion rue Crébillon
Geneviève Dormann voyait en Paris "une ville pleine de lions". Nantes n'est pas une ville pleine de lions, mais les lions de Nantes sont particulièrement remarquables. Voici celui de la rue Crébillon, idole endormie, hiératique, au-dessus des boutiques.
Au dieu Vol
Sculpture de bois ornant une maison, rue de la Juiverie
Une inscription conservée au musée archéologique atteste qu'on avait dédié, jadis, la ville "au dieu Vol" - DEO VOL PRO SALUTE -
Les lettres penchent un peu, retiennent leur élan dans la pierre lourde où on les a gravées.
Je me demande qui il pouvait bien être, ce dieu Vol.
Je l'imagine, libre comme un oiseau, descendant l'estuaire au côté des hérons et des mouettes, par dessus les barques des pêcheurs de civelles, et rêvant à la mer.
Rusé comme un bandit, faisant marché de tout, même de chair humaine, attendant dans le port que s'en reviennent à lui de sombres cargaisons.
Léger comme un brin de bruine, et porté par le vent sur l'aile d'un jour gris.
Ou bien, semblable à l'homme aux yeux fermés de cette étrange enseigne - Hermès aux pieds en ailerons, glissant en songe de la terre au ciel et du ciel à la terre, pour que les mots d'en haut s'accomplissent en bas.
Tortueux et serpentin, mi-ange mi-démon, souriant avec grâce aux filles de la ville, mais désignant du doigt ceux qui mourront le soir, un dieu pas déplaisant, un peu inquiétant tout de même - comme tous les dieux.
L'homme-lion
-Mascaron - Rue de la Marne à Nantes-
Vaincu par le poids de la bête, l'homme-lion de la rue de la Marne ? Ou rassemblant toute sa colère pour secouer le masque lourd et féroce absurdement posé sur son visage d'homme ? A moins qu'il ne soit l'Hercule terrible de la victoire sous sa peau de lion ? Encore une fois, comment savoir ?
Au Grand Maître
A Nantes, la pierre a des visages, des centaines de visages. Telle maison arbore des têtes de dieux marins, telle autre affiche des visages d'esclaves, ici on reconnaît des enfants, là des vieillards, des jeunes filles et même quelques monstres innommables mais fort joyeux.
Visages ailés, visages figés, visages alourdis sous le poids des balcons qu'ils supportent, visages heureux, visages qui pleurent, visages qui rient, visages grimaçants, visages souffrants, visages menaçants, visages de méduse, visages de démons, visages d'anges et visages de monstres, visages qui s'envolent, visages vissés en mascarons au-dessus des fenêtres... tous sont différents, comme si les sculpteurs s'étaient ingéniés à inventer chaque fois des personnalités nouvelles, et à représenter au long des rues toute l'humanité avec ses vices, ses rêves et ses dieux. Je ne connais aucune autre ville qui présente ainsi au regard des passants tant de visages taillés dans la pierre, et si vivants.
Parmi tout ce peuple de visages, se remarque, allée Brancas, un visage de fer noir dont on ne voit que le profil de lame - un visage sans face : celui d'un vieil ange de l'Apocalypse qui grimpe pieds nus on ne sait quelle pente terrible, luttant contre le vent de l'au-delà, alourdi par ses ailes. Ses longs cheveux se déploient comme des bouquets de serpents, il tient sa faux à bout de bras, et, son sablier serré au creux de la main gauche, il s'en va à l'assaut.
AU GRAND MAÎTRE, peut-on lire si l'on se tient à son flanc droit, tournant le dos, notez-le bien, à l'ancien cours du fleuve - regardant vers la source et non vers l'estuaire.
C'est une vieille enseigne. Personne ne semble plus savoir qui l'a accrochée là, de quelle boutique étrange de l'ancien quai elle faisait la réclame. Du reste, peu la remarquent et peu s'en préoccupent.
L'essentiel est que le profil de fer soit là, secrètement accordé aux autres visages, à ceux qu'on voit de face.
Théâtre
Vous montez les douze marches du théâtre Graslin, jusqu'en haut, jusqu'à ce que vous ne puissiez plus distinguer ni les reflets dansants de la ville sur le large vitrage ni les huit muses en ordre sur le fronton.
Au lieu d'entrer, vous ne savez pourquoi, mû par un soupçon plus que par un pressentiment, vous vous placez derrière les colonnes qui s'ouvrent devant vous comme un rideau, et vous vous retournez vers la place.
Voilà. Elle est là devant vous, avec ses huit rues adjacentes comme les vomitoires des arènes antiques, demi-lune aux gradins de ciel pur étagés par-dessus les immeubles.
Et vous, debout très haut sur la scène, face aux grilles du cours Cambronne où la lumière s'empale, vous vous demandez quelle tragédie il va vous falloir jouer là, au bord de l'hémicycle, face aux dieux invisibles. Vous vous souvenez de Jacques Vaché, qu'on a emporté comme un beau gladiateur vaincu. Vous vous souvenez des avions qui hurlaient, et des gens qui criaient dans les ruines fumantes. Vous vous souvenez de Lola, qui brûlait en dansant ses ailes de cigale.
Peu s'en faut que vous ne vous avanciez vers l'étroit proscenium, cédant à tant d'appels, peu s'en faut que vous ne sortiez de l'ombre pour accomplir ce qui doit s'accomplir ici, une fois encore.
Puis vous baissez les yeux, intimidé, vers le joli rond de pelouse bien tondu que la municipalité prend soin d'entretenir là toujours, au bas de l'escalier, vous regardez, apaisé, les automobiles tourner toutes petites autour de ce cercle vert comme sur un tapis d'enfant. Vous êtes à Nantes, ville bourgeoise, ville tranquille, ville coquette, il n'y a pas de raison d'en douter.
Et, poussant la porte de verre couverte d'affiches colorées, vous vous rendez vers le guichet. Vous êtes venu à l'opéra, tout est très simple. Avec la foule correctement bavarde des soirs de spectacle vous vous dirigez vers les fauteuils de peluche bleue.
Ce soir on joue justement L'Enfant et la Nuit.