Au Muséum, j'ai vu aussi ces poissons fossiles. J'ai oublié de noter leur nom, mais qu'importe ? La réalité qu'ils expriment est si brute, si nette, si universelle, qu'il n'est pas besoin de noms pour que chacun la reconnaisse.
Il semble que la mort, brusquement tombée sur ce gros poisson avalant un plus petit que lui, ait figé à jamais la scène de vie la plus fondamentale, la plus centrale. Illustrant ainsi puissamment sur ce bout de calcaire la loi éternelle, qui veut que chacun mange chacun - que les gros poissons mangent les petits, qui eux-mêmes avalent goulument le plancton...
Cela sans fin et sans limite, quitte à étouffer parfois de cette avidité insatiable, comme paraît l'indiquer le sort funeste du mangeur, sur ce curieux fossile...
Un pessimiste discernerait là l'expression d'une sombre Création, où le "struggle for life" tient lieu d'unique loi, sauvage et désespérée.
Un optimiste, un sage, y verrait, peut-être, la simple beauté des courses de relais - la vie passant comme un flambeau d'un être à l'autre, sans autre but que la pérennité et la splendeur de la course elle-même - de même que les étoiles ne grandissent et ne meurent au ciel que pour tracer des voies lactées et des chemins de lumière tournoyants dans l'éternité des mondes.
Et moi, naïve, je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'il en est de l'humanité, dans cette vaste lutte des appétits, dans cette course immense où la vie ne naît que pour donner la mort, sous ce ciel où Chronos ne songe qu'à tout dévorer. La loi des poissons s'applique-t-elle aussi aux hommes ?
La brutalité si largement répandue parmi eux pourrait évidemment faire penser que oui. C'est ce que soutiennent les pessimistes, sans relâche, et souvent ce qu'acceptent les sages, en soupirant, tournant les yeux vers les étoiles pour ne plus voir la terre.
Pourtant, ai-je pensé derrière cette vitrine apaisée du Muséum vers laquelle m'avaient guidée d'aimables gardiens enjoués,
pourtant, aux hommes a été donné ce qui ne fut jamais donné aux poissons : le pouvoir de se tenir un peu à distance, penchés au-dessus des grands casiers de bois, debouts derrière la paroi de verre.
Et, derrière cette vitre claire, dans la pénombre où palpite, à défaut de la grande lumière des astres, la légère lueur des ampoules humaines, la faculté de méditer, de mettre en ordre le monde, et eux-mêmes, selon d'autres lois, qui pourraient être celles de la connaissance, du bonheur - et de la générosité.
Les trois lois qui règnent ici, après tout, par la calme volonté de quelques uns, dans cette salle obscure d'un modeste musée de province.
Rue de la Grange-au-Loup
"Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon coeur chagrin.
Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare
[...] Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage :
"Madame, soyez au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Faites vite, il y a peu d'espoir
Il a demandé à vous voir."
A l'heure de sa dernière heure
Après bien des années d'errance
Il me revenait en plein coeur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu'il s'en était allé
Longtemps je l'avais espéré
Ce vagabond, ce disparu
Voilà qu'il m'était revenu
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Je m'en souviens du rendez-vous
Et j'ai gravé dans ma mémoire
Cette chambre au fond d'un couloir
[...]La lumière était froide et blanche
[...] J'ai compris qu'il était trop tard."
Barbara, Nantes.
C'est dans une chambre obscure du vieil hôpital Saint-Jacques de Nantes, à l'ombre des hautes colonnes dressées vers le ciel qui ornent la grande cour centrale, qu'est mort, seul, le père de Barbara.
Mais dans la chanson qu'elle a appelée Nantes, elle situe au 25 rue de la Grange-au-Loup la chambre où acheva sa rude vie cet homme sauvage, ce père incestueux, qu'elle eut l'ineffable douleur de haïr et d'aimer à la fois, et dont l'ombre tourmentée hante sa voix profonde.
Cette rue de la Grange-au-Loup, qui n'existait pas alors dans la ville, est longtemps restée la rue imaginaire du chagrin solitaire, égaré tout au bout du couloir, au plus sombre de la mémoire. Puis on a baptisé de ce nom, en 1986, une petite rue encore sauvage, entourée de pommiers, qui rejoignait, à la périphérie de Nantes, la route de Carquefou.
Barbara y est venue, un matin de pluie, dévoiler la plaque, en pleurant.
Ensuite la rue de la Grange-au-Loup s'est bâtie, comme une autre, de pavillons et d'immeubles sages.
Aujourd'hui, il y pleut, il y bruine, il y vente et il y fait soleil, comme ailleurs.
On a planté au numéro 25 un immeuble crépi de clair, dont la porte encadrée de vert se tapisse, l'après-midi, d'ombres tendres et joueuses.
Dans la rue calme, on entend rire des enfants. Dans le petit square de l'allée Barbara dont le nom se recouvre de mousse, des amoureux, peut-être heureux, passent en se donnant la main.
On a posé de nouvelles plaques, d'un bleu d'été limpide, au coin des haies, à chaque bout de la rue, si bien qu'on ne remarque presque plus l'ancienne, si sombre, déjà un peu piquée de rouille.
Il y faut des années. Mais, toujours, le quotidien, doucement, de son long pas tranquille, de ses mains tièdes qui apaisent, s'en vient recouvrir ces grandes douleurs humaines pour lesquelles il faut inventer des noms.
Le ciel blafard se repeint en bleu, les haies vives grandissent sur la dépouille des vieux loups, et le chagrin que le vent pousse s'en va, un peu plus loin, se perdre dans le temps.
Je ne sais s'il faut s'en effrayer ou s'en réjouir.
"Le jour se lève encore", disait Barbara elle-même.
25, rue de la Grange-au-Loup
Le cristal des vertus
Derrière une de ces vitrines du quartier Crébillon qui semblent uniquement conçues pour illustrer le refrain de Baudelaire - "Là, tout est luxe, calme et volupté", j'avais admiré cette pendule de verre aux rouages dorés où le monde entier paraissait pouvoir se mirer - et où se trouvaient réunis la ville et les arbres, la lumière et les ombres, la profondeur du verre et la matité du métal. Il était un peu plus d'une heure au cadran de cette goutte d'infini, le soleil marchait vers son zénith, et les engrenages scintillants ne semblaient pas me promettre la mort, mais une existence d'atome rayonnant dans un flot de lumière. J'aurais volontiers acheté, en rêve, une telle pendule.
Puis, rentrant chez moi en voiture, j'ai entendu à la radio la voix tant aimée de Vladimir Jankélévitch. De son débit pressé et bafouillant où les idées se précipitaient presque électriquement, comme des ondes lumineuses, il expliquait sa théorie des vertus.
"Toutes les vertus sont comprises dans l'amour. D'ailleurs les stoiciens disaient cela : celui qui a une vertu les a toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un homme juste qui serait menteur, qui ne serait pas sincère, qu'est-ce que c'est qu'un homme d'amour qui serait injuste ?... Chaque vertu est comme un être de cristal dans lequel on voit par transparence toutes les autres... on peut lire toutes en chacune, en filigrane, en quelque sorte ...
...On peut dire que le mal, c'est la disjonction des vertus, c'est d'avoir une vertu sans les autres... le mal c'est d'être courageux sans être sincère, sincère sans être juste, etc. Le mal, c'est la dissociation des valeurs, une valeur dissociée des autres devient méchante, devient mauvaise..."
J'ai repensé à ma pendule de verre. Ce qui la faisait si rayonnante, c'était bien de tout contenir, de mettre en harmonie tant de perfections, et de les faire toutes aller d'un même mouvement, dans ses engrenages mobiles et ses reflets tournoyants. - Ma pendule de verre n'était peut-être pas une allégorie du temps, comme je l'avais cru, mais une allégorie de la vertu.
Et le mal, en revanche... si le mal est une vertu solitaire et sans amour, une vertu s'élançant hautaine et seule, dédaigneuse des autres, prête à les piétiner toutes pour se frayer un chemin plus large... oui... tout s'éclaire... cela explique tant de choses, tant de désastres, tant de ravages dont nous avons souffert, sans parvenir à les expliquer, sans parvenir à nous révolter...
Car dans la nuit des coeurs humains, il arrive si souvent qu'un engrenage s'échappe, que le verre se brise, et qu'une vertu marchant sans les autres se mette à tout ravager hargneusement, de toute sa force dévoyée, de son énergie dépourvue de tout sens et de tout amour.
C'est ce qu'on appelle le Mal, et comme cela se prétend courage ou foi - ou se nomme de tant d'autres mots ainsi dévoyés -, comme cela emprunte les rouages dorés de ces belles vertus, de ces valeurs qui font le Bien, aiguilles affolées, aimantées par l'admiration, égarées, incapables de comprendre, nous courons nous cogner contre lui.
Ce que Vladimir Jankélévitch, en quelques mots pressés, vient de nous expliquer, ce n'est pas seulement le Mal, c'est son pouvoir.
Et on pourrait en trembler d'angoisse, si la pendule de verre n'était, là-bas, si calme, si douce et si paisible.
Pour écouter la voix de Vladimir Jankélévitch :
http://www.dailymotion.com/video/xao838_jankelevitch-un-homme-libre-extrait_webcam
Dans le ventre de la baleine
- Muséum de Nantes - Rorqual commun (Balaenoptera physalus, Donges, 1991) -
"La seule chose que nous voulions savoir, c'était ce secret enfoui, ce mot de la création qu'elle représentait. C'était là ce qui rendait à ces débris une importance, un sens - une menace - qui nous concernaient directement." (Paul Gadenne, Baleine)
"Insistants, s'imposent les alignements parallèles de crânes et de poteaux de baleines d'un blanc religieux. La partie nasale des crânes est en terre ; se dressent vers les astres, telles des antennes, les os saillants latéraux d'attache de sa partie occipitale."(Jean Malaurie, L'Allée des Baleines)
"Du ventre de la Mort, j'appelle au secours [...]. Tu m'as jeté dans le gouffre au coeur des mers où le courant m'encercle. [...] Je suis descendu jusqu'à la matrice des montagnes". (Ancien Testament, Livre de Jonas 1)
Au Muséum, hier, comme un autre Jonas, je suis entrée dans le ventre de la baleine.
Le squelette du rorqual de Donges, exposé en triomphe dans la grand nef de la section zoologique, est la pièce maîtresse du musée, la plus vaste bien sûr, et l'une des plus étonnantes.
Ce fut un jour une masse pourrissante échouée sur la plage, près de la raffinerie de Donges, après avoir été un morceau d'océan, accidentellement harponné, puis longuement remorqué, proie flasque et bleue crucifiée à son flanc, par un noir méthanier d'acier. Comme dans le récit de Paul Gadenne, pendant des jours les curieux sont venus la voir, et c'était déjà, sur le sable souillé, bien plus qu'une bête défaite : la décomposition lente et monumentale d'une volonté de vie très ancienne, vaincue et réduite, par l'ordre conjoint du Monde et de la Machine, à la puanteur des chairs mortes.
On l'a transportée avec peine jusqu'à Nantes, où on l'a longuement, minutieusement, dépecée, lavée, frottée, séchée, remontée. C'est aujourd'hui une stupéfiante maquette d'os nettoyés et vernis, soigneusement ajustés et vissés, suspendue au-dessus de nos têtes - comme un grand avion de balsa - comme une coque renversée de caravelle - comme une voûte de cathédrale - comme les hautes frondaisons calcifiées et spectrales de cette Allée des baleines dont a parlé Jean Malaurie, où les chasseurs esquimaux ont entassé pendant des siècles les ossements blanchis des grands cétacés.
Epurée par la mort et par le minutieux travail des ostéologues, la créature de Donges semble étrangement redevenue sa propre esquisse, l'ébauche dans la main ouverte du Charpentier, lancée inachevée dans le courant du monde, morte et prête à renaître.
On rend à la baleine, dans ce musée de Nantes, si près des méthaniers de l'estuaire, un culte apparemment savant, mais très proche au fond de ce culte primitif que rendaient aux carcasses alignées du détroit de Béring les chamans inuits.
Aussi, comme tant d'autres visiteurs, comme tous les visiteurs peut-être, je me suis approchée, je suis entrée dans le ventre de la baleine.
Sus ces os blancs marqués encore du jaune des chairs en allées, sous ces branchages nus laissés par la vie disparue, si étrangement éclairés, où se partageaient l'ombre et la lumière, j'ai aperçu à mon tour les mystères : l'oscillation infinie des marées, des saisons et des jours, sur l'immense balance de l'océan ; la petitesse humaine à l'ombre de la mort, sur les grands chemins creux de la vie. J''ai cru entendre la longue prière modulée des chamans à tout cela qui est.
Je suis entrée dans le ventre de la baleine. Mais je ne suis pas allée aussi loin que Jonas. Je ne suis pas allée jusqu'au ventre de la Mort, je ne suis pas allée dans le gouffre au coeur des mers ni au fond de la matrice des montagnes. Je suis restée sur le seuil. Au Muséum, on n'a pas le droit d'aller plus loin.
Une phrase que j'ai lue un jour, il y a déjà longtemps, dans un journal, me revient à l'esprit : "Le chant des baleines bleues est de plus en plus grave"- on ne sait pas pourquoi.
La mue du serpent
Crotale diamantin de l'Ouest (ou crotale du Texas) avant la mue - Muséum d'histoire naturelle - Nantes
Au Muséum je m'étais aventurée jusqu'à ce noeud de petites salles étroites où l'on ne se déplace qu'en sinuant, logis du vivarium aux cages de verre fermées à triple tour.
Dans la chaleur moite, une gardienne câlinait, derrière la paroi de verre, un grand serpent africain qui s'était lentement mis en mouvement, et dont les anneaux ondulaient aussi savamment, aussi délicatement que les sillons annelés d'une vague.
-Tu es beau, lui disait-elle, comme tu es beau...
C'était vrai.
J'ai demandé bien sûr si le serpent était venimeux.
-Oui, très venimeux. Regardez comme il avance sa tête... qu'elle est belle ! vous devriez la photographier... sans flash, n'est-ce pas ?
J'ai photographié le serpent très venimeux.
-Si vous voulez, je vais vous montrer quelque chose, un peu plus loin, suivez-moi... regardez, ce crotale : il va muer... il est tout chose... ils ne sont pas bien quand ils muent, les pauvres...
Regardez donc son oeil, regardez, là, cette peau, comme une cataracte, c'est l'oeil qui mue... chez les serpents l'oeil mue aussi... En fait, l'oeil est recouvert d'une écaille, une très fine écaille, une paupière d'écaille... elle mue comme les autres écailles....
J'ai photographié l'oeil du crotale.
Et je me suis mise à rêver.
Si nous aussi, nous les humains, si nous pouvions, comme les serpents, muer. Si nous pouvions muer jusqu'à l'âme...
Si nos yeux qui ne perçoivent le monde qu'à travers l'épaisse écaille des souvenirs, des préjugés, des illusions, des certitudes, pouvaient laisser tomber un instant, rien qu'un instant, sous la poussée de la mue, cette lourde peau...
Que verraient-ils alors, éblouis ?
Que saurions-nous de ce monde que nous avions toujours ignoré ?
Emerveillés comme le sont les aveugles à qui on rend soudain la vue, quels chemins d'infini découvririons-nous tout à coup dans les plis soulevés de l'ombre ?
Et puis... peut-être que non, après tout, peut-être que nous ne verrions plus du tout.
Sans tout ce qui donnait un sens et une forme à ce que nous appréhendions, sans ces écailles qui nous pesaient, mais qui étaient nôtres, et à travers lesquelles nous avions appris à fitrer la lumière du monde pour l'amener jusqu'à nous, peut-être - qui sait ? - qu'il ne nous serait plus possible de distinguer quoi que ce soit.
Et nous attendrions, douloureux comme les serpents, qu'une nouvelle écaille, de souvenirs, de préjugés, d'illusions et de certitudes, pousse et recouvre à nouveau nos yeux - transparente et neuve d'abord comme une rosée d'été, puis de plus en plus épaisse et granuleuse.
Il y aurait, tout de même, cette transparence après la mue, cet éclat de matin, cette fraîcheur de source...
Faire muer ses yeux, laisser venir, sous l'écaille opaque et sombre de l'habitude, l'écaille heureuse et légère de la vie revenue. Régénérer son regard.
Visages
Nantes - mai 2012 - Affiche déchirée d'un participant au Global participatory art project de JR : InsideOut -http://www.whatisparticipatoryart.com/filter/global
Faire imprimer comme une affiche en noir et blanc une photo de soi, puis la coller, anonyme, sur un mur de la ville : j'avais trouvé très intéressant ce projet "participatif" mené dans le monde entier par l'américain JR - un de ces artistes "de rue" qui ne cherchent pas tant à embellir notre quotidien qu'à nous y faire réfléchir. J'avais aimé aussi cette vidéo tournée à Los Angeles où on voit Larry, un homme gravement handicapé à la minuscule figure rabougrie, rire et s'ébahir dans son fauteuil roulant, tandis que ses amis collent pour lui dans la nuit, au sommet d'un mur, son visage immense et souriant, devenu beau comme lui-même. (http://mashable.com/2011/07/14/inside-out-project-video/#MXblB_wncxc - vidéo n°1, "Larry InsideOut Project")
Alors j'ai été très attentive quand j'ai vu qu'à Nantes, comme ailleurs, certains se prêtaient au jeu.
Ici ou là, sur des parois d'entrepôts ou des clôtures d'usines abandonnées, quelques visages en noir et blanc ont surgi dans le gris de la ville.
Luisants de colle, ils ont d'abord durement adhéré aux parpaings.
Peu à peu les grains du ciment opiniâtre ont gratté leur peau mince, le béton a limé leur sourire de papier.
Puis le soleil les a déteints, la pluie les a shampouinés et balayés de longues mèches.
Ils étaient de plus en plus pâles, de plus en plus absents.
Et on a commencé à les déchirer, à les lacérer, à les arracher par lambeaux.
C'était comme si tout dans la ville avait eu hâte de les faire disparaître.
Qu'éprouvaient-ils, ceux qui s'étaient affichés, à se voir peu à peu déchiquetés, dissous et réduits à néant ?
Rien de pire, sans doute, que ce qu'ils éprouvent chaque jour en se frottant comme un brin d'écume à l'océan des foules, en se soudant aux longs anneaux d'une queue à la poste, à Pôle Emploi ou au supermarché, en s'enfonçant comme un insecte dans l'un de ces essaims compacts qui emplissent les métros, les RER ou les tramways.
La dissolution, cela faisait aussi partie du plan de JR, bien sûr, et ils l'avaient forcément compris, tous. Même l'homme en fauteuil roulant de Los Angeles qui avait été si heureux, pour une heure, de se voir si haut et si beau.
La ville est remplie de ternes visages de pierre et de visages colorés de magazines.
Mais les visages humains, ces milliers de masques uniques posés sur les milliers de vies humaines qui logent entre ses murs, elle ne les aime pas.
Car elle n'aime pas ce qui va seul, la ville. Ce n'est pas sa faute, c'est juste qu'elle n'est pas faite pour l'unique. Elle est bâtie pour les reflets et pour les flux, pour les carrefours et les symétries, pour les étages et les cellules. L'unique, ce n'est pas du tout son genre.
Vivre en ville et marcher dans la foule, même pour l'homme le plus célèbre, même pour celui dont on reproduit le visage rayonnant sur la couverture des magazines, c'est apprendre à s'effacer, à devenir un être neutre, mince comme une feuille de papier journal, un pâle passant en noir et blanc, dont le visage incertain et défait n'accroche aucun regard.
Apprendre à disparaître.
Alors, parfois, la nuit, certains, qui s'appellent rarement JR, mais plus souvent Oribl ou FMR, sortent avec un marker, une bombe à peinture, un bout d'affiche, un pot de colle.
Sous toutes les formes qu'on peut imaginer, mais sans jamais signer de leur vrai nom, qu'ils ignorent, sur les murs de la ville ils conjuguent un seul verbe : j'existe, j'existerai, j'aurai existé, j'ai existé, quand j'existais, si j'existais, j'existerais.
C'est très agréable, dit-on, quand on a passé sa journée à disparaître, d'apparaître ainsi, la nuit, dans la pénombre que dorent confusément les réverbères posés là comme des veilleurs. C'est bon comme de respirer un peu de lumière dans la chevelure des étoiles.
Ensuite, il suffit de guetter, d'attendre que quelqu'un, sur le gris palimpseste, recouvre, repeigne, déchire, récrive.
Et on redisparaît.
La balafre
- Nantes - Passage Pommeraye -
Jamais je n'avais pensé que les statues d'enfants du Passage étaient, tout simplement, peintes. Et que c'était cette couche de peinture blanche uniforme, sur la pierre au grain inégal, qui leur donnait cet air d'indifférence immaculée, cet air d'appartenir à l'autre monde qui fait d'eux des fantômes pâles et absents au milieu des couleurs criardes et joyeuses des boutiques.
Mais en passant, tout à l'heure, j'ai aperçu de loin cette balafre... Je me suis approchée : la peinture blanche, déjà si grise, partout se boursouflait et s'écaillait sur le corps lisse, la crasse obscure et conquérante envahissait les plis du cou très pur, et des fils d'araignée émoussaient de gris la chevelure noblement sculptée par le grand vent de l'Idéal. Jamais je n'avais pensé que les statues d'enfants du Passage étaient, comme tout dans la ville, soumises aux lois du temps et de l'usure. Et c'était... c'était magnifique et poignant. Cet enfant de pierre vieillissant comme un autre, et portant, sur son clair visage au profil antique, la dure blessure de l'âge, la marque aiguë de ce qui passe. Il m'a semblé qu'il était devant moi comme un vivant. Marchant sur le chemin de la souffrance et de la mort, s'attardant en ce monde fatigué sans chercher à le fuir. Beau, sous la lèpre qui le gagnait, non d'être indifférent, mais d'être un peu plus loin. Parfait, non d'être sans failles et immaculé, mais d'être, malgré tout, un peu plus que lui-même. Humain.
Mais en passant, tout à l'heure, j'ai aperçu de loin cette balafre... Je me suis approchée : la peinture blanche, déjà si grise, partout se boursouflait et s'écaillait sur le corps lisse, la crasse obscure et conquérante envahissait les plis du cou très pur, et des fils d'araignée émoussaient de gris la chevelure noblement sculptée par le grand vent de l'Idéal. Jamais je n'avais pensé que les statues d'enfants du Passage étaient, comme tout dans la ville, soumises aux lois du temps et de l'usure. Et c'était... c'était magnifique et poignant. Cet enfant de pierre vieillissant comme un autre, et portant, sur son clair visage au profil antique, la dure blessure de l'âge, la marque aiguë de ce qui passe. Il m'a semblé qu'il était devant moi comme un vivant. Marchant sur le chemin de la souffrance et de la mort, s'attardant en ce monde fatigué sans chercher à le fuir. Beau, sous la lèpre qui le gagnait, non d'être indifférent, mais d'être un peu plus loin. Parfait, non d'être sans failles et immaculé, mais d'être, malgré tout, un peu plus que lui-même. Humain.
Alentir
"Il ne faut qu'augmenter le nombre des roues dans une horloge, ou charger son balancier, pour alentir son mouvement. [...] On dit aujourd'hui ralentir, alentir est suranné" (Dictionnaire de Trévoux, 1771)
Sur la route réparée, une couche de bitume avait recouvert le R. Si bien que les grandes lettres blanches n'avaient plus du tout l'R de nous faire la circulation. Voilà qu'elles dessinaient sur le sol un mot, ancien et surprenant pourtant, un mot tout craquelé d'âge et de poésie, qui prenait l'R tranquillement, et calmement s'en venait jusqu'à nous. Par la grâce d'une erreur, sur la foi d'un de ces beaux hasards qui enrichissent notre quotidien de tout ce que, soudain, ils y ouvrent de gracieux et d'inexploré, le banal "Ralentir" était redevenu le très doux, le très vieux "alentir".
Alentir, retrouver la lente pulsation de la vie qui monte, en nous et autour de nous, ses grandes marées de sang calme et de sève heureuse. Alentir, alunir, s'arrondir, s'en aller comme un astre, où va la lune, où va la terre.
Alentir, regarder alentour, marcher sans hâte, comme l'aiguille au cadran solaire, parmi les lumières et les ombres.
Alentir, oublier l'urgence et la trépidation, se poser comme une aile sur les branches du temps.
Alentir, cesser de creuser avidement sa vie comme sa tombe en croyant exploiter une mine, se poser sur le bord, écouter, regarder.
Alentir, retourner aux mots anciens, aux paroles d'avant, aux sagesses oubliées, pour comprendre demain.
S'alentir, s'alléger, s'alanguir, se balancer comme un arbre dans le bel aujourd'hui, glisser vers l'avenir par les routes du ciel et les chemins des racines.
Saviez-vous qu'on vient de construire, enfouie dans le désert du Texas comme une pyramide, une merveilleuse horloge au mouvement alenti ? On l'a nommée L'Horloge du Long Maintenant.
Elle a été bâtie comme une métaphore, pour représenter la pensée du long terme, la conscience de la durée cosmique, qu'il nous faut retrouver "afin de nous comporter en gardiens responsables de la planète sur laquelle nous vivons".
C'est une machine immense et complexe, lente comme une étoile, patiente comme l'univers. Elle ne marque qu'une seconde toutes les dix secondes, ne sonne qu'une fois par siècle, ne se meut que par les changements de température et de saisons et marchera encore, croit-on, dans dix mille ans, quand il n'y aura plus aucun homme sur la terre pour déchiffrer son énigme.
Elle ne rythme pas le temps, elle le figure.
Elle ne gouverne pas les vies, elle les guide.
Elle bat près du coeur de la terre le pouls alenti et lointain des astres et des mondes, pour que nous nous souvenions qu'on ne peut suivre, sur les cadrans de l'infini, que des chemins de ronde.
Elle ne donne l'heure qu'à ceux qui la lui demandent. Mais pourquoi la lui demanderait-on ?
En vérité, elle ne marque qu'une heure, toujours la même et éternelle, celle du Long Maintenant, l'heure profonde comme une grotte du monde qu'il nous faut désormais habiter, après l'avoir si passionnément, si avidement, si minutieusement, si astucieusement, si solitairement, mesuré.
Pour prolonger :
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20120425.OBS7105/a-la-recherche-du-long-maintenant.html
http://www.sousloeildechronos.fr/lhorloge-du-long-maintenant/
Librairies
Reflets dans la vitrine de la librairie Durance à Nantes - Place Fernand Soil
Plus que les livres encore, j'aime les librairies. Toutes les librairies. Les vieilles vastes librairies hautes comme des tours, aux escaliers qui tournent. Les jeunes librairies à l'étroite vitrine. Les boutiques d'ancien emplies de vieux ouvrages aux pages acidifiées. Même les librairies des gares et des petites villes, où les livres surgissent comme de doux parterres dans les sous-bois criards encombrés de magazines et de journaux, de jouets, de bonbons, de crayons et de cartes postales.
J'aime les librairies.
Pour la lumière heureuse qui veille sous les lampes.
Pour ce qui tremble de ciel et de printemps dans l'ombre qui s'y pose.
Pour la calme rumeur qui nous vient là de loin.
Pour les étagères minces ployées par la poussée des mots.
Pour les volumes inégaux qui toujours penchent et qui toujours s'épaulent.
Pour la poussière qui danse dans le temps qui s'arrête, quand glisse par la vitre un rayon de soleil.
Aux grands jardins que cultivent pour nous les libraires, les livres vivent et grandissent en paix. Ils poussent leurs racines jusqu'à nos vies qui passent. Ils nous attendent avec patience comme de vieux amis, nous prennent sous le bras et nous parlent tout bas. Parfois ils dorment un peu sur leur banc poussiéreux, et nous les réveillons. Nous dessinons vers eux nos chemins sinueux, entre les piles et les cartons, et nous allons si loin dans les allées étroites qu'aucun explorateur jamais ne saura dessiner la carte du voyage.
Partout, aux tables et sur les étagères, on cause et on bavarde, insoucieux des hiérarchies, des distances et des temps, oublieux des conflits, des incompréhensions, de la mort et de la douleur. Victor Hugo voisine avec San Antonio, Confucius cousine avec Karl Marx, Pascal converse avec Delly et avec Jack Kerouac. Dans leur coin de silence, Charles Baudelaire et Tomas Tranströmer écoutent et se sourient.
Et c'est comme d'être au café en terrasse au milieu de la rue qui s'agite - un clair moment de paix dans un monde réconcilié.
Oribl
"L'homme habite en poète sur cette terre." (Hölderlin)
Oribl, je l'avais souvent vu, à vrai dire, sur les murs de la ville.
Et voilà que je l'ai retrouvé acrobate, à quelques centaines de mètres du Passage, un peu plus loin, un peu plus haut aussi dans la ville, sur ce toit de la rue du Chapeau rouge.
Il avait posé, cette fois, son orible patte dans l'encre de couleur, et avait dessiné, sur les ardoises un peu moussues, un peu rouillées, de hautes lettres jaunes solidement cerclées de bleu, que ponctuaient de sauvages et léopardines taches blanches.
La flèche, qui accompagne partout son nom tête basse, osait cette fois s'élever vers le ciel, rouge comme une aurore - haute et forte comme la fusée de Michel Ardan.
J'ai imaginé Oribl se hissant la nuit jusqu'à ce toit avec son sac à dos rempli de bombes -à peinture-, puis, accroché comme un lynx à la gouttière fragile et glissante, s'appliquant lentement à former les lettres, à bombarder, couleur après couleur, la peau de reptile humide des ardoises.
De longues minutes, des heures peut-être, il était resté là au-dessus du vide. Ses jambes crispées s'engourdissaient, ses doigts se raidissaient, son corps glissait d'angoisse et de fatigue, il poursuivait, obstiné. A l'aube, je l'ai vu redescendre, épuisé, le long du tuyau crevé de la vieille gouttière, reprendre dos voûté sa marche anonyme, dans la ville où soufflait le vent gris crachin des jours pauvres de ciel.
Je me suis demandée ce qui l'avait porté tout ce temps, là-haut, grelottant de froid, tremblant de peur aussi. Pourquoi il s'était acharné en fanatique à poser ce nom immense et flamboyant comme l'enfer sous la flèche de Saint-Nicolas. A accomplir un bel exploit pour proclamer la laideur. A être, comme un démon, somptueusement, au-dessus de notre terreur et de nos certitudes, au-delà de nos vies fermées par la peur et la banalité, de toute sa vigueur insolente, Oribl.
Je l'ai imaginé très jeune et en colère, très pauvre et relégué, furieux de toutes ses forces inemployées.
Ou bien déjà adulte, employé à de ternes besognes, saisi de cette rage qui tord les coeurs comme un dernier incendie du couchant, dans ce moment ultime où les gagne déjà le froid de la résignation.
Oribl, jeune héraut de la laideur, du mépris ardent, et de l'impudence hautaine, je crois maintenant te connaître, ou plutôt te reconnaître.
Je te le dis, Oribl, ne va pas croire que ton existence tienne toute entière sur ce toit, dans l'ombre et le danger. Quand les pluies auront lavé la peinture et lessivé ton cri, tu auras oublié ta rage et ta fureur. Tu prendras ton envol, apaisé, dans le ciel serein qui se lèvera enfin, ta vie aura sa place au milieu des nôtres. Ce sera une vie ordinaire, sans doute, pauvre peut-être, et difficile - mais tu la feras tienne et tu l'habiteras. Peut-être même sauras-tu l'habiter en poète. Alors, sur la porte entrouverte au bonheur, avant de vieillir comme un autre, tu mettras ton nom d'homme.