Un jeune homme volubile et une vieille femme silencieuse.
C'était la première fois que j'assistais à un cours de fauteuil roulant.
Le jeune homme, vif et agile, tantôt se tenait debout et poussait le fauteuil de la vieille femme en lui donnant toutes sortes d'instructions sur son maniement, tantôt, assis comme elle dans le fauteuil, ramait comme elle en poussant les roues de ses mains fortes, poursuivant ses explications de sa voix chaleureuse de bon moniteur.
La vieille femme, lente et prudente, s'essayait avec hésitation, avançait à grand peine, et se taisait toujours.
Il m'a semblé, je ne sais pourquoi, voir un oiseau instruisant son oisillon, lui apprenant à quitter le nid et à voler, d'un trait de ses ailes nouvelles, à travers la lumière.
Je ne sais pourquoi, puisqu'en somme c'était le contraire - un être vieilli, souffrant, qui ne pouvait plus marcher et qu'un jeune éduquait à se suffire du nid et à oublier les envols.
Pourtant l'étrange pensée s'obstinait dans mon esprit : c'était comme un oiseau instruisant patiemment, sagement, son oisillon, pour le lancer, plein de courage, dans une vie nouvelle.
Peu à peu l'oisillon fragile prenait confiance, et la vieille femme s'enhardissait, souquait de plus en plus ferme, sur les hautes roues qui commençaien à obéir, et brillaient en tournant, de plus en plus rapidement, comme de petits soleils.
J'ai pris la photo alors que, le cours achevé, ils quittaient ensemble l'allée, pour revenir dans les bâtiments.
A l'instant où j'appuyais sur le déclencheur, la vieille femme avait déjà passé la porte et s'avançait hardiment vers l'obscurité. Curieusement, le jeune homme, si vigoureux et enthousiaste tout à l'heure, avait pris un peu de retard sur elle.
Sur la fenêtre de la bibliothèque, on avait collé ces petites bandes de papier rouge. Sur chacune, qui commençait par le verbe "Sauver", quelqu'un avait écrit, à la main, ce qu'il voulait garder au fond de sa mémoire. Ce qu'il estimait le plus précieux parmi ses souvenirs.
L'un voulait "sauver" une déclaration d'amour, l'autre un jardin, un autre encore, une petite fenêtre où "elle", qui ne sortait plus, clouée d'arthrose, regardait encore, sans s'en lasser, le monde passer.
Il y avait aussi ce papier collé à l'envers, où on ne parvenait à lire que ces mots : après sa mort.
Et moi, qu'aurais-je voulu "sauver" si j'avais eu à écrire à mon tour sur les bandelettes de papier rouges comme l'urgence - ou comme la passion ? Qu'aurais-je pu coller dans la lumière, face aux arbres et aux fleurs du jardin ?
Peut-être que j'aurais demandé qu'elle soit sauvée, cette promenade en barque avec toi, sur le marais de Coulon, un jour de Toussaint splendide où l'on avait cru que l'hiver ne viendrait pas. Le lendemain matin, il gelait à pierre fendre et on cassait la glace sur l'eau de la mare, dans la cour où les canards nous regardaient tristement.
J'aurais pu essayer aussi de la sauver, cette petite table marquetée que ma grand-mère avait achetée à Capri, pendant le seul voyage qu'en toute sa vie elle avait fait avec mon grand-père. Quand on ouvrait le couvercle, une boîte à musique jouait "la donna è mobile". Puis la musique ralentissait, et lorsqu'elle se taisait, le silence était si lourd que nous ne pouvions nous empêcher, enfants que nous étions, de remonter le ressort jusqu'à le mettre en péril. Mais la musique finissait toujours par s'interrompre, toujours quelqu'un refermait le couvercle. Je crois que lorsque la table italienne a été vendue aux enchères, après, le mécanisme était depuis longtemps brisé.
On ne peut pas sauver, dans une vie humaine, ce qui vraiment fut précieux. Car c'est d'avoir disparu qui fait le prix de ce qu'on voudrait voir sauvé.
Cela n'est rien d'abord, ou si peu. Un moment presque ordinaire, un objet de mauvais goût peut-être. Comment saurions-nous que c'est justement là ce qui nous sera le plus cher ? Rien ne nous l'indique et nous le laissons perdre.
Puis quelque chose se brise, une voix se tait, ou bien l'hiver a gelé la dernière promesse de l'automne.
Et il ne nous reste plus qu'à écrire, en phrases habiles ou malhabiles, sur des bouts de papiers ou sur nos coeurs qui saignent, les inutiles mots de nos regrets.
J'ai peine à me souvenir, les vitres épaisses et grises de ma mémoire jettent sur ces années une trouble lumière.
C'était quand j'étais tout enfant, j'habitais une école, près d'un château de briques entouré de hauts murs et d'arbres très âgés hochant la tête dans le vent.
C'était peut-être en rêve. C'était il y a très longtemps, il y avait une fois, quand je ne savais pas que le temps existait.
Dans le parc du château, on élevait des paons.
On les voyait vivre et marcher derrière les hautes grilles de fer forgé.
Hôtes tranquilles de fêtes étranges et galantes, ils ouvraient de grands éventails japonais dans les allées de graviers, traversaient les massifs comme des rangs de fleurs fraîches, se penchaient au-dessus de l'étang avec les arbres emplis d'oiseaux, ou bien se tenaient, immobiles et pensifs, semblables aux paravents de soie fatiguée qui ornaient la chambre de ma grand-mère, au coin des haies d'épines que le soleil fanait.
Il ne serait venu à l'idée de personne au village d'élever des paons dans sa basse-cour. Mais il était bon qu'ils soient là, dans le parc du château, inutiles et chatoyants. Leur beauté rayonnait jusqu'à nous, pure et fragile comme celle des cygnes glissant sur l'eau des contes. Les jours où ils n'apparaissaient pas derrière les grilles, le coeur du village semblait battre plus lentement.
Quelquefois, les enfants du gardien apportaient à l'école de longues plumes souples aux barbes irisées.
Ma mère les disposait en éventail dans un vase de cuivre, et elles restaient là, curieusement inclinées, à nous regarder vivre et marcher, comme un grand bouquet d'yeux.
Aujourd'hui, il n'y a plus de paons dans le parc du château. Les arbres ont été coupés dans les allées défrichées. Les plumes empoussiérées d'années se sont fanées dans le vase terni, je crois qu'elles ont été jetées.
J'ai peine à me souvenir. C'était peut-être en rêve. C'était avant le temps.
L'Oeil était sur la porte et il me regardait.
Il pleuvait gris et froid, rue du Vieil-Hôpital, dans ce coin sombre de la ville.
C'était un grand oeil sans paupière, semblable à ceux des anciens dieux debout dans la lumière, luisant et brun comme une planète roulant dans le cercle des nuits, avec les cils vibratiles et ardents des premiers infusoires, aux eaux noires et profondes de la vie primitive.
Je l'ai aussitôt admiré.
Le cadenas doré, et la chaîne d'acier, brillante, solide et plusieurs fois nouée, je ne les ai remarqués qu'ensuite.
Sans doute parce que l'oeil était immense, et neuf, et libre. Si complètement ouvert, si absolument innocent qu'aucun cadenas, aucune chaîne n'y pouvaient rien changer.
Pour décadenasser les pensées, faire tomber les verrous, on n'aurait pas besoin de briser les chaînes, pas besoin de connaître les secrets, pas besoin de savoir le chiffre, pas besoin de posséder les clés, pas besoin de la force qui peut rompre le fer.
Il suffirait d'ouvrir grand les yeux, si grand que l'infini y bercerait ses mondes, et la vie ses enfants.
Il suffirait d'arrondir la prunelle en bouclier de bronze, si rond que le jour y laisserait tous ses reflets, et la nuit toutes ses armes.
Il suffirait de regarder le monde bien en face.
Sans se laisser troubler par la lumière ou par l'ombre, par le savoir ou par l'illusion, par l'or ou par la misère, par la laideur ou par la beauté.
De regarder vraiment. Comme au premier jour Celui-là nous regarda.
Dans la sombre rue de l'Ancienne-Monnaie, pour la courte saison du Voyage à Nantes, on a accroché, en hommage à Jacques Demy, ce beau drapeau qui flotte au vent.
"Demy for ever", dit-il sur fond d'hermines bretonnes et de couronnes ducales. "Demy for ever", dit-il sur fond de Peau d'âne et de rue triste. "Demy for ever".
Le vent joue avec l'étoffe légère à écrire d'autres mots, des phrases brèves qu'il efface aussitôt : "Demy fever", " Deny for ever", "My fiddler", "Dey order" - cela veut dire beaucoup, ou rien du tout, qu'importe.
Quand on passe, et qu'on lève la tête, on voit marcher ensemble le ciel, les nuages, et l'âne gris qui broute aux vieilles fenêtres.
J'aime ce drapeau qui dit l'éternité de l'artiste avec le vent qui va et le tissu fragile, avec ce petit âne habillant d'ombre le grand corps lumineux de la beauté, avec ces mots qui remuent et frissonnent, et que chacun relit à sa façon.
J'aime ce drapeau, posé dans une rue grise et laide où l'on ne passe guère, et qui bientôt, terni et déchiré, s'effacera dans les tempêtes et les orages, mais qui nous dit pourtant, "for ever", de regarder là-haut.
"For ever", artistes qui travaillez pour nous, vous êtes les passants de nos vies, les brassées de nuages et les prairies d'azur croissant au-dessus de nos toits, les princes solitaires en robes d'âne et en habit de rien, allant comme le vent par les rues grises où nul ne songe à vous, à moins qu'il ne lève, parfois, la tête vers le ciel.
Vous êtes peu de chose, le temps vous malmène et disperse vos noms, pourtant vous vous tenez pour toujours au-dessus de nous quand nous marchons sans vous voir. For ever.
- Nantes - affiche collée sur le mur d'un porche, rue des Olivettes -
Quand je L'ai vue coincée là, derrière la grille, en passant rue des Olivettes, cela m'a presque amusée. L'affiche était hideuse, et Elle se décollait déjà, incapable pourtant de s'arracher au mur et de fuir dans le vent de la rue. Bouclée. Oui, Elle était bien bouclée, là,derrière les barreaux. Et tout le vieux folklore - les serpents, les dragons, les dents de faux, l'oeil charbonneux - devenu si dérisoire et si laid... On était bien tranquilles, enfin débarrassés d'Elle, on était bien, on pouvait vivre en paix.
Et puis j'ai distingué ce mot, en bas, à droite, qui était comme le commentaire en marge de celui qui avait poussé la grille : Désolé.
Désolé ?
J'ai imaginé cette fable... :
Lorsque la maladie, la vieillesse et la mort eurent disparu de la surface de la terre, lorsque l'angoisse de disparaître et la terreur du néant ne furent plus que de lointains souvenirs, la Camarde, avec dignité, empocha la pension de retraite confortable que le gouvernement lui avait fait voter, et se retira dans ses appartements.
Elle rangea sa faux dans l’armoire près de l’aspirateur, enfila ses pantoufles, se prépara un plateau de chips et de coca cola, s’installa sur son canapé, alluma la télévision, regarda quelques films policiers, prit des nouvelles du monde, et attendit.
Cela ne pouvait tarder.
Et bientôt, en effet, retentit le premier coup de sonnette.
Elle s'empressa d'aller ouvrir. C’était un vieil-homme-toujours-jeune : « Mort, supplia-t-il dans un souffle, Mort, douce amie, Mort, aie pitié, donne-moi un coup de ta faux, je ne peux plus continuer ainsi ».
-Pas question, dit la Mort, on m’a mise à la retraite, tu le sais bien.
Mais un autre sonnait déjà, et un autre, et un autre encore, une foule attendait derrière la porte : "Mort, donne-moi la fatigue, disait l’un, donne-moi la vieillesse, disait l’autre, donne-moi l'espérance du néant comme un pain quotidien ! La vie a perdu toute saveur depuis que Tu t’es retirée. Mort, ô Mort, la vie, sans toi, ne vaut plus rien."
-Non, dit la Mort, c’est fini, vous m’avez mise à la retraite et je ne reprendrai pas du service à mon âge…
Ils étaient tous là, tous, à supplier, tous ceux qui avaient tant souhaité se débarrasser d’elle, tous, absolument tous, il n’en manquait pas un… La Mort s’amusait follement. Elle les contempla : hagards, épuisés, malheureux, ils étaient des cadavres vivants… Elle avait donc enfin remporté la victoire, une victoire comme jamais elle n’avait pu en espérer, même dans les grandes pestes et les tremblements de terre, même dans les guerres et dans les camps, une victoire absolue. La terre était désormais son royaume. D’un coup sec elle referma sa porte comme le couvercle d’un cercueil. Puis elle éteignit la télévision. Il n’y avait plus rien à voir, de toute façon.
Avez-vous remarqué que les distributeurs de billet sont presque toujours insérés dans des miroirs - de verre ou de métal - ?
Cet après-midi-là, la voiture dorée, les mannequins, et cette femme inconnue s'en allant on ne sait où, élégante silhouette à peine visible sur la porte du magasin, construisaient une sorte de tableau - presque une vanité moderne. Un tableau provisoire, instantané, comme tous ceux que nous offre la ville.
Quelquefois, on se promène sur une île,
et par hasard, sans savoir,
dans un nid de vieux murs,
on trouve une maison repliée sur ses ailes.
Et justement c'est la maison.
Celle qu'on voyait autrefois dans les rêves
celle qu'on dessinait sur les cahiers d'école,
celle qu'on habitait en secret
mais qu'on cherchait sans fin.
Elle est posée dans un jardin d'Eden.
De vieux palmiers empanachés de plumes vertes
y rêvent d'autres îles,
et le lierre y sinue
parmi de clairs bouquets de roses et de pensées,
d'immortelles et de myosotis,
plantés comme des haies
pour loger les oiseaux que le vent sème.
La grille est forgée de fleurs et peinte en bleu de ciel,
on pourrait la pousser
facilement.
Alors on entrerait.
On prendrait la petite allée de coquillages et d'écume de mer,
on marcherait jusqu'à la porte,
on cognerait prudemment, très doucement,
comme au volet de bois d'un très vieux coeur fragile.
Quelqu'un nous ouvrirait.
quelqu'un qui serait mort depuis longtemps,
une grand-mère aux yeux fanés,
une tante aux cheveux de lin,
ou cet enfant perdu qui nous ressemble tant.
Voilà que déjà on avance,
que l'on pose la main sur la poignée qui grince comme un léger sanglot,
comme un carreau que le vent ferme
dans les greniers du temps.
Et - pourquoi donc ? - on lève un peu la tête,
c'est alors qu'on comprend
que le panneau
Sens interdit
qu'on avait remarqué tout à l'heure, qu'on aurait préféré ne pas voir,
n'a pas été par erreur posé un peu de travers sur le mur du jardin.
Qu'il est bien où il faut, accroché là pour nous,
rien que pour nous
qui passions sans savoir,
qui croyions passer par hasard.
Juste pour nous rappeler
qu'on ne revient jamais
dans la maison d'avant
celle où l'on n'est jamais entré.
Que la Beauté nous attende partout, à toute heure et sans rendez-vous, je n'avais pas besoin du panonceau pour le savoir.
Mais ça m'a tout de même fait plaisir de le lire sur la façade de cet immeuble en construction. Un peu comme si je l'avais, justement, rencontrée, là, cette Beauté, fruste déesse de chantier en imperméable de plastique rose, agitant sous la pluie grise son léger bouquet de ballons d'enfant, sur ce mur de rude brique tout troué de ténèbres.
La Beauté nous attend partout, mais n'est jamais où nous la cherchions. Souvent nous passons à côté d'elle sans la remarquer, ignorant ses appels. Et quand, soudain, nous l'apercevons, nous sommes presque toujours étonnés de la trouver si modeste, si frêle.
C'est une Peau d'âne, qui ne se montre qu'à ceux qui savent la voir. Qui ne se donne qu'à ceux qui sont capables, pour la tirer de son obscurité, de lui tendre la main à toute heure et sans rendez-vous. Et, surtout, sans préjugés.
- Projet "scotch" - Canal Saint-Félix - Nantes -
"Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots" (Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre)
C'est un drôle de projet imaginé par la Compagnie des Maladroits qui depuis bientôt un an "scotche" la ville - et le regard étonné des passants : pour ce mois de juin, les tristes bornes d'amarrage dépeintes et taguées qui jalonnent les quais du canal Saint-Félix ont été enrobées de mousse, sculptées de bout de ficelles, puis emmaillotées bien serré dans les bandelettes de ce large adhésif brun carton qu'on emploie d'habitude pour les emballages.
Et voilà que, sur les quais où l'herbe pousse plus dru et plus fleurie, des bonshommes en short bariolé, au torse nu comme le soleil et bronzé comme du papier kraft, nous font signe, nous hèlent et nous appellent à l'assaut des péniches.
Suivant ces sémaphores tranquilles, de canal en estuaire, nous descendrons les Fleuves en bateaux ivres, pour gagner le Grand large, sans autre paquet, sans autre bagage que nous-mêmes. Légers comme des bouchons à danser sur les flots, nous partirons.
- Pour tout changer, pour métamorphoser le monde, pour s'en aller plus loin et gagner le Grand large des rêves, que nous faut-il ?
- Presque rien, voyez-vous, c'est si simple.
Prenez une paire de ciseaux, quelques grammes de mousse, trois bouts de ficelle, et un large rouleau d'adhésif à kraft - ou tout autre matériau de la vie quotidienne, les ingrédients étant ici de bien faible importance.
Pétrissez, ficelez, et roulez dans l'immense désir de partir, d'oublier les bornes et les attaches.
Ajoutez-y l'obstination du scotch qui adhère si fortement à ce qu'il enserre - ou tout autre désir têtu qu'il vous plaira.
Recouvrez de la sainte inhabileté des doigts des Maladroits, qui ne façonnent que des formes précaires et imparfaites.
Laissez reposer sous le ciel, près des reflets, des oiseaux, des nuages.
L'oeuvre une fois terminée, posez sur elle votre regard d'avant. Celui qui faisait surgir les signaux, les silhouettes amies, et les chemins si bleus de l'autre vie.
Restez là un moment, laissez venir l'enfant que vous avez été.