Tout au bout de l'avenue qui mène à la gare en ruines, elle est toujours là. On l'avait bâtie de béton, aussi se tient-elle encore droite et lourde. Mais rien n'a pu empêcher la pluie de salir le crépi des murs, rien n'a pu empêcher les saisons de recouvrir le toit de lichens et de mousses, rien n'a pu empêcher le gel et le vent âpre de la Beauce d'écailler la peinture des volets, ni le vieux store de tomber comme une paupière usée sur un oeil mort.
Les hauts tuyas qui l'habillaient de frais ont été brutalement coupés comme les lauriers du bois dans la chanson oubliée dont j'ai un jour su les paroles. La voilà mise à nu, et son pauvre corps gris de vieille fait mal à voir.
Ma chambre était à l'étage, devant, juste au centre. Quand j'y suis entrée pour la première fois, j'avais juste six ans et j'avais éprouvé un ravissement qui me bouleverse encore, devant les murs tapissés de petites roses. C'était un beau jardin de rêve et de papier, où j'ai cueilli ma part de bonheur - celle qu'il faut se dépêcher de saisir sur les branches du temps. Depuis, la moisissure, cette sombre créature qu'on enfermait alors à la cave, a grimpé sauvagement l'escalier ciré, pour tout redessiner en noir et blanc là-haut.
Dans le jardin, derrière, sur le talus, poussaient des coquelicots que je dépeçais chaque printemps dans leurs boutons encore fermés, pour faire surgir leurs robes pâles et froissées, d'une beauté délicate de promesse et d'espoir. J'avais de fugaces remords quand ils mouraient ensuite au soleil, abandonnés. Il y avait aussi de longues colonies immobiles de ces punaises noires et rouges qu'on appelait gendarmes et qui attendaient on ne sait quoi de terrible au coeur de la lumière, l'été.
La porte d'entrée, qui conduisait à ce jardin, était toujours ouverte. Elle est toujours fermée maintenant, soigneusement fermée à clef. On craint probablement que des vagabonds ne s'installent. Mais nulle serrure ne peut arrêter les squatters muets qui logent là sans qu'on le sache : nos coeurs d'enfants qui s'obstinent.
L'incendie
Carnaval de Nantes - 1er avril 2012
Le carnaval venait de commencer, et les chars s'apprêtaient à partir, quand l'incendie s'est déclaré soudain. C'était tout près, du côté de la rue Crébillon, ou de la place Royale. Un vent rageur, sans doute envoyé par Neptune en personne, rabattait sur la foule de grands nuages âcres et sombres.
J'ai aperçu la fumée alors que je longeais le char d'Ulysse, certainement le plus beau de tous, et le plus impressionnant, avec son armée d'hoplites casqués d'or. Une immense queue de sirène terminait le cortège, battant l'air lourd et agité comme la houle. Mordant le ciel, elle avait l'air d'appeler sur la ville la tempête et la mort. Les hoplites armés de carton l'entouraient de leurs lances hérissées, tandis qu'Ulysse la défiait bravement sur son navire arrêté.
C'était étrange, au milieu de la fête un instant suspendue, de voir l'angoisse, l'incendie, le chaos et les monstres venir du fond des âges nous rappeler que toute insouciance se conquiert sur la menace, que la joie est précaire, et qu'elle n'en est que plus précieuse.
Il y a eu un moment d'hésitation. Puis le Roi a donné, de son sceptre de plastique doré, l'ordre de continuer. Ulysse et ses amis se sont lentement mis en route, et, tous, sagement, suivant la vieille loi de Carnaval, ont détourné les yeux de cette fumée noire qui piquait nos narines, pour avancer résolument vers la part de bonheur qui leur était promise, en ce jour de soleil, de musique, de folie et de danse.
Nourritures du dimanche
Vitrine d'une boulangerie - 1er avril 2012 - Quartier Doulon à Nantes -
"Le vivace et le bel aujourd'hui" (Mallarmé)
Le pain soleillant du jour, la musique angélique de Bach, et la fête endiablée des rues au carnaval de cet après-midi : toutes les nourritures, terrestres et célestes, étaient rassemblées dans cette vitrine du dimanche. Et le N à l'envers, dans son effort d'arc-boutant pour retenir une maison penchée comme une vieille église, mettait la dernière touche, involontaire et pourtant magistrale, à ce tableau naïf, chef-d'oeuvre boulanger d'art brut que n'aurait pas renié Gaston Chaissac, mon ami de Vendée.
C'était si bon et si joyeux que je me suis arrêtée pour admirer.
Et puis c'était si beau, c'était si simple aussi, que j'ai dit oui à tout.
Au rouge, au noir, au bleu du ciel et au jaune des blés, aux teintes diaprées de la vie,
à la chaleur de la mie, à la douceur du pain,
aux ciseaux de la boulangère, et à ses tendres coloriages,
à la rosace de l'harmonie, à la spirale des voix humaines, à l'or des chants et des vitraux,
aux grands chariots fous allant sous le soleil, au roi du carnaval couvert de confettis,
aux multiples saveurs du bonheur que chaque coeur pétrit,
j'ai consenti.
A tant de maladresse, à tant de savantes promesses,
à l'infini, au périssable, à l'humain, au divin, à l'idéal et au grotesque,
aux dons d'hier et de demain, et à toutes les grâces de ce bel aujourd'hui si vivace,
j'ai acquiescé.
Hanami
Jardin japonais de l'île de Versailles - Nantes - 30 mars 2012
Rien n'est plus beau qu'une fleur de cerisier, promesse d'un fruit d'été, espoir d'un bonheur à venir.
Et rien n'est plus fragile.
Au Japon, Hanami est la fête des cerisiers en fleurs. On y célèbre le passage, la joie du renouveau, l'acceptation de la perte, l'amour de la beauté qui fane.
Ici les cerisiers viennent à peine de fleurir, de très pâles corolles tachent de rose et de blanc incertain le ciel trop bleu de cette fin de mars. Sur les chemins de pierre, nos pas, sans bruit, avancent vers la rive. Et les fleurs tremblent comme des pleurs, au bord de ces grands cils que forment, aux yeux multipliés des arbres, les rameaux minces et frêles du printemps retrouvé.
Mais voilà que déjà le vent emporte les pétales sur les reflets de l'eau. Dans l'air si pur de ce soir solitaire, les branches ploient sous le souffle bleui de tant de fleurs qui tombent et se noient dans leur ombre.
Voiles des clairs pétales qui passent et se rangent en cercle. Paix de l'étang qui les tient dans sa main. Et toi si loin de moi.
Voiles des clairs pétales qui passent et se rangent en cercle. Paix de l'étang qui les tient dans sa main. Et toi si loin de moi.
The name
Au village il n'y a pas de "tags". Sauf celui-là, je crois. Il s'efface de pluie, s'éraille au crépi pelé, se mange de lichens. Posé comme un ectoplasme sur le mur fatigué, il va très doucement vers sa disparition.
Sortir à la nuit tombée muni d'un marqueur pour aller, mélancoliquement, écrire les lettres recopiées d'un mot nouvellement appris ; tracer sur le ciment, à la lueur falote d'une lampe de poche, sans trop de repentirs, les arrondis tout d'abord esquissés aux marges d'un cahier : travail absurde et minutieux d'écolier maladroit, désoeuvré, un samedi d'ennui, un dimanche de vacances, un jour qui n'en finissait pas de finir...
L'inscription n'est pas assez visible pour être vraiment laide, elle est juste un peu pitoyable. Et d'un vide absolu. Car justement elle ne dit rien, ne trouve rien à nous dire dans son effort dérisoire pour être là quand même, et rouler sur le mur, en larmes égarées, en puzzle anonyme.
Pourtant, "THE NAME"... C'est vrai, c'est là qu'est le problème, la "question" véritable, celle d'Hamlet, de Shakespeare et des autres... même un écolier de ce petit village a assez vécu pour le comprendre, et l'exprimer à sa façon, un soir de désarroi ou de révolte.
Trouver de quoi remplir un nom d'une faible présence. Poser, quelque part, un instant, pour exister, ou savoir qu'on existe - ce qui peut-être pourrait importer davantage -, son nom. Le nom. Celui qu'on s'est donné, ou qu'on vous a donné. Ou même pas un nom, juste la forme d'un nom, la possibilité d'un nom, l'énigme d'une vie, la trace vague d'un passage. Et puis se résigner, laisser la pluie, la nuit, le lichen et le temps en faire tout ce que bon leur semblera.
Une clef
Cette clef tout là-haut, si clinquante, éclatante, quelle porte immense au ciel pourrait-elle nous ouvrir ?
Est-ce la clef des songes, dessinée au clair de la lune par quelques jeunes gens qui avaient pris la clef des champs ? Est-ce la clef du paradis, la blanche clef des coeurs naïfs, négligemment jetée sur les toits de la ville ? Est-ce la clef de voûte du château en Espagne où l'on aimerait vivre et dont on a depuis longtemps laissé rouiller la clef de fer sous la porte écroulée ? Ou bien est-ce la clef de la portée céleste dont l'armature de nuages et d'étoiles règle tout notre effort vers l'harmonie ?
Cela pourrait bien n'être que la clef-fée toute sanglante de Barbe-bleue, ou même une simple clef de pendule, ou encore une clef anglaise très ordinaire, une clef plate toute bête, ou - pourquoi pas ? - une de ces modernes clefs USB, qui ne font plus rêver.
De toute façon, chacun peut voir que cette clef du royaume des toits n'est en réalité qu'un tag, anonyme et laid peut-être, encerclé par la ville et bientôt effacé. Une fresque clandestine et rebelle qui n'implorera pas la clémence.
Qui sait pourtant si ce n'est pas la clef de tout ?
Cet effort clairvoyant pour poser très haut une énigme dont la clef échappera toujours, au risque de se rompre le cou,
ce désir de poser sur les murs quelque chose de soi, qui claque, éclate et brille de couleurs, quand tout est gris et qu'on marche inconnu dans les rues,
cette passion des mots à écrire de nouveau et à recolorier, à recercler de frais, dans un monde très vieux,
cet élan vers le ciel, qui s'arrête aux gouttières, et qui voudrait aller plus loin,
qui sait si ce n'est pas, tout simplement, la clef de toutes les oeuvres humaines, des grandes oeuvres, et des petites aussi ?
Le mot-clef, en somme, ou, pour le dire autrement, puisqu'il est de toutes les langues comme il est de tous les coeurs humains, la clef universelle, the key.
Hanami île de Versailles
Quelques pas japonais
L'île de Versailles dort en rond dans la dernière courbe de l'Erdre.
Franchissez la passerelle tremblante, vous entrez dans son rêve.
Des pas de pierre dans des jardins de rochers, des bosquets de bambous et des temples de bois aux portes coulissantes, des érables aux feuillages étagés, découpés comme des chemins de montagne, des néfliers du Japon, et des pins sylvestres taillés en nuages.
Au printemps une pluie de pétales. A l'automne des feuillages qui flambent.
Le Japon de Loti et de Hearn, factice et raffiné.
Le rêve au loin d'une île à l'ancre, d'une rivière entravée, d'une ville-navire retenue à l'amarre.
Confiance
On imagine un ancien café, un bistrot de quartier où se réunissaient de vieux amis, pour jouer à la belote en buvant du pastis, et puis parler presque sans mots.
Ou alors le petit bureau sombre d'un infime courtier d'assurances, l'écroulement des dossiers fatigués et des toiles d'araignées, autour d'un vieux bavard prêt à tout arranger.
Ou bien encore une boutique pour dames, où on aurait vendu du fil et des boutons, en bourdonnant dans l'ombre de pâles médisances, de lourds secrets d'alcôve, d'étroits soucis brodés et rebrodés, sur des canevas fleuris et des chemises à smocks, par d'humbles Pénélopes.
Mais qu'importe d'où elle nous vient, cette confiance, puisqu'elle nous vient de très loin, de bien plus loin que ces boutiques oubliées. L'essentiel est qu'elle rayonne encore dans la rue, soleil des bons matins.
On l'a repeinte et carrelée de frais, même on a soigneusement rebouché ses lézardes, et on les a décorées de faïence, pour qu'elle luise plus vive et se dresse plus ferme. On a frotté bien fort les étoiles de ses lettres, afin qu'elles brillent clair au grand ciel de nos vies.
Et la voilà, là-haut, qui proclame la foi, d'une belle avancée naïve, ronde et droite à la fois.
Confiance, tu ordonnes le monde,
Tu es de toutes les promesses et de tous les espoirs.
On ne bâtit rien que sur toi.
Tu es le grain de sable dont on cimente les murailles et les ponts,
la mousse douce dont on tresse le nid aux branches de demain.
Mais c'est en toi aussi que s'enracinent toute douleur et toute erreur.
Tu fais saigner les coeurs que tu trahis.
Et toi, méfiance, tu rampes alors sur les murs qui s'effritent,
Et toi, défiance, tu craches ton venin sur ce qui disait oui.
Sur ce mur tendre et jaune comme du beurre, confiance, reste ainsi, je t'en prie, toute claire toute bonne,
comme au premier instant d'Eden, comme au premier mot échangé, comme à la première main serrée.
Confiance, je t'aime et veux toujours t'aimer.
Pause
Pause. il paraît que c'est un nom. Comme un autre.
Pause. Pourquoi pas ?
Pause. Assez du courrier quotidien, assez des injonctions, assez des sommations, assez.
Pause. Assez de vos journaux et de vos prospectus. Assez de ce qui passe et de ce qui jaunit.
Pause. Assez d'être d'ici. De n'être pas d'ailleurs. Assez de ne pas être.
Pause. Assez de tout, assez.
Pause. Pouce.
Que je prenne le temps de déjeuner en fête, de m'asseoir à ma table, de parler tête à tête avec ce moi que je délaisse.
Que le temps se suspende et que je me retrouve. Que l'entracte commence et que je me repose. Que la pièce finisse et que j'ôte le masque.
Que l'orchestre se taise, que la musique s'apaise, et que le métronome, dans mon coeur agité, cesse de battre la chamade. Assez des triples croches et même des soupirs. Que règne le silence.
Pause, pause et rien d'autre. Que tous les appareils sur ce bouton s'arrêtent. Interrompez le film, fermez l'ordinateur, faites taire les radios, éteignez les télés. Ces voix infatigables qui agitent le monde, qu'elles soient muettes enfin, et que je sois moi-même.
Pause et un point c'est tout. Qu'on ne dérange pas celui qui, derrière cette porte, a décidé de ne plus ouvrir, de s'immobiliser, de se faire sentinelle en son petit jardin, de méditer, d'attendre, de rêver et de vivre.
Un tour de promenade
J'ai découvert une maison nommée "La Promenade". En pleine ville, une maison étroite et sans terrain, qui pourtant nous invite, après avoir poussé la porte, à musarder un peu, à flâner avec elle, à faire tranquillement, à petits pas, dans son jardin secret, un tour de promenade. Et sur les ferronneries délicates, l'invitation semble se prolonger, sinuer comme les racines des arbres, fleurir comme un parterre, se dérouler comme un escargot sous la pluie.
A vous qui entrez ici, j'ai envie de dire moi aussi : venez en promeneurs. Derrière la porte toujours ouverte, vous ne trouverez pas de murs, pas de pièces aux murs clos. Vous ne rencontrerez que des chemins, de tout petits chemins, juste de quoi faire avec moi un tour de promenade. Des chemins qui ne vont nulle part et des chemins qui mènent où on n'aurait pas cru aller, des chemins de traverse et des chemins qui se détournent, des chemins creux pleins d'ombre, des bouts de route ensoleillés, des sentes mal frayées, des lacets de montagne au printemps, des sentiers glissants d'automne, et, surtout, des pistes inconnues qu'il vous faudra tracer tout seuls, quand je vous laisserai.
Et, puisque vous êtes encore là, sur le seuil, à écouter, que vous n'avez pas encore regagné la grand'route passante, j'aimerais vous dire autre chose encore : n'entrez jamais, jamais, dans un lieu où l'on ne vous laisserait pas faire librement, du pas qui est le vôtre, un tour de promenade.
Détournez-vous des existences closes, fuyez les murs et oubliez les certitudes, mâchoires de l'habitude, qui se ferment sur vous.
Ne suivez pas non plus les routes droites qui vont vite. Car on ne va de l'avant que lorsqu'on va sans savoir où, se retournant souvent, et se cherchant toujours, de parcours en détour, de chemin en sentier.
Et celui qui s'en va tout droit, entre les murs de la raison, celui qui s'en va vite, sur les voies que d'autres ont tracées pour lui, celui qui marche sans prendre le temps de s'égarer, de se perdre et de se retrouver, ferait-il le tour de la terre, jamais n'ira plus loin que son point de départ.