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Le pain quotidien

Publié le par Carole

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Il y avait là, autrefois, une boulangerie.
Seule l'enseigne est restée, avec ses lettres lentes comme le pas du laboureur, larges comme le geste du semeur, courbes comme la lame du faucheur, barbelées comme les épis, hérissées comme les chaumes, rondes comme les meules, bleues comme le ciel des moissons, légères comme le vent de juillet, et claires, et douces, et bonnes, comme le geste de tailler la miche, quand elle craque encore de chaleur au sortir du four.
Quand je suis passée là, un après-midi de mars, je me suis souvenue de cette formule si curieuse de l'ancestrale prière, de ce pléonasme qui n'avait jamais attiré mon attention jusqu'alors : "donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien".
J'avais assisté, le matin même, à un enterrement. Dans l'assistance déchristianisée, de vieilles voix usées, auxquelles je ne m'étais pas jointe, avaient, seules, repris, dans le silence de l'église, les mots anciens que je retrouvais sur ce mur sombre, dans cette rue sans grâce : "donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour".
 
Nous avons trop vite oublié, peut-être, dans le culte effréné des jouissances à venir qui caractérise notre monde rapide, ce que nous enseigne cette naïve répétition, pendant des siècles murmurée dans la ferveur et dans la crainte.
Toute la peine et toute la joie séculaires des hommes. Le renouveau de chaque jour dans l'effort et le contentement, la souffrance de cultiver rachetée par l'humble récompense de la récolte. Le bonheur d'être ici, sur la terre, et de partager, un moment, un morceau du bon pain de la vie. Et, au fond de cette paix de la journée finie, dans ce tournant du temps qui s'ouvre chaque soir, cette incertitude aussi, l'ombre que le bonheur d'aujourd'hui fait peser sur demain. L'apaisement de savoir que l'on mange aujourd'hui, et le douloureux mélange d'espérance et d'angoisse contenu dans le mot demain, qu'on évite de prononcer - qu'on ne peut prononcer, ne sachant de quoi il sera fait, si bien que l'on répète simplement, doucement, modestement, les mains jointes et closes sur ce trésor fragile : "aujourd'hui", "quotidien".
Au-delà du message religieux, que je ne juge pas ici,  m'émeut la sagesse ancestrale de ce simple désir, chaque jour renouvelé, d'une mince et précaire part de bonheur - du pain quotidien d'aujourd'hui.

Publié dans Fables

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L'escalier

Publié le par Carole

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Escalier - Maison Ferrand à Selommes 
 
Pierre Roy a intitulé un de ses plus étonnants tableaux "Danger dans l'escalier". On y voit un serpent dérouler ses anneaux sur les marches de bois du très long escalier d'un immeuble tranquille et cossu.
Dans la calme maison de mes grands-parents, il y avait ainsi un escalier de chêne qui déroulait dans l'ombre les anneaux de l'angoisse.
C'était un escalier craquant, qui s'en allait sinuant dans sa cage étroite, sous la vague lueur d'une vieille lucarne tachée de mouches mortes, jusqu'au grenier lointain où chouettes et fantômes dormaient emmaillotés, dans ces bandelettes soyeuses et grises que leur tissaient des peuples d'araignées.
Tout en bas une grosse boule de cristal à facettes arrêtait la rampe. Quand on s'y penchait on voyait les visages d'enfants s'allonger, devenir vieux, devenir laids, et c'était saisissant comme de se pencher sur un puits.
Derrière les marches habitaient des rats, des reptiles et des insectes silencieux, qui pour nous voir passer s'écartaient en froissant lentement les ténèbres. De lourdes floraisons de cauchemars penchaient leur ombre sur les murs, y écrivant en noir des mots terribles qui me faisaient trembler. La rampe sous la main glissait comme de l'eau vers le fond gluant des abîmes. Et sous les pas craquaient, comme des os, les branches oubliées sur ces chemins, au loin, où les morts vont tout seuls en pleurant.
 
Comment un tel escalier, avec son chargement d'épouvante, pouvait-il surgir à quelques pas de la douce cuisine, dans le parfum chaleureux du chocolat du matin, de la soupe du soir ?
Comment tant d'obscurité frémissante pouvait-elle se lover derrière la porte de ma chambre tendue de bleue, derrière les meubles de bois de rose et le bonheur-du-jour en acajou de ma grand-mère si tendre ?
Comment notre heureuse vie pouvait-elle côtoyer tant de malheur et tant de peur ?
Comment mon calme esprit d'enfant très sage pouvait-il deviner tant de monstres cachés ?
Question sans fin toujours la même, lancinante question sans réponse, tournant dans mon esprit et y semant ses ombres, comme les marches de l'escalier.
"Tu te fais des idées", disait toujours ma grand-mère. Des idées, oui, elle avait raison.
Car bien plus tard j'ai compris que l'absurde question née de mon imagination d'enfant était en réalité LA question, celle que je ne cesserais ensuite de ressasser, comme tant d'autres habitants de cette étrange terre, sans plus de résultat qu'alors.

Publié dans Enfance

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Un visage

Publié le par Carole

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Ateliers du Carnaval - Nantes - mars 2012 
 
Dans ces grands ateliers du Carnaval, je me suis étonnée aussi de ces immenses visages en construction qu'on voyait partout.
On aurait cru des statues de l'ïle de Pâques en plastique, se hissant hors de leurs blocs mal dégrossis, poussées par des mécanismes compliqués de bois et de métal, encagées de grillages, scarifiées de crochets, tatouées de rudes peintures, et attendant, avec la patience des dieux, les dernières finitions humaines, dans ces coulisses étranges du grand théâtre du monde.
 
Ainsi, j'ai appris comment naissent les visages difformes des géants qu'on promène dans les rues.
 
Et peut-être les nôtres, hélas.
Car qu'est-ce qu'un visage ?
Cela se façonne d'abord grossièrement sur des patrons légués par des ancêtres inconnus. Cela se coule dans une pâte délicate et transparente. Et au début, c'est très joli, c'est même tout à fait charmant, porcelaine mignonne des premiers ans.
Puis tout cela s'étire, se met à grandir absurdement - nez, front, oreilles, menton, pommettes, saisis par on ne sait quels doigts furieux qui les sortent cruellement de l'enfance.
Et quand enfin prend forme le visage de l'adulte, l'insatisfait sculpteur, pris d'un de ces accès fous de virtuosité qui souvent poussent les plus grands des artistes à ruiner irrémédiablement leurs travaux, renvoie son oeuvre à l'atelier. Et voilà qu'il la remalaxe, qu'il la remodèle, sans répit, la ciselant de rides, la saupoudrant de taches, continuant à étirer la chair de bizarre façon, jusqu'à en faire cette masse avachie et tourmentée qu'on aperçoit, les derniers temps, dans les miroirs voilés de la vieillesse, si l'on persiste à vouloir s'y regarder.
Il y a bien moyen, dit-on, de lutter un peu, de repeindre la chose, de la ravaler, ou même d'y infitrer des mastics réparateurs : travaux de rénovation délicats et coûteux, emplâtres sur visage de bois, promis à peu de succès et ne retardant guère l'issue...
 
Mais peu importe au fond de savoir comment se fabrique et comment se détruit un visage.
Car la véritable question, celle qu'il nous faut absolument résoudre, c'est de savoir comment l'habiter, comment, de l'intérieur, le modeler aux contours de notre âme, comment le faire nôtre, en somme, ce masque que nous devons porter jusqu'au bout.
 
Et ce travail-là est beaucoup, beaucoup plus ardu et beaucoup plus mystérieux aussi que celui des carnavaliers.
Aussi ardu et mystérieux qu'une vie humaine.

Publié dans Fables

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Un bouddha dans le jardin

Publié le par Carole

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Pour F., si par hasard elle lit ce texte, avec toute mon admiration pour la tranquille audace qui la caractérise 
 
 
En passant devant cette sombre statue de soldat chinois, réplique agrandie de l'une des figurines de la fameuse "armée d'argile" trouvée dans le tombeau d'un empereur, triste planton qui garde, non le royaume des morts, mais la grille inamicalement hérissée d'une maison de ma ville, je me suis souvenue d'une histoire charmante que m'a racontée l'une de mes amies. Une des plus adorables histoires que j'aie entendues depuis longtemps.
 
Mon amie venait de se fâcher avec son mari, quand elle avait eu l'idée, soudain, d'acheter un bouddha de pierre, pour le placer dans le jardin de leur petit pavillon. Elle se le représentait si bien... ce serait un bouddha de modestes proportions, à la mesure de l'étroit terrain, pas un bouddha de Bâmiyân, évidemment, mais tout de même un bouddha d'une certaine taille, un bouddha de pierre blonde, qui éclairerait la pelouse, et qu'on verrait très nettement depuis le salon, les jours tristes.   
Naturellement, ce désir brusque et mal expliqué de bouddha n'avait pas contribué, une fois exprimé à haute voix,  à pacifier la vie du couple. Et, comme il arrive souvent, contrarié, le désir de bouddha avait irrésistiblement grandi, était finalement devenu si impérieux, qu'après maintes paroles un peu aigres, maintes petites bouderies de part et d'autre, il n'y avait plus eu d'autre choix que d'obéir à ce mystique appel.
Ils s'étaient donc rendus ensemble à la jardinerie pour choisir la statue qui convenait le mieux, un très beau vikarta mudra, assis, une main levée, dans la position de l'enseignement.
On avait passé le bouddha à la caisse, payé le bouddha par carte bancaire, emballé le bouddha dans une bonne épaisseur de polystyrène, couché le bouddha bien à plat dans le coffre de la voiture.
Ensuite, avec beaucoup de peine, le mari de mon amie avait transporté en bougonnant ces trente-cinq kilos de sagesse jusqu'au fond du jardin, les avait calés, pour qu'ils ne s'effondrent pas, dans la petite fosse creusée exprès sur la pelouse, avait retiré la gangue de polystyrène, tassé la terre, et essuyé la transpiration qui lui couvrait le front.
Puis il s'était un peu reculé, et il avait regardé le bouddha, dont la douce pierre blonde se détachait lumineuse, comme une mandorle sur le mur de parpaings.
Il l'avait regardé un moment, un bon moment. Peu à peu il s'était mis à sourire, et même presque à rire, car le bouddha était très beau, et si paisible, si serein au milieu des narcisses et des crocus du premier printemps, qu'il se sentait tout à fait heureux. Alors il avait regardé mon amie, s'était souvenu qu'elle était belle et délicieuse et qu'il l'aimait depuis toujours, l'avait prise par la taille, et l'avait longuement embrassée, mettant ainsi fin, sous les yeux clos mais approbateurs de la statue, à la brouille qui les avait absurdement séparés.
 
Un bouddha dans le jardin, voilà de quoi être heureux en effet.
Trente-cinq kilos d'impermanence. Et l'infinie légèreté du nirvana.
Et toute la force de la bienveillance et de l'amour pour garder la maison.

Publié dans Fables

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Questions

Publié le par Carole

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 "La terre est bleue comme une orange" (Paul Eluard)
 
Aux Ateliers du Carnaval, je suis restée un moment à observer ces grandes figures encore inachevées. Entreposées côte à côte par hasard, elles avaient pourtant l'air, ainsi rapprochées, de raconter quelque chose comme une histoire. Mais quelle histoire ? Et peut-être après tout n'avaient-elles pas été entassées ainsi par hasard, peut-être étaient-elles au contraire, ensemble, actrices et figurantes d'une grande scène mythologique, d'un mystère qu'on montrerait bientôt dans les rues, sur un chariot solennel fendant lentement la foule. On dit justement que le thème retenu cette année est celui des "Contes et Légendes". Seulement voilà :  comment savoir ? A qui demander, puisqu'en ce dimanche après-midi les carnavaliers s'étaient absentés ?
Voyons, ai-je d'abord pensé, si quelque chose ici nous est dit - et, oui, oui, finalement, je le crois - on ne peut le comprendre qu'ainsi, en forme d'avertissement :
"Des géants fous, grotesques mais terribles, s'amusent avec notre petite planète en déroute, fragile et bleue comme une orange meurtrie par le néant. La chute est pour bientôt, la terreur a saisi les vivants. Et la mort en ricane déjà dans son coin sombre d'apocalypse."
Puis j'ai eu peur, j'ai douté. Et je me suis dit que non, qu'il n'était pas possible, dans cette atmosphère de fête, dans la bruyante et vulgaire insouciance du carnaval, de croire à tant de malheurs, que c'était assurément le contraire qu'il fallait lire :
"Un bon et solide gardien veille sur notre terre. Menacée, blessée déjà peut-être, il saura l'abriter dans sa large main, lui évitera la chute, l'aidera doucement à guérir. Ainsi gardés de tant de monstres que nous avons fait naître, nous poursuivrons, sur cette bulle légère et colorée, notre chemin dans l'univers. Tout au fond du tableau, dans son coin sombre, la mort à tête d'os n'est rien, que le masque dérisoire de nos craintes, qui déjà sort de scène."
Mais maintenant que je suis rentrée, que tout se brouille dans mon esprit, après cette traversée du grand désordre criard et moqueur des Ateliers, je ne sais plus, plus du tout quoi penser.

Publié dans Fables

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Les idéogrammes du balcon

Publié le par Carole

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J'ai aimé cette fenêtre d'occident où s'affichait un message d'orient.
Ces traits jaillis d'un pinceau souple, entremêlés à la métallique calligraphie du balcon.
Ces fleurs vives des lettres écloses sur la soie, près de ces feuilles aiguës qu'un forgeron tressa au feu.
Ce gris tendre de l'encre, semblable au gris pâli du fer.
Ce fragile tissu, qu'effaceront les soleils de demain, derrière la vieille grille, venue d'un autre siècle.
Ce vertical appel à s'élever plus haut, à côté de la chute embrouillée de l'ombre.
 
J'ai aimé que quelqu'un de là-bas écrive pour ceux qui passent ici, avec ces mots qu'ils ne savent pas lire, ce mot unique et aussitôt compris : accord.

Publié dans Fables

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Uniques

Publié le par Carole

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Nantes - papier collé sur un mur, rue de l'Ecluse 
 
Uniquement des enfants uniques, uniquement des humains uniques
 
 
J'ai connu une mère qui disait sans cesse : "mon fils...", allongeant l'adjectif possessif, comme d'une caresse, d'un sourire, peut-être même d'un léger reproche, adressés à l'enfant unique qu'elle aimait tant, et qu'elle semblait, dans ce mot, faire venir tout entier à elle, comme au jour lointain de sa naissance.
"Mon fils..." Elle le disait à tout propos, elle ne semblait pas pouvoir se lasser de parler de cet enfant. Elle n'en avait qu'un et il était le sien.
Mon fils - Et l'enfant ne se perdrait pas dans la forêt ombreuse qui menace, loin des mères, tous les enfants de ce monde incertain. Souriante elle veillait.
"Mon fils...", et elle le mettait de nouveau au monde, parlant de lui à tant d'inconnus qui auraient pu, ignorant tout de lui, lui dénier ce miracle qu'était son existence.
"Mon fils..."
 
Et, c'était extraordinaire, en une même journée son fils trouvait le moyen de se marier, de divorcer, de perdre un emploi, d'obtenir une promotion, de tomber malade, de s'inscrire à un club de judo, et, pourvu d'un don d'ubiquité véritablement unique en effet, de se rendre à Paris, à Lyon, à Singapour, à Nantes, à la crèche, chez le dentiste, en voyage d'affaires, ou à l'université.
J'ai fini par comprendre qu'elle avait sept enfants - sept garçons, dont deux qu'elle avait adoptés - tous siens, et, surtout, tous uniques.
 
Je n'ai que trois enfants, mais je lui ressemble beaucoup. Moi, bien d'autres, toutes peut-être... comme nous lui ressemblons...
Car il n'y a que des enfants uniques.

Publié dans Fables

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Chaises de jardin

Publié le par Carole

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Je marchais dans l'allée, derrière chez moi. Sur la terrasse d'une maison voisine, les chaises ressorties depuis peu, puis restées seules au jardin en ce lundi de travail, étaient comme quatre feuilles d'hiver aux nervures délicates et diaphanes. Quatre fantômes délicats, carcasses épurées d'insectes très légers. Quatre spectres tranquilles, amis ou parents un peu raidis par l'âge, par tout ce qu'ils ne pouvaient se dire, conversant avec circonspection en buvant du thé clair, habillés seulement désormais de leurs silhouettes blanchies comme d'os très menus. Quatre convives posés là, brindilles pâles au fond de l'eau d'un aquarium, dans les reflets de leurs vies disparues.
Un oiseau de mars pépiait dans la haie, solitaire, son chant de reverdie. 
Les paquerettes dessinaient, dans l'herbe rase encore, des chemins emmêlés d'étoiles.
C'était ce moment de l'année où le temps tourne sur lui-même.
J'écrasais des violettes et, dans leur parfum meurtri, la mémoire doucement montait en moi, comme une eau calme qui aurait gardé en elle, intacts, tous ses reflets
 
J'ai revu ce dimanche, chez mes grands-parents de Selommes. On était en mars et il faisait si beau qu'on avait décidé de sortir au jardin. On avait ressorti du hangar la table et les chaises de fer, si jolies, toutes blanches, conservées intactes sous la housse d'hiver, et on les avait disposées sous le prunus à l'ombre maigre. On avait invité l'oncle Georges et la tante Alix.
Longtemps, on avait parlé de petits riens, de longues rancunes avaient affleuré, qu'on avait évité d'approfondir. Quatre adultes autour de la petite table de fer, tous quatre âgés déjà, et l'enfant qui jouait sans bruit, dans l'herbe, à l'abri des soupçons dans ce bourdonnement des vieilles voix, à s'en aller très loin, sur les chemins interdits de la pensée.
C'était mars dans le chant des oiseaux, dans les étoiles menues des paquerettes et le parfum profond des violettes.
C'était dimanche dans la lenteur des gestes et la patiente dégustation du thé brûlant, qu'on avalait à petites gorgées sucrées, pour étirer le temps.
Puis l'oncle Georges et la tante Alix étaient partis dans leur petite Diane bleue. On s'était mis sur le trottoir, devant le vieux portail vert, pour les regarder s'éloigner et leur faire de la main de grands signes, de plus en plus grands, à mesure que la voiture se faisait plus petite, là-bas, dans l'air déjà brumeux du bel après-midi de mars.
On était revenus au jardin, un peu pensifs.
On avait eu froid un instant, on s'était senti frissonner.
Car tout était déjà inscrit dans ce départ.
Alors, buvant encore un peu de thé, reprenant du gâteau, on avait continué à parler, très bas, à peine, de tout petits riens, ou de rien du tout, pour finir la soirée dehors, tandis que l'ombre du prunus s'allongeait sur l'allée de graviers.
Mais déjà, sur les deux chaises restées vides, l'enfant jouant à terre dans l'herbe avait vu se dessiner, brindilles blanches et fragiles, insectes timides immobiles, les spectres souriants de l'oncle et de la tante, de ceux qui, jamais, jamais plus - comment le savait-elle déjà ? -  ne reviendraient au jardin.
Même, l'enfant avait vu s'avancer, encore incertains, presque imperceptibles, d'autres spectres. Effrayée, elle avait évité d'y penser, et s'était rapprochée de la table, pour prendre dans l'assiette le dernier morceau du gâteau.

Publié dans Enfance

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La lucarne

Publié le par Carole

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Derrière cette lucarne minuscule, tout un monde, fragile et désuet, de bijoux, de rubans, de mannequins cintrés et de porte-manteaux de couturière.
Un monde en miniature, mignon et ordonné comme une maison de poupée, absurde et triste comme le fouillis solitaire, au grenier, d'une vie oubliée.
Dans l'ombre surchauffée du toit, le petit ballet suranné d'un rêve encore fervent.
En l'absence de tout balcon, l'exigence de se montrer quand même à la fenêtre.
Malgré la rouille et la crasse, l'obstination à poser sur le monde un regard élégant.
Et, contre la vieillesse gagnant comme une lèpre, la douceur de la nacre et le frou-frou des soieries.
 
J'ai connu de vieilles, très vieilles femmes, qui s'obstinaient, seules depuis si longtemps, à serrer un corset sur une poitrine effondrée, à attacher de leurs doigts gourds sur un poignet enflé un rang de perles irisées, à nouer sur les plis dévastés de leur cou un foulard de soie rose et fleurie, à décrocher à grand-peine, sur l'instable perroquet du vestibule, un coquet manteau de laine fine, pour faire chaque matin, dans la rue où personne ne les reconnaissait, un tour très digne de promenade, dernière parade de l'élégance. Avec cette suprême volonté que mettent les danseuses épuisées à rejoindre avec grâce, le spectacle fini, les coulisses obscures, elles allaient toutes droites et parées sur un bout de trottoir sale et bruyant, s'efforçant de ne pas boiter, de ne pas trébucher, de faire ce qui se devait, d'être comme il faut, sous le regard dur et aimant de spectateurs aussi exigeants qu'invisibles - puis elles rentraient, sans pleurer, vieux corps souffrants, âmes veuves esseulées, dans l'ombre de leur logis vide.
 
Ma grand-mère était ainsi.

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Un pont de drapeaux

Publié le par Carole

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 Nantes - pont de la rue de Feltre au-dessus de la rue de l'Arche Sèche
 
"And the walls came tumbling down" (Gospel)
 
 
Un peu partout, ici, dans les rues du centre, des Sénégalais vendent, sur des étals de plein air, de modestes objets de cuir, de métal, ou de tissu - des porte-monnaies, des sacs à main, des ceintures, des bijoux, des vêtements colorés. La pacotille, en somme, que l'on troquait jadis pour de la chair humaine, maintenant venue d'Afrique et proposée à vil prix, par un de ces étranges va-et-vient de l'histoire, dans les rues de cette même ville qui la fabriquait à profusion pour ses armateurs.
Or ces Sénégalais vendent aussi, depuis peu, des drapeaux, longues bannières de tous les pays, qui pendent en lés colorés et flottants aux hampes de métal de leurs petits chapiteaux. Je ne sais pas à quoi peuvent servir de tels drapeaux - peut-être les agite-t-on lors des matchs de football, ou bien peut-être des immigrés, qui se souviennent surtout d'être des émigrés, les accrochent-ils, en souvenir du pays, dans le séjour de leur petit appartement HLM, dans un coin resté libre de leur étroit meublé, au mur indifférent d'une chambre d'hôtel.
Quoi qu'il en soit, c'est très beau, ces drapeaux, dans la grisaille ambiante, beau comme le linge claquant de toutes les couleurs du monde sur les hauts fils qu'on tend, l'été, dans les jardins ensoleillés.
J'aime tout particulièrement, surtout l'après-midi, quand le soleil donne, cet étal du pont de la rue de Feltre, posé, comme le wagon oublié d'un jeu d'enfant, au-dessus de la triste rue de l'Arche Sèche où se trouvaient jadis les fossés de la ville, au pied des murailles.
Souvent, en franchissant le second pont, en face, - ce pont Sauvetout au nom plein d'espérance -, on tourne un peu la tête, on regarde les pans soyeux qui flottent, mêlant leurs couleurs et leurs lignes en des plis fraternels, et on a l'impression de voir remuer, dans le vent de demain, oublieux des orgueils, dédaigneux des frontières, un grand mur de tissu dont les portes légères s'ouvrent et battent sans cesse. Parfois même on croit voir là un autre pont - un pont joyeux de tuniques bigarrées allant dans la lumière - le grand pont, jeté par-dessus les fossés sur les ruines oubliées des vieux remparts, de la joie et de l'harmonie des hommes.
 
Bien sûr, l'illusion ne dure que quelques instants, juste le temps d'atteindre l'autre bord, celui où le soleil n'entre pas, où l'ombre éployée sous la Tour, la Babel d'ici, est le seul étendard.

Publié dans Nantes

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