"Une couleur qui n'est pas regardée est une couleur qui n'existe pas. Une robe rouge n'est plus rouge lorsque personne ne la regarde." (Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps).
"- Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ?" (Baudelaire, "Le Mauvais vitrier")
Un artiste américain nommé Andrew Miller mène en ce moment une expérience fort intéressante.
Il repeint chaque jour en blanc un objet qu'il choisit parmi ces articles de marque, aux teintes criardes et aux logos bavards, qui forment notre quotidien de consommateurs.
Cornet de frites du Mac Do, boîte de soupe Campbell's, briquet Bic, bouteille de Coca-Cola, carte American Express, jusqu'au kilt écossais du Scotch et aux facettes pivotantes du Rubiks'cube... tout passe sous le rouleau blanc du peintre - intégralement, jusqu'aux frites et aux grains de sel - tout devient givre et glace. Le peintre travaille en direct, et chacun peut suivre sur son site, jour après jour, l'avancée de cet étonnant blanchiment de nos vies : http://brandspirit.tumblr.com
Toutes ces couleurs éteintes dans le blanc, ce silence des mots immaculés, cette unité retrouvée, c'est apaisant comme la neige au matin, frais comme un carreau lavé, doux comme un drap qui sèche au jardin.
On réapprend lentement à regarder, à reconnaître les formes familières sous leur sobre apparence - et l'on se sent un peu comme un aveugle plus savant que ceux qui voient.
Pourtant, je ne veux pas me contenter de ce blanc.
Car ce blanc-là, intense, illimité, n'existe pas dans la nature vivante, un tel blanc ne peut nous offrir que le néant et le froid de la mort, si l'on ne sait y tracer des pistes, planter dans sa banquise les drapeaux bariolés qui nous feront aimer le monde comme une patrie fraternelle.
J'ai envie de couleurs.
Une fois le monde ripoliné à neuf, passé au lait de chaux, nettoyé des teintes usurpées du mensonge, dépouillé des parures criardes du commerce et de la propagande,
ce que j'aimerais,
c'est qu'on laisse venir, du fond des êtres, du creux des choses, jusqu'à nos yeux nés pour s'émerveiller, toutes ces couleurs qu'on ne voyait plus, qu'on ne savait plus voir.
On s'apercevrait alors, par exemple, que les hommes n'ont jamais été ni blancs, ni noirs, ni jaunes, mais qu'ils sont en réalité, et depuis toujours, bleus comme le ciel qui traverse leurs yeux, rouges comme le sang qui fait battre la marée de leurs veines, dorés comme le nid des astres aux branches de la nuit, verts comme la terre quand elle est nourricière.
On remarquerait peut-être, dans les rues éclairées, sous l'arc-en-ciel des pluies, sous les mordorures du soleil, des yeux couleur du temps, des pensées bigarrées, des bleus à l'âme à soigner d'un rire jaune, et, sur le dos des vitriers errants, ces verres roses et rouges qui nous font voir le monde en beau.
On discernerait enfin la couleur des voix et celle des parfums, celle des heures qui viennent et des ombres qui passent.
Le monde ne serait plus, ni une vitrine encombrée, ni une page blanche, mais un vaste poème, un tableau où chacun, de son doigt d'enfant trempé dans l'encre ou dans la gouache, poserait les couleurs de sa vie.
Et, là-bas, dans son jardin veillé par les démons autant que par les anges, le vieil artiste serait enfin satisfait de son oeuvre.
Petite prière d'un marchand de costumes
"Fais que nous nous aidions mutuellement à porter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules [...], ne soient pas des signaux de haine et de persécution"
(Voltaire, Prière à Dieu).
Les élections avaient inspiré le marchand de costumes qui avait monté cette vitrine pleine de soleil en ce mois de mai, après le premier tour et dans l'attente du second.
Dérision carnavalesque, souvenir de la candidature et du mariage de Coluche, grimace à la de Funès, sentiment que la mise en scène médiatique réduit les politiques à endosser des costumes interchangeables, réminiscence aussi du musée Grévin où toute célébrité se fige et s'apaise dans un sourire de cire, tout se mêlait dans cette vitrine rieuse.
Et puis, je crois, il y avait quelque chose d'autre, un sentiment poignant sous le rire affiché, une sorte de prière naïve et informulée, qui avait poussé l'auteur de cette curieuse installation à prêter un corps de femme aux deux candidats, revêtus pourtant des habits les plus traditionnellement masculins qui soient - l'uniforme militaire du gendarme et la salopette de l'artisan -, et à leur faire, contre toute attente, après tant de débats houleux et d'invectives, se serrer la main et avancer d'un même pas.
Une prière naïve, qu'il me semble entendre monter en ce soir des résultats, joyeuse et fervente, et que, dès demain, tout à l'heure peut-être, la triste réalité quotidienne et la désillusion auront étouffée et rendue muette :
"Candidat élu, toi le nouveau président,
Sois homme et sois femme - n'oublie pas d'être femme aussi.
Sache tendre la main à tes adversaires et effacer jusqu'au souvenir des luttes qui t'ont porté si haut.
Sois généreux comme un resto de Coluche, pense toujours, pense d'abord à ceux qui souffrent ; combats pour eux sans trève, en bon soldat.
Sous ton costume du bon faiseur, n'oublie pas la salopette rugueuse de ceux qui travaillent aux plus humbles tâches, ne laisse pas les pires faire semblant de porter la couleur du bleu de chauffe.
Que ton autorité soit aussi dépourvue de danger que les colères du gendarme de Saint-Tropez - et qu'elle soit bienveillante comme son âme de brave type.
Dans tes bureaux silencieux et lointains, laisse entrer les reflets de la rue, et toute la rumeur du monde ; surtout ne t'enferme jamais loin des hommes.
Sois celui qui nous donnera la joie quand nous penserons à demain, et la parole libre quand nous parlerons d'aujourd'hui.
Et, dans les ors de ton palais, là-bas, quand tu seras tenté par tous ces mauvais rêves qui assaillent les présidents, souviens-toi quelquefois de la pauvre prière du marchand de costumes."
Mais comment expliquer que, déjà, ayant lentement écouté, dans la paix du soir, ces mots très simples, je me prenne à soupirer et à douter ?
Qui m'a faite si incertaine ?
Réalité, âpre réalité, bourreau-réalité, il fait grand jour encore, ne tire pas tout de suite le rideau de fer, laisse-nous encore un moment, rien qu'un moment, un tout petit moment de joie et de soleil.
La famille Carex
Au Jardin des Plantes
où l'on avance comme en poésie,
sur les chemins tournants de l'analogie,
qui entraînent nos pas rêveurs.
Au Jardin des Plantes vit et prospère une famille que je connais bien, pour l'avoir rencontrée souvent, en promenade dans mon propre jardin, et dans tant d'autres lieux qu'elle fréquente à ses moments perdus : vous la connaissez sans doute un peu vous aussi : c'est la famille Carex.
Ils y sont tous, ou presque, je crois, au Jardin des Plantes, ces Carex. Ils vivent là dans de petits logements de ciment, derrière leur panonceau propret de plastique - rangés comme au cimetière, et pourtant si vivants, si coriaces.
C'est une grande famille, savez-vous...de la branche des Cyperacées, par les Monocotylédones, rien de moins. Une grande et vaste famille qui compte parmi ses membres le jeune et chlorotique Carex pâlissant, le malheureux Carex penché, le vieux Carex courbé et le douteux Carex vésiculeux, mais aussi le Carex lisse, le sévère Carex noir et le noble Carex élevé.
Comme dans toutes les familles, on déplore de criantes inégalités : ainsi le Carex appauvri cousine amèrement avec le Carex luisant, bien plus fortuné ; quant au pauvre Carex écarté, qu'on n'invite jamais, son sort n'est guère plus enviable, vous l'avouerez, que celui du Carex puce, qui brocante sur les marchés. On compte parmi ces Carex, je crois, tous les caractères qu'identifia jadis Théophraste, le vieux naturaliste : les hypocondriaques, comme le Carex à pilules ; les hésitants, les velléitaires, les tourmentés, comme le Carex divisé. J'en connais d' irascibles, aussi, de ces Carex : le Carex hérissé, par exemple, qu'un rien fait se dresser sur ses ergots. Il y en a qui vous tiennent la dragée haute, comme ce Carex pointu ou ce terrible Carex terminé en bec - des gens très durs, ceux-là, très coupants en paroles, qui tiennent du reste de leurs ancêtres, puisque les Carex sont issus lointainement d'une gens Caro, ainsi surnommée à Rome, dit-on, pour son côté tranchant. Et puis, c'est inévitable, certains ont les dents longues : tel ce Carex des renards. D'autres fanfaronnent un peu, mais ces prétentieux-là sont vite remis à leur place : voyez ce Carex presque en queue de renard, hirsute et défraîchi...
Une grande famille, cette famille Carex, et si humaine, au fond.
Les yeux de John Lennon
"Parmi les innombrables gestes d'actionnement, d'introduction de pièces, etc., le déclic de l'appareil-photo est un de ceux qui ont eu le plus de conséquences. Une pression du doigt suffisait pour conserver l'événement pour un temps illimité. l'appareil conférait à l'instant une sorte de choc posthume." (Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens.)
Je traversais le Jardin des Plantes, enfin rouvert ce matin après des jours de pluie battante et de grand vent.
Seuls quelques promeneurs âgés et solitaires, mélancoliques passagers des mauvais jours, s'aventuraient par les allées boueuses.
Sur les pelouses qu'on ne pouvait plus tondre s'étiraient de larges flaques de pâquerettes écumeuses, et les fleurs déployées des parterres se séchaient lentement aux parfums oubliés du printemps.
Tout d'un coup, je me suis trouvée face à face avec les yeux de John Lennon, dont un inconnu avait imprimé et découpé la photographie, pour la coller sur ce petit compteur électrique, près de l'acacia à bois dur.
Il est extraordinaire que tant de passants fantaisistes s'amusent à décorer ainsi la ville d'images fugitives, bandes de papier, peintures au tampon, fresques périsssables. C'est pour moi un constant enchantement.
Mais ces yeux de John Lennon, comment se fait-il que j'aie pu les reconnaître immédiatement, arrachés au visage, sur ce bout de papier mal imprimé ? Je n'ai jamais particulièrement pensé à John Lennon, je ne connais que quelques unes de ses chansons, je ne sais à peu près rien de lui, et pourtant, traversant ce parc, il me suffit d'apercevoir ces yeux, et je SAIS, en un instant je SAIS, que CE SONT les yeux de John Lennon. Ces verres épais et ronds, ces deux yeux légèrement dissymétriques, je n'ai aucun doute, je les CONNAIS. Et je les connais parce qu'ils ont été tant de fois reproduits, et que je les ai tant de fois rencontrés, qu'ils se sont, en quelque sorte, inscrits au fond de mes propres yeux.
Le petit Andy Warhol nantais qui a reproduit à son tour cette image tant de fois reproduite, pour la découper et pour la coller sur un compteur, au milieu du Jardin, a peut-être eu une toute autre intention, mais le fait est là : il a mis en évidence, en la photocopiant et en l'apposant sur un compteur lui-même répandu à des milliers d'exemplaires dans la ville, la reproductibilité inhérente à cette image, telle que nous la connaissons tous.
Walter Benjamin a parlé en 1939 de "l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique".
Il faut aller plus loin aujourd'hui : l'art ne peut déjà plus être considéré hors de cette capacité même à la reproductibilité, c'est la conscience de la reproductibilité des oeuvres qui fonde et nourrit désormais intégralement l'univers et l'inspiration des artistes.
"Imagine all the people
Sharing all the world."
John aux yeux si troublants et si purs derrière tes lunettes de myope, ce n'est peut-être pas ainsi que tu voyais les choses...
Dans les grandes allées virtuelles de nos vies sont désormais accrochées des icônes nouvelles - déjà si vieilles pourtant, et presque toutes en noir et blanc : Marilyn, Gandhi, Einstein, Mickey, Che Guevara, Steve Jobs, John Lennon - et tant d'autres... Comme ceux des saints d'autrefois, leurs visages sont partout, au bord des sept milliards de chemins qui s'égarent maintenant en ce monde...
Images sans fin reproduites sur les cartes de la mémoire, sans cesse rebattues par les médias, et par là devenues, quoi qu'on pense de ceux qu'elles nous montrent, - ou, peut-être, plutôt, quoi qu'on en ignore -, les portraits souriants de familiers, de parents que nous aurions tous en commun.
Et c'est de posséder ensemble et de partager ces images évidées de leur sens qui nous fait, aujourd'hui, tous, dans le monde entier, membres d'une même église. Pensée douce comme un choral de Bach, joué pendant une grand-messe audiovisuelle, sur les grandes orgues de l'électronique.
Nos vies, pour le meilleur et pour le pire, pour leur plus grand bonheur et leur plus grand péril, sont bel et bien entrées, tout entières, dans l'ère de la reproductibilité technique.
Je suis repassée tout à l'heure au Jardin : les yeux de John Lennon gisaient à terre déchirés et souillés, lunettes écrasées, délavées - une simple photocopie en effet, un bout de papier sans valeur et fragile, presque aussitôt arraché et jeté par les jardiniers. Cela aussi, ai-je pensé, mon Andy Warhol nantais le savait, et l'avait admis, et l'avait désiré.
A l'heure de la reproductibilité mécanique de l'oeuvre d'art et des pensées, rien ne peut avoir plus de prix que la beauté de l'instant, la séduction du précaire, de ce presque rien qui ne se reproduira jamais et qui est nôtre.
Indéfectiblement, fugitivement nôtre.
Et nos yeux, derrière les lunettes de la poésie, de la chanson ou de l'appareil-photo, s'ouvrant chaque matin sur un monde toujours neuf.
Les veines de l'arbre
Dans ce parc on avait dessiné en rouge très vif, pour l'instruction des passants, le parcours des racines du vieil arbre.
Sur le sol gris, dans l'herbe verte, s'étirait un fouillis sinueux de traits pourpres, un réseau compliqué d'artères, de veines et de veinules courant sur les pelouses, se croisant aux fleurs des parterres, s'égarant parmi les fourrés, ressurgissant au soleil des allées.
Au pied de l'arbre de bois et de feuilles, un labyrinthe de racines illuminées, un immense arbre de sang palpitant, redessinaient l'espace aux couleurs de la vie jaillissante et multipliée.
C'était aussi beau que ces écorchés debout comme des fontaines, somptueusement nus, habillés de leurs seuls vaisseaux sanguins, un gros coeur rouge à la boutonnière, sur les pages blanches de mon livre de sciences, autrefois.
Arbres, il me plaît de penser qu'un même sang court dans vos veines et dans les miennes.
Qu'une même marée claire et tiède monte et reflue sans trève, d'un bord à l'autre de la vie.
Et qu'une même sève, sur terre et sous la terre, fait battre le coeur unique de tous les vivants.
Le coq
Sur le grand mât du clocher, il guette, vigie mince et farouche. Il a essuyé tous les orages de l'histoire, il a tourné et grincé comme un arbre dans le vent. Peut-être qu'il est tout rouillé, craquelé de gel, de pluie et d'immense vieillesse. Mais il se tient bien droit, comme un bel idéogramme qui écrirait au ciel, de l'unique trait de pinceau unissant la courbe de sa queue à l'arrondi de son corps et à la ciselure de sa crête, le passé, le présent et l'avenir.
Le renard, les boules de pétanque, et la poésie au clair de la lune
"Lande à l'orée des monts" - Estampe de Yamaguchi Kayo
(image extraite du livre consacré à cet artiste et depuis longtemps épuisé : Les Animaux enchanteurs) -
A lire : http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/04/27/dans-le-gers-maitre-renard-par-la-boule-alleche_1692595_3224.html
J'ai lu une très curieuse histoire hier dans Le Monde - un quotidien que je croyais sérieux, et qui verse maintenant lui aussi dans les Fables.
Cela se passe dans le Gers : un joueur de pétanque, voyant disparaître toutes ses boules, volées dans sa cour à mesure qu'il les renouvelle, a installé une caméra pour piéger le coupable et a découvert... voyez vous-même... un renard... !
http://www.youtube.com/watch?v=1rEnqP2D4G0&feature=endscreen
En deux mois le renard aurait dérobé 38 boules !
Mais pourquoi ? Pourquoi ce renard, qui a, comme le fait observer le joueur de pétanque, à sa disposition toute une batterie de poules et de canards, ce renard qui devrait, conformément à la loi et à la raison des renards, égorger la basse-cour au cou tendre et aux tièdes entrailles, préfère-t-il, absurdement, ces lourdes et froides boules d'acier, et s'obstine-t-il à les emporter entre ses crocs, bien qu'à coup sûr elles n'aient aucun caractère comestible ?
La réponse, je ne l'ai pas, vous vous en doutez. Je n'exclus pas du reste qu'il puisse s'agir d'un canular, ou que le renard ait été savamment dressé à accomplir ces étranges larcins, mais cela ne me concerne plus, je laisse à d'autres le soin de l' enquête.
A la raison du-plus-fort-à-prouver, je préfère les fables qui ne prouvent rien, mais qui montrent tant, et, sur ce renard collectionneur, j'ai ma petite idée de fabuliste.
Imaginez, imaginez... la nuit, les boules de pétanque sous la lune... Elles brillent, elles chatoient. Voyez donc...
C'est si beau que le renard s'approche. Sur cet argent luisant, il pose doucement la patte. Et cela roule. Rien ne roule dans la nature, savez-vous, rien ne roule que les astres, là-haut, qu'aucun animal n'a jamais pu saisir entre ses pattes, même sur ces reflets que l'eau capture, par les nuits claires. Le renard fasciné happe la boule de lumière, il court, il l'emporte entre ses dents jusqu'à son terrier où, dans l'ombre, elle s'éteint. Et il s'endort, troublé, un peu déçu. Mais le matin, à l'aube, quand passent à la fenêtre les premiers rayons du soleil, la boule est de nouveau comme un morceau de lumière roulant sur la terre dure.
Alors le renard revient, à la nuit close, dans la cour du joueur de pétanque. On a remplacé la boule qu'il a volée la veille, et c'est une autre, tout aussi magique, qui roule à sa place dans la lumière, et que le voleur emporte encore.
Et cela pendant des jours, si bien que le renard ne peut plus même faire entrer les boules dans son terrier, et qu'elles s'étirent dans la clairière, devant chez lui, comme un beau champ d'étoiles.
Les boules neuves étincellent, les boules usées, déjà rouillées, brillent plus doucement. De temps en temps, d'un coup de patte, rêveusement, le renard fait glisser l'une ou l'autre d'entre elles, en regardant, là-haut, grandir la lune ou le soleil. Les boules de métal sont devenues l'enchantement d'un renard solitaire. Et voici la morale : Le renard est un poète. Le renard est le poète. Car la poésie, c'est cela et rien d'autre : l'esprit d'émerveillement, l'art du détournement. De la boule de pétanque faire une étoile roulant sur la terre, De l'ordinaire faire sa pâture de merveille, De ce qui pèse extraire le plus léger : Ce n'est rien d'autre, être poète. Or la poésie, voyez-vous, c'est aussi rare chez les humains que chez les renards. Ou bien, au contraire, aussi fréquent chez les renards que chez les humains.
Alors le renard revient, à la nuit close, dans la cour du joueur de pétanque. On a remplacé la boule qu'il a volée la veille, et c'est une autre, tout aussi magique, qui roule à sa place dans la lumière, et que le voleur emporte encore.
Et cela pendant des jours, si bien que le renard ne peut plus même faire entrer les boules dans son terrier, et qu'elles s'étirent dans la clairière, devant chez lui, comme un beau champ d'étoiles.
Les boules neuves étincellent, les boules usées, déjà rouillées, brillent plus doucement. De temps en temps, d'un coup de patte, rêveusement, le renard fait glisser l'une ou l'autre d'entre elles, en regardant, là-haut, grandir la lune ou le soleil. Les boules de métal sont devenues l'enchantement d'un renard solitaire. Et voici la morale : Le renard est un poète. Le renard est le poète. Car la poésie, c'est cela et rien d'autre : l'esprit d'émerveillement, l'art du détournement. De la boule de pétanque faire une étoile roulant sur la terre, De l'ordinaire faire sa pâture de merveille, De ce qui pèse extraire le plus léger : Ce n'est rien d'autre, être poète. Or la poésie, voyez-vous, c'est aussi rare chez les humains que chez les renards. Ou bien, au contraire, aussi fréquent chez les renards que chez les humains.
La main de Reza
Reza - Azerbaïdjan 1992 - ( détail )
Hier après-midi, sous la pluie, sur une île de la Loire, j'ai rencontré Reza.
On présentait en plein air quelques-uns de ses clichés les plus célèbres, imprimés sur de vastes panneaux de toile plastifiée.
Au milieu des spectateurs, il était là, l'appareil-photo à la main malgré la pluie. Je me souviens qu'il a dit ceci :
"Si on a mal à un doigt, il faut soigner ce doigt, sinon c'est tout le corps qui souffre. Si un être humain souffre, il faut l'aider, sinon c'est toute l'humanité qui souffre." Tout en parlant, il étendait vers la foule sa belle main aux doigts fins, et ce long pouce recourbé comme un pouce de guitariste - ou de joueur de târ -, dont il semblait pincer les cordes de nos coeurs humains.
Puis il y a eu ce moment où, à la surprise des assistants, il s'est élancé avec son appareil et, brusquement, s'est agenouillé pour capturer l'image de deux jeunes filles qui se penchaient vers cette oeuvre - intitulée sobrement Azerbaïdjan 1992. L'une d'elle avait une chevelure rousse qui flamboyait sous les nuages sombres et contre l'étoffe noire du tchador.
Ensuite il s'est redressé et a repris avec simplicité sa conversation avec les visiteurs. Il a encore dit : "Il faut aimer la vie".
Je me suis approchée de la photo de la femme en noir, et j'ai lu la légende que Reza avait rédigée avec toute l'intelligente sensibilité qui est sa marque - que la bonté soit une des plus hautes formes de l'intelligence humaine, l'oeuvre de ce très grand artiste suffirait à le prouver - :
"Elle venait de trouver son fils et son mari dont les yeux avaient été arrachés alors qu'ils étaient encore vivants, selon le médecin qui la suivait dans sa quête. J'entends encore l'insupportable supplice du deuil dans son hurlement."
Il pleuvait si fort sur les toiles de Reza, il pleuvait si fort sur le visage de la femme, il pleuvait si fort sur la Loire.
C'était comme si toutes les larmes du monde, réunies là, jaillissaient de ces yeux de piéta.
Comme si toute la douleur de l'humanité roulait à grands sanglots sur le plastique des toiles.
Comme si l'appareil-photo de Reza avait fixé, non un visage, mais cette souffrance infinie des êtres qui coule et renaît sans cesse, comme l'eau des rivières et des mers, comme l'eau des nuages et des pluies.
Il faut aimer la vie et son flamboiement roux dans le gris du monde.
Il faut essuyer de ses mains les larmes qui roulent sur les joues sombres des femmes en deuil.
Il faut de ses doigts tremblants retenir le long cri qui coule d'âge en âge comme une pluie battante, comme une pluie sanglante.
Il faut, pour pouvoir aimer la vie, relever ceux qui souffrent, les redresser dans toute la beauté qui leur revient, et qui est leur seul bien.
La femme au cri de suppliciée était, dans cette prairie détrempée d'une île de la Loire, une Vierge au tombeau des temps classiques.
La main de Reza l'avait relevée, l'avait portée, et, depuis l'épouvante et le deuil, doucement, tendrement, noblement, l'avait amenée jusqu'à nous.
Reza - 28 avril 2012 - île Forget - St-Sébastien-sur-Loire
Les reflets
Je m'arrête souvent devant cette vitrine tant elle m'étonne. Cette façon qu'elle a de proclamer haut sa lutte, Antireflets, tandis que toute la ville, son ciel, ses arbres et ses réverbères, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, se reflètent obstinés, immenses, sur le vitrage indifférent... Cette façon qu'elle a de dresser, de la pointe de flèche évidée de son A, contre la marée incessante des reflets déferlant sur la ville, son dérisoire bouclier d'Achille où palpite la rue toute entière...
Antireflets... silencieux, triste appel, inscrit à même le verre en lettres minces et noires comme des insectes morts.
Les villes modernes, où règnent sans partage le verre et le métal, sont emplies de reflets. Par les reflets multipliés de leurs vitrines, de leurs milliers de fenêtres, des carapaces brillantes de leurs automobiles, des parois vitrées de tout leur mobilier urbain, des carrelages et des miroirs étincelants de leurs boutiques, elles s'étirent en tous sens, en hauteur, en largeur, et jusque dans les profondeurs des métros et des escalators, emboîtant des villes dans la ville, et emboîtant encore d'autres villes emboîtées dans ces villes - des milliers et des milliers de villes qui se réfractent et se diffractent et sans fin se métamorphosent - comme sur les lamelles savamment ajustées des kaléidoscopes - comme sur les facettes troubles et mordorées des yeux des mouches. Et dans les appartements remplis de miroirs, de vitres, d'écrans, d'inox luisant, le jeu des reflets se poursuit. Si bien qu'on pourrait aller jusqu'à dire que le monde moderne n'existe qu'à l'état de reflets vertigineux, et sous autant de formes qu'il y a de regards - ou de miroirs - pour capter ces reflets.
Nous vivons sans y penser dans un monde où seul le reflet est certitude.
Dans une galerie des glaces illimitée qui prolonge partout les prestiges réservés autrefois aux palais des plus grands rois.
Qu'on songe simplement à cela : il y a eu, il n'y a pas si longtemps, un monde où le verre était rare, où le métal n'était que grossièrement poli, un monde où les seuls reflets disponibles étaient ceux des océans, des rivières, des flaques, et des puits, voués au ciel, aux arbres, aux bateaux, aux îles, aux fleurs des rives, aux bêtes assoiffées, aux femmes puisant l'eau, aux Ophélies noyées, aux enfants jetant des cailloux. Parfois, aussi, les doux reflets des perles, des diamants ou de l'or faisaient couler le sang.
Il y a eu un monde - tout près du nôtre, c'était encore le monde de nos arrière-grands-parents - si loin du nôtre, car ce n'est plus le nôtre -, où le reflet ne venait aux humains que de l'eau, qui coulait à sa guise et ne bâtissait rien, ou bien des pierreries et des minerais sombrement enfouis dans la terre, dans la mer, qu'il fallait arracher dans la souffrance et la violence.
Un monde où l'on devait se contenter de ce qu'on avait. Imaginer le reste. Ou le dérober comme un Prométhée, comme un conquistador.
La modernité, je crois, a part étroite avec la profusion des reflets. Elle a conquis le pouvoir divin de créer les reflets, et, désormais, fascinée par les reflets, comme un enfant, comme un artiste, comme un roi soleil, comme Dieu lui-même qui fit l'homme à son image, elle les répand sans fin.
Et, partout, cet élan si facile et si clair vers l'infini, mêlé à la grise amertume de la désillusion.
A Mr Piec
"Alors, je recommence ! Je veux recommencer." (Ionesco, Le Roi se meurt)
Mr Piec - ce n’était pas vous que je venais voir, mais je vous ai rencontré sur mon chemin.
Mr Piec, j’ai vu votre tombe – ou plutôt votre pierre tombale, car vous n’êtes pas mort encore, vous qui pensez si fort à la mort que vous avez déjà commandé le tombeau, et fait graver l’épitaphe.
Mr Piec, sous l’apparent détachement de la maxime, la tristesse de votre épitaphe m’a émue, et j’ai souhaité vous parler.
Mr Piec, d’abord, j’ai observé votre solitude.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.