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La femme qui lit

Publié le par Carole

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Une vieille femme qui lit, par un beau jour un peu frais de mars, et rien de plus.
Une femme modeste sans doute, qui ne cherche pas à se faire remarquer, qui ne se doute pas que je l'ai observée, que je l'ai photographiée, que je parle d'elle aujourd'hui.
Je ne peux vous décrire son visage, je ne peux vous parler de ce qu'elle lit, je l'ai vue de si loin. Elle est pour moi, simplement, la Lectrice.
Assise au coin du banc, dans un petit rayon du soleil rare de mars, comme si le besoin de lire, irrépressible, l'avait jetée là d'un seul coup, malgré le froid et l'inconfort.
Mince et frêle dans un paysage dévasté par on ne sait quelle tempête, posant dans ce chaos l'ordre serein d'une pensée.
Seule, et pourtant de la couleur exactement des troncs et de la terre, dans un accord si profond avec ce qui l'entoure qu'on l'en distingue à peine.
Très vieille sans doute, mais si ardente, absorbée, rajeunie par le texte.
Courbée, non sur elle-même, mais sur l'autre monde des pages, où tout va droit sur la portée des phrases, dans l'équilibre des chapitres.
Heureuse du soleil et soucieuse du froid, consciente du réel dans son petit manteau brun, sous son béret de laine, mais au-delà aussi, ailleurs, très loin, dans la passion de lire.
Immobile et veillant sur son sac familier, marchant pourtant du pas des conquérants, sur des rivages inconnus, sans autre bagage que ce peu de papier et d'encre que serrent ses doigts gourds.
 
Enfant, sans doute, puis jeune fille, et femme enfin, elle lisait ainsi, dans un jardin, au bord de l'eau, sur une balançoire à la planche pourrie, sur des plages balayées par le vent, dans l'autobus, n'importe où... Et, tout près de mourir maintenant, dans le petit volume dont elle tourne les pages emplies de lumière et de murmures, elle écoute en silence la voix éternelle des heures une à une passées, jamais tournées, jamais pâlies, dans la conversation sans fin des livres, où bruisse, au vent des tempêtes et des désastres, au calme des bancs de bois dans les petits jardins, au grand fracas des foules et des rues, au bord des chemins clairs que le soleil trace dans l'ombre, le monde entier.
Une lectrice, la Lectrice, je vous dis.

Publié dans Fables

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Vidéosurveillance

Publié le par Carole

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Aujourd'hui, c'est dimanche. Et, comme il se doit au septième jour d'une longue semaine, je me repose.
Je ne vous offrirai donc que ce petit tableau, composé par un antiquaire malicieux ou naïf, et qui vous montrera ce dont vous vous doutiez déjà  : que les anges eux-mêmes, parfois, ont envie de cueillir le fruit défendu.
Il est vrai que ce putto rebondi semble appartenir à l'espèce tendre et fragile des cupidons plutôt qu'au peuple grave des anges du paradis... Et puis il est si maladroit, je crois qu'il se brûlera aux lampes avant d'avoir attrapé la grappe.
Mais attention ! Qu'il soit fils de Vénus ou gardien de l'Eden, qu'il aboutisse ou qu'il échoue, son coupable désir ne restera pas inconnu, et la voiture qui passe ne le cachera pas : tout est filmé, enregistré. Vidéo surveillance
Restent ces questions qui me troublent : que fait-on du film, là-bas derrière, au fond de la boutique obscure ? Est-ce le débonnaire antiquaire qui le visionne en souriant comme un dieu bienveillant ? Est-ce un sévère archiviste qui scrute, et note, et range ensuite ses fiches dans de profonds casiers, sans rien omettre, pour le procès, plus tard ? ou bien la caméra continue-t-elle à tourner, sans spectateur, absurdement, enregistrant toujours, et effaçant à mesure qu'elle avance tout ce qu'elle avait emmagasiné, dans un recommencement éternel et vide ? A moins bien sûr qu'il n'y ait tout simplement pas de caméra, rien, le néant, et un bout de papier doré collé sur la vitrine pour nous impressionner...
Mais aujourd'hui, c'est dimanche, je me repose, et vous laisse répondre.

Publié dans Fables

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Le fil de l'araignée

Publié le par Carole

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Dans le journal local, source inépuisable d'étonnement, j'ai lu qu'un savant japonais avait réussi à fabriquer des cordes de violon en fil d'araignée.
Pour réaliser les quatre cordes qu’il a confiées au luthier, il a, dit-il, "utilisé la soie de 300 araignées femelles Nephila maculata". Les instruments ainsi obtenus produisent un son "doux et profond".
J'ai imaginé ces violons que le rêve fou d'un savant avaient extraits du labyrinthe de trois cents toiles.
 
Araignée, ai-je pensé, audacieuse et forte araignée, chasseresse du jour, toi qui tends comme un arc la corde des saisons, toi qui jettes au printemps, flèche sûre et rapide, la branche hérissée de bourgeons.
Araignée, triste et morne araignée, fileuse de la nuit, toi qui noues en silence le ruban de tissu gluant où se prend au néant, insecte aussitôt dévoré, chaque instant de nos vies.
 
Tu poses sur le monde ton filet de grisaille.
Tu recueilles en ses mailles l’impalpable harmonie.
Tu cours sans balancier au-dessus des abîmes.
Tu poses dans l’air bleu des éventails de soie.
Tu bâtis sur le vide des ponts pour la rosée.
Et tu cloues comme un piège la toile du destin.
 
Araignée, tu es la vie, tu es la mort. 
Tu es l'angoisse et la douceur.
Tu es la cendre et la beauté.
Tu es l'espoir, tu es le mal.
Tu es l’unisson de l’univers.
 
Araignée, que le fuseau tournoyant de ton corps
file pour moi l'accord,
que je puisse enfin les entendre,
ces notes pures qui vont sur les cordes du monde
écrire la mélodie qui donne sens à tout,
et glissent en gouttes d'eau
sur l’instrument d'un invisible musicien.

Publié dans Fables

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Quatre notes

Publié le par Carole

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Rue de Feltre à Nantes - 8 mars 2012 
 
 
En remontant cet après-midi la rue de Feltre, j'avais le coeur léger. J'ai vu ces quatre notes ailées.
 
Vertes comme le mois de mars que célébraient les vitrines, ondulant sous le vent comme des voiles au loin, quatre doubles croches avaient posé soudain, dans le vacarme de la ville, la légère harmonie de leur rythme rapide, quatre petits drapeaux avaient planté, dans le fracas d'une rue commerçante, leur fragile désir de beauté.
 
Quatre coups de timbales au sacre du printemps.
Quatre coups de baguettes sur le tambour d'un dieu.
Quatre brins de fougères dans la forêt qui grandit.
Quatre graines germées dans le champ de l'espoir.
Quatre petites caravelles avançant de conserve en quête d'un nouveau monde.
Quatre notes échappées des grilles de la portée, qui avaient décidé d'aller dans l'autre sens.
 
On nettoiera bientôt ces graffitis, ou bien la pluie les lavera, le soleil les éteindra : c'est dans l'ordre et beaucoup s'en réjouiront.
 
Pourtant, il est bon de sentir qu'il suffit de si peu...
Qu'un enfant malicieux, qu'un étudiant rieur, chef à l'orchestre fantaisie, s'amuse à dessiner, avec un pochoir de carton, sur un mur terne, quelques notes colorées,
et aussitôt quelque chose en nous se met à chanter.

Publié dans Nantes

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Le vieil homme

Publié le par Carole

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 Portrait de mon grand-père Paul Maumy, réalisé par sa fille Paule Buisson-Maumy.
 
 
 
Il avait donné son corps à la science, et c'est une petite fourgonnette blanche envoyée par l'hôpital qui l'a emporté, non pas vers sa dernière demeure, mais vers le dur néant de ceux qui n'ont pas de tombeau.
Quand je l'ai vu partir, ce matin-là, sous un soleil absurde, et que je l'ai salué une dernière fois du regard, tandis que la fourgonnette s'éloignait sur la route luisante, j'ai vraiment cru qu'il était mort.
 
Et puis cela a commencé.
J'entamais avec lui des discussions interminables, nous nous disputions, je l'interrompais, il se fâchait - nous n'étions pas du tout d'accord.
Ou bien au contraire nous parlions d'une même voix, des mêmes choses. Souvent aussi nous restions silencieux côte à côte, au bord de l'eau, près d'une canne à pêche oubliée, et je me blottissais sur ses genoux, nous nous entendions si bien.
Ses yeux très bleus étaient ceux des passants - de ce vieillard ou de cet enfant -, ceux de la mer aussi, et ceux de l'humble source : en eux le monde continuait à puiser sa substance.
Sur le chemin qui s'ouvrait tout à coup, sur cette route vers la montagne qui grimpait derrière la maison de Guéret, il entonnait en chevrotant une chanson très ancienne - "A la claire fontaine..."  - et c'était moi qui chantais soudain, dans mon jardin, avec ce doux tremblé, ces trilles délicats que sa voix avait empruntés à des chanteurs d'autrefois, à des aïeux sans doute.
Il était tellement généreux, délicieux  - ou bien tellement autoritaire, insupportable. Il était si intelligent, si incroyablement doué - il était si têtu, si invraisemblablement acharné dans l'erreur. Dans les récits étranges que faisait ma grand-mère, après que la vieillesse eut submergé sa raison, je voyais un autre homme encore, que je n'aurais jamais soupçonné, et qui n'était ni plus vrai ni plus faux que celui que j'avais connu. Je ne savais pas le juger, je ne m'y essayais que pour renoncer aussitôt.
Mais voilà qu'il était jeune, et nous allions ensemble cueillir des cèpes dans des forêts de fougères et de chênes. Il conduisait trop vite sa petite voiture, il se garait avec brio dans son garage si étroit. Il pêchait des goujons qu'il jetait frémissants dans l'huile grésillante, il remettait sur leurs rails les trains qui s'égaraient. Il savait tout faire, j'étais enfant et je l'admirais. Et brusquement  il était vieux, si vieux, je ne l'avais jamais vu si vieux, sa voix tremblait comme une feuille que l'hiver a saisie, je le soutenais dans sa marche, fardeau trop léger qui tenait dans mes bras, petit tas de brindilles blanchies - c'était inconcevable de sa part, et j'avais peur. Le plus souvent, pourtant, allégé de tout âge, il se promenait dans le temps comme un funambule qui aurait trouvé sans intérêt les chemins ordinaires des jours, et qui aurait tendu son fil dans d'autres directions capricieuses.
Il ne cessait de se transformer, de chacune de nos rencontres surgissait un être nouveau et surprenant, qui échappait à toute certitude. De lui je ne percevais que des aspects inconciliables, et je ne savais pas davantage qui il était que je ne savais qui j'étais.
 
J'ai fini par comprendre. Je m'étais trompée, ce matin de morne soleil, quand j'avais salué tristement la petite fourgonnette blanche qui emportait son corps raide. Je m'étais trompée puisqu'il était toujours, comme un vivant, un être que chaque jour construisait, que chaque jour défaisait, un être mobile, incompréhensible, incertain, familièrement lointain, inaccessiblement proche. Je m'étais trompée, il n'était pas mort, puisqu'il était encore ce qu'il avait été, le vieil homme si jeune, changeant et inconnu, toujours perdu et toujours retrouvé, immense et si petit, à l'ombre duquel je marchais, et qui était nécessaire à l'ordre comme au désordre de ma vie.
 
Je me suis tue trop longtemps. Il faut que je vous le dise :
 
La mort n'emporte pas ceux qui sont dans le coeur des vivants.

Publié dans Enfance

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Puzzle

Publié le par Carole

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 Nantes - Quartier du Champ de Mars - 5 mars 2012 
 
 
L'expression "maison close" m'a toujours paru épouvantable. Bien sûr, il y a la sordide réalité qu'on entrevoit à la trouble lueur des anciennes lanternes rouges, mais, surtout, il y a ce mot terrifiant : "close".
Maisons closes. Vies closes. Portes fermées. Couloirs sans issue. Fenêtres murées sur le noir. Et la déchéance repliée sur elle-même comme le point final tombé au bas de la dernière page.
 
Je voudrais faire entrer toutes les maisons closes par les portes ouvertes de ma maison-puzzle.
 
Le crépi s'est sali, la peinture s'est un peu écaillée, c'est vrai, car c'est une maison qui a vieilli - une maison humaine, dans sa vieille peau ombreuse et desséchée, semée de rides et de taches brunâtres.
Mais il y a tant à lire sur ses murs sagement peints à fresque...  C'est une maison qui parle à ceux qui passent.
 
Le puzzle est en construction depuis bien des années, et les pièces qui manquent sont restées suspendues là-haut, hésitant à prendre leur place. Peut-être se poseront-t-elles ailleurs que dans ces trous bleutés qui semblent s'ouvrir pour elles, aux remparts crénelés que leur ont dessinés les pièces précédentes. Peut-être ne se poseront-elles pas du tout. Peut-être l'une d'elles se posera-t-elle doucement où on l'attendait, tandis que l'autre s'envolera comme un oiseau léger, ailleurs, un peu plus loin, très loin. Peut-être chutera-t-elle lourdement au lieu de s'envoler. Peut-être se relèvera-elle, allégée. Peut-être et peut-être pas.
Car une vie humaine se bâtit doucement, avec ses ombres et ses lumières, ses doutes et ses paresses, ses beaux envols et ses lourdes erreurs, énigme que chaque jour décide et chaque jour défait.
Gardez les portes ouvertes vers les routes qui tournent et les sentiers qui se détournent, vers les chemins qui bifurquent et les couloirs qui ne se ferment pas. Ne vous pressez jamais d'ajuster, de vos doigts ignorants, le dernier morceau du puzzle.
Car voyez comme tout le ciel passe là-haut dans les fenêtres, tout le ciel, avec ses nuages et ses soleils, avec ses saisons mortes et ses printemps infinis.

Publié dans Fables

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La maison du bord de l'eau

Publié le par Carole

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Maison au bord de la Sèvre. Rezé
 
 
C'est une maison du bord de l'eau. Une demeure aux yeux clos, dont on a muré toutes les fenêtres, toutes les portes.
 
On y vivait heureux parmi des arbres pleins d'oiseaux. Les nuages en rêvant trempaient dans la rivière le bout gris de leurs ailes, le ciel en frémissant posait sur le courant des chemins bleus, des rayons de pluie douce, ou des filets d'étoiles. Dans les allées du grand jardin, un couple marchait le soir en se tenant la main, et des enfants couraient dans l'envol des ballons et de la haute balançoire.
 
Puis quelque chose est arrivé. Quelque chose que j'ignore, que je ne peux qu'imaginer.
Le couple s'est séparé.
Quelqu'un est mort.
Les enfants sont partis, oubliant derrière eux de vieux arbres d'hiver, des allées noires emplies d'orties et de corneilles.
On a vendu la maison. On va la démolir et construire un immeuble d'exception - Rives de Sèvre - Côté rivière - Les Naïades. BBC. Larges baies. Profonds balcons. Terrasse panoramique. Parc privatif.
 
Je ne sais pas.
 
Je sais seulement que la maison du bord de l'eau est restée seule et triste, fermée sur ses secrets, étouffée dans son ombre, attendant de finir.
 
Pourtant, quand on la regarde en passant, on voit qu'elle penche un peu, qu'elle cherche à tâtons la rivière. Lorsqu'on s'approche tout près d'elle, on entend les vieux arbres lui parler à l'oreille - et d'un murmure elle leur répond dans le vent qui passe, et des oiseaux vivants tendent des nids sous les gouttières pour y capturer le bonheur.
 
C'est une maison du bord de l'eau.
Une maison qui rêve encore.
 
A coups de branches vives, à brassées de roseaux, brisez les briques de parpaings, ouvrez les portes et les fenêtres.
Faites venir le couple qui s'aimait,
faites entrer les enfants, et laissez-les crier,
faites courir dans l'herbe le ballon coloré,
accrochez au vieux saule la balançoire qui grince.
 
Et que rien ne finisse.
Et que tout recommence.
 
 
Qui n'a pas, quelque part, une demeure aux yeux clos,
un jardin oublié,
une maison du bord de l'eau ?

Publié dans Fables

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Les clowns

Publié le par Carole

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 "Il s'affala aux pieds de l'agent, sans un son.
Deux passants qui avaient vu la scène accoururent. Ils s'agenouillèrent et retournèrent Auguste sur le dos.
A leur stupeur, il souriait. C'était un large sourire, séraphique, d'où le sang s'écoulait en bouillonnant.
Les yeux étaient grand ouverts, et contemplaient avec une candeur incroyable la mince tranche de lune qui venait d'apparaître au ciel." 
Henry Miller, Le Sourire au pied de l'échelle
 
 
J'ai appris que la dernière "Bario" était morte le jour de Noël. Elle avait quatre-vingt-cinq ans. Ses deux compagnons, les deux Auguste, les gugusses, le petit bavard qui se croyait malin, l'abruti bredouillant qui n'était pas si niais, avaient disparu depuis longtemps.
Je me suis souvenue.
J'étais enfant, mes parents venaient d'acheter une télévision. C'était un gros poste de bois verni, avec des images en noir et blanc. Aux heures sans émissions, de la neige y tombait longuement, mélancolique, comme si l'hiver n'allait jamais finir. Un petit train brillant, panaché de fumée légère, circulait, parfois, en semant des énigmes, dans une campagne toujours ensoleillée, sur une voie qui tournait en rond.
Cette télévision était précieuse, autant que la petite Quatre ailes blanche qui stationnait depuis peu dans la cour, autant que la table de formica jaune qu'avait fabriquée pour nous mon grand-père, autant que la banquette de skaï qui sentait le neuf et qu'un camion bruyant, venu de loin, avait livrée un jour, au grand ravissement des écoliers du village, dans un carton géant.
Tous ensemble, le soir, chaudement serrés sur la banquette, nous regardions, silencieux, éblouis, tourner des manèges enchantés, s'envoler des marchands de sable fin en habit de Merlin, tandis que des ours aux yeux tendres, posés sur des nuages, nous faisaient signe de la main.
Puis nous allions nous coucher, en même temps que les poules, les vaches et les mouches des paysans nos voisins, dans nos lits de fer froids où ma mère avait placé une bouillotte - car il n'y avait pas de chauffage dans la maison d'école.
Une fois par mois, cependant, nous avions le droit de veiller pour regarder la Piste aux étoiles. C'était une émission qui m'éblouissait tant, et où tournaient tant d'astres aux ciels des chapiteaux qu'elle n'était pas, celle-là, en noir et blanc comme les autres. Elle surgissait de l'écran dans un fracas de couleurs scintillantes - cuivres dorés des instruments du petit orchestre endiablé, diadèmes éblouissants des magiciens, balles vertes et jaunes des jongleurs en collant de lumière, cercles de feu où rugissaient des fauves blonds comme le sable des déserts.
J'avais peur des tigres aux bonds cinglants, les trapézistes m'enchantaient, le tutu blanc de l'écuyère me ravissait, mais j'aimais plus que tout le numéro des Bario. Je revois les nez rouges et les moustaches charbonnées, le chapeau mou, les bretelles et les poches sans fond, les chutes et les coups, l'accordéon absurde, le petit violon aigre aux sons déchirants, - et cette femme blonde élégante essayant vainement de faire triompher la raison dans ce monde de farce.
 
Je me demande ce que cela peut être, la vieillesse d'un clown.
Quand les pas raidis font chuter lourdement le corps qui ne rebondit plus,
quand les os rouillés déformés se transforment en chaînes,
et que l'affiche sur le mur s'efface et se déchire.
 
Je me demande ce que cela peut être, la mort d'un clown.
Quand sous le masque aux lèvres rouges surgit le masque aux lèvres noires,
quand le petit violon pleure sa dernière note,
et que l'accordéon crache le couac final de ses soufflets crevés.
 
Je me demande si le rire éternel des enfants accompagne là-bas, pour adoucir leur route, les clowns qu'on a couchés sur le sable étoilé de la dernière piste, et s'ils sourient encore, comme la lune, à la nuit sombre, une fois passées les grilles, quand ceux qui les ont aimés sentent battre, à leur nom, leurs coeurs d'antan.
 
http://www.dailymotion.com/video/xfue2j_les-clowns-bario-annees-80-le-photographe_webcam

Publié dans Enfance

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Une trace

Publié le par Carole

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Laisser une trace comme celui-là qui passa sur ce trottoir... oui, ce serait plaisant.
Laisser une trace, c'est vrai, j'aimerais bien.
Pas une forte empreinte à mouler dans le bronze.
Pas un de ces sillons emplis d'ombre qu'on suit avec respect chapeau bas.
Une trace légère.
Sur le trottoir où chacun passe, quelques grains de poussière que sèmerait le vent.
Quelques traits de lumière qu' emporterait dans son aile un oiseau.
Quelques pas de soleil qu'effacerait le pas d'un enfant plus léger.
Une trace vivante qui danserait comme une fleur sur le goudron.
Une trace rouge. Ou peut-être jaune. Ou bien encore une trace bleue. Ou de tant de couleurs qu'on ne saurait plus dire.
Une trace rouge, et jaune, et bleue, et verte, et orange, et violette. Une palette d'arc-en-ciel, pour faire avec le jour un bon bout de chemin.

Publié dans Fables

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Les lavandières -

Publié le par Carole

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Port des roquios sur l'Erdre, dans le bassin où s'interrompt le cours dévié et canalisé de la rivière - février 2012
 
En ce temps-là, l'Erdre était encore toute bruissante de laveuses.
Les chemises claquaient au vent et les draps dormaient sur le pré, ventres luisants sous le soleil.
C'était le temps des lavandières, qui blanchissaient le monde, chantant et bavardant avec les reflets argentés du courant.
La nuit elles revenaient, silencieuses et ombreuses, changeaient les draps blancs en linceuls, et les eaux vives en marais oublieux.
Des cadavres passaient en rêvant, couchés au lit des vagues, sous la lune traîtresse qui fait brunir le linge.
De petits roquios cinglant à toute vapeur les bousculaient un peu, mêlant leur ombre jaune aux blêmissures de l'eau.
C'était ainsi.

Publié dans Nantes

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