Galerie de capricorne - lavoir de Selommes
Un jour, je ne sais plus quand, on m'a appris que j'étais du signe du capricorne. Les étoiles m'avaient tracé sur cette terre le chemin têtu des chèvres et des monstres, des insectes invisibles qui rongent en silence le cadavre des troncs. Une piste aride, solitaire, de bête et de paria. Puisque j'étais née un quinze janvier, disait-on. Et qui donc le disait ? - des petites filles cherchant le ciel sur leurs marelles, de vieilles femmes aux cheveux de nacre, qui connaissaient la vie et mieux encore la mort, toutes sortes de gens très dignes de confiance.
Enfant, j'en ai été longtemps effrayée. J'aurais tant aimé être balance, être gémeaux, être moi-même et l'autre, plus forte d'être deux, de n'être pas toute en moi, d'être aussi un peu à côté.
Plus tard, j'ai oublié, dédaignant les astres et les astrologues, de me soucier de cet absurde signe, encombrant comme un fardeau du destin.
Et maintenant, à bien y réfléchir, cela me convient tout à fait d'être un capricorne.
D'être la chèvre depuis longtemps disparue du village, errant comme un fantôme dans les enclos déserts et chevrotant son petit air comme une mélodie de cloches dans le silence des jours perdus.
D'être l'insecte lové dans le vieux bois, traçant sa route comme un point d'interrogation, comme un trou de serrure dont la clé serait à retrouver plus loin, jetée dans l'herbe haute.
D'être là-haut, dans ce grand mouvement des étoiles qui dessinent des routes, des ombres et des vies, et d'être, aussi, au plus profond des poutres, dans l'aubier d'un monde très ancien, l'insecte lent qui creuse des galeries profondes - me nourrissant, pour qu'elles vivent encore un peu en moi, de tant de choses qui ont été solides, qui ont tenu le ciel du monde où j'habitais, et qui, bientôt peut-être, ne seront plus.
La Houzée
Ce que beaucoup ne savent pas, même parmi ceux qui vivent au village, c'est la fraîcheur de l'eau, au creux de la vallée, loin des champs de blé dur et des silos de béton, dans les herbes et les feuilles, sur les reflets et sur la boue, là où la rivière s'enracine.
C'est un fouillis de sources et de petits ruisseaux, un nid tissé de filets d'eau légère et murmurante, où elle hésite et balbutie, cherchant sa route sur la terre, dans l'incertain labyrinthe de toute naissance.
Interrogeant les pierres, les massettes et les saules, elle écoute le monde pour en suivre la pente. C'est ainsi, peu à peu, qu'elle devient elle-même, la Houzée au doux nom de rosée, et qu'elle s'en va enfin, serpent irisé et joyeux, dans les prés et les bois, vers le Loir tout là-bas, qui s'en va vers la Loire, qui s'en va vers la mer, qui s'en va vers la lune, qui s'en va vers la terre, qui s'en va dans le monde, qui s'en va dans son cercle...
J'aime aller à La Source, auprès du vieux lavoir, puis, marchant dans les champs, derrière le petit pont, la voir naître sans fin en ses affluents innombrables, danser comme la vie sur le fil du hasard, hésiter, tournoyer, tracer sa route aux sillons de boue verte et de cresson bleuté, avant de s'en aller sur la pente éternelle, sur l'unique chemin de son destin d'eau calme. A chaque motte, à chaque arbre accordée, miroir du ciel et des branches qui rêvent, et pourtant, toujours libre, dessinant elle-même la voie qui va plus loin.
Je voudrais tant, je voudrais tant lui ressembler.
Le saint
Eglise de Selommes - Loir-et-Cher
Lui, c'est le saint. Il est si fruste et si usé que nul ne sait plus qui il est. Peut-être d'ailleurs n'est-il pas du tout un saint, mais un homme. Ou même une femme, après tout, qu'en savons-nous ?
On l'a dessiné dans la pierre comme un masque, comme une idole païenne, à grands traits de burin, les yeux en amande, le nez long butant sur le carré large des narines, la bouche renfrognée, perdue de vieillesse et d'usure.
L'après-midi, au soleil, il a l'air de crier, quand l'ombre en aile de corbeau se pose et se déploie sur son menton informe, le tirant vers la nuit. Et, le soir, quand le vitrail, semblable au ciel du Cri, s'enflamme derrière lui, je lui trouve vraiment le visage du presque-mort qui hurle sur le pont, dans le tableau de Munch.
Mais, au matin revenu, il est, dans le pur tremblement de la lumière nouvelle, sous sa peau de lichen et de mousse, comme un caillou très doux au profond de la source.
Quoi qu'il en soit, je l'appelle le saint, car, ainsi que l'exigent la sagesse des Hommes et la loi du Seigneur, il veille à la droite de la bête, comme l'Est doit veiller près de l'Ouest, et l'esprit se tenir à côté du corps, agneau très pur près de la hure hideuse. Et voici bientôt mille ans que leurs deux paires d'yeux grand ouverts sur le bien et le mal font aussi bonne garde que le berger Argus, sur le village confiant qui dort en cercle sous l'église. Même si, parfois, il arrive qu'un nid de guêpes ou de frelons échappé du Chaos venimeux s'accroche aux pierres en bourdonnant.
Quoi qu'il en soit, je l'appelle le saint, car, ainsi que l'exigent la sagesse des Hommes et la loi du Seigneur, il veille à la droite de la bête, comme l'Est doit veiller près de l'Ouest, et l'esprit se tenir à côté du corps, agneau très pur près de la hure hideuse. Et voici bientôt mille ans que leurs deux paires d'yeux grand ouverts sur le bien et le mal font aussi bonne garde que le berger Argus, sur le village confiant qui dort en cercle sous l'église. Même si, parfois, il arrive qu'un nid de guêpes ou de frelons échappé du Chaos venimeux s'accroche aux pierres en bourdonnant.
Une vieille bête
Eglise de Selommes - Loir-et-Cher
J'ai beaucoup d'affection pour cette vieille bête qui garde, près du saint qu'on ne reconnaît plus, le portail de la petite église.
Elle a des yeux usés qui s'ouvrent au grand soleil et qui pleurent sous la pluie, et les traits assombris de ceux qui ont vécu.
Elle n'a plus de gueule que ce qu'il en faut pour sourire ou gémir, et sa mâchoire emportée ne nous mordra jamais.
La saponaire grandit confiante près de son front qu'éclaire le lichen. Ses oreilles pointues entendent tout ce que nous disons - même ce que nous n'osons qu'à peine chuchoter dans nos coeurs. Et toujours elles pardonnent.
Un sculpteur de village l'a taillée autrefois dans un bloc arraché aux coteaux du Loir. Non un sculpteur de cathédrales ou de châteaux, mais un simple, un modeste, un de ceux qui passaient de chantier en chantier pour orner les églises des humbles et les manoirs de Sigognac, et qui dormaient le soir dans la paille des granges.
C'est lui qui lui a fait , de ses mains de brave homme, de son burin de paysan-maçon, ces yeux tendres de bête douce, ce bon museau de chien fidèle, ce visage de sable usé comme le lit de la Houzée. Cet air qu'elle a, auprès du saint presque effacé à la bouche revêche, d'être la bête et la hideur, l'objet de tout mépris, et cependant de ne pouvoir qu'aimer.
La source
La Source - Lavoir sur la Houzée
"Quel est le berceau de la famille Ronssart ? Est-ce le Danube, le beau Danube bleu, comme on l'a cru jusqu'à présent ? [...] Est-ce au contraire le chétif mais vendômois ruisseau de La Houzée, qui avait trouvé la force de porter, de Selommes à Areines, onze moulins, dont le dernier, situé entre Baumai et Areines, s'appelait dès le milieu du XIe siècle Ronzart, sans le faire exprès ?"
(Jean Martellière, Bulletin de la Société archéologique du Vendômois, 1913)
Mon arrière-grand-père Ferrand avait longtemps travaillé dans le dernier moulin de la Houzée, sur la route d'Areines, à l'entrée de Vendôme.
Un jour - il faisait si beau, tous les reflets de la mémoire palpitaient dans l'eau trempée de branches et d'oiseaux - il a laissé tourner la roue dans son grand fracas clinquant d'arcs-en-ciel, il a posé sur l'échelle ses sacs de grain et de farine, il a remonté tranquillement la rivière, jusqu'à la source au cresson frais. Et il est revenu ici, chez lui, à Selommes où ses ancêtres avaient enraciné leurs vieux os dans la terre.
En ce temps-là, pour rentrer chez soi, il suffisait presque toujours de suivre le cours d'une rivière, d'un ruisseau minuscule. Les vies étaient tracées dans les villages, les champs, les prés, les bois, les montagnes ou les mers, en beaux dessins sans fioritures qui avaient forme de destin, par les fées noires ou blanches qui dansaient chaque nuit dans les landes.
Combien parmi nous peuvent encore le prendre, avec la simplicité de mon arrière-grand-père en ce matin d'été, le chemin d'herbe humide et de petits cailloux moussus qui remonte à la source ?
La Comédie - Paris, jardin des Tuileries
Cette statue du jardin des Tuileries me semble avoir beaucoup à nous dire, non seulement de la comédie, qu'elle incarne, mais de l'art, qu'elle représente si noblement, en actrice accomplie qu'elle est.
Faible, infirme en apparence avec son bras tranché, capable pourtant de susciter l'envol, par la puissance d'un regard posé sur le monde, et par la profondeur que lui donne le masque - cet instrument, quel qu'il soit, qui permet de ne plus être seulement soi.
Le lavoir
Lavoir - Selommes - lieu-dit "La Source"
Le bassin du lavoir a un petit air romain avec ses deux colonnes à fresques de lichen, dont le reflet frissonne, embué d'ombres et de feuilles mortes.
Et peut-être, après tout, nous vient-il des Gallo-Romains.
Car il y avait là, autrefois, autour des sources de la Houzée et de ses minuscules affluents, de vastes villas dont les pierres appareillées ont fourni à l'église l'étrange décoration de son mur d'abside. Et dans les champs on trouve régulièrement sous la charrue des morceaux de céramique sigillée. Bien avant ces Romains, qui n'étaient sans doute ici que de bons Gaulois romanisés, il y avait eu ces hommes anciens et mystérieux qui avaient placé leurs morts réduits en poussière sous la protection des dolmens écroulés, et qui avaient taillé ces grands silex aigus comme des os, irrigués de veines sombres comme du sang rouillé, qu'on trouve en si grande abondance ici, couchés en terre près des belles sigillées, qu'on en a rassemblé une collection, cachée dans un petit musée poussiéreux, toujours fermé, à Champigny, le village voisin. Peut-être est-ce la collection de monsieur Dessaignes, le philanthrope, le grand homme du département, le disciple de Lavoisier... Le village est comme la mémoire : les époques s'y imbriquent et s'y superposent, sans qu'aucune fasse disparaître la précédente, dédaignant les lois du temps linéaire qui voudraient que le présent abolisse le passé. Et sur l'eau calme de la Houzée, tant de reflets passent en glissant, miroitant tous ensemble, dans les plis que trace le courant retroussant le flot lent qui descend de la source comme un tissu moiré. Depuis longtemps on n'utilise plus le lavoir. Il était presque en ruines quand, dans les années 70, quelques femmes vêtues de noir et venues d'un autre petit village, très loin, tout près, au Portugal, en ont repris quelque temps l'usage, avant d'acheter, comme tout le monde, des machines à laver.
Puis on l'a restauré. Il est aussi triste et doux maintenant qu'une page de Gérard de Nerval, avec son air antique et sa charpente rénovée, déjà mangée de capricornes.
Un jour, je me souviens d'avoir demandé à ma grand-mère si elle avait lavé son linge au lavoir, dans sa jeunesse. Elle m'a regardée étonnée, presque offensée. "Ah non ! heureusement non ! je le donnais à laver !" C'était si dur. Une plus pauvre le faisait. Je sais pourtant que, chez elle, ma grand-mère se chargeait aussi, au besoin, de faire bouillir dans sa lessiveuse le linge des petites lessives, puis de le rincer avec l'eau qu'elle tirait à la pompe. Et c'était dur aussi. Moins tout de même que les grandes lessives du lavoir qui cassaient l'échine et faisaient les mains raides et glacées. Ma mémoire est comme l'eau lente du vieux lavoir, de reflet en reflet elle glisse en rêvant... J'ai connu la dernière lavandière de la région. C'était à Vendôme où j'allais au lycée. Le soir, il fallait attendre longtemps le car, sur le Champ de foire. Aux jours de fête foraine, on essayait un tour d’autos tamponneuses, on achetait une barbe-à-papa épaisse et sirupeuse, ou on tentait sa chance à la loterie qui offrait des peluches et des porte-clés à ses heureux gagnants, mais la plupart du temps, on n'avait rien à faire que s'enuyer et errer sur la place. Souvent, j’allais jusqu’à la rive du Loir, en contrebas, et je passais une heure, penchée sur le parapet, à regarder. En face, le vieux lavoir était presque toujours vide. Parfois, pourtant, une vieille était là, toujours la même, qui frottait lentement de vieilles nippes grises et noires, et des draps flottant sur l’eau sombre, tout blancs, comme des corps abandonnés. La vieille laveuse était semblable à toutes les pauvres femmes qu’on voyait trottiner dans la ville, à toutes ces vieilles du faubourg Saint-Bienheuré ou de la rue Ferme, les cheveux blancs dans un foulard à fleurs, les bas gris sous une jupe noire. Le manteau brun jeté par-dessus tout cela recouvrait mal la bosse de son dos brisé. Elle restait longtemps, longtemps, penchée sur son linge, à frotter et à battre, faiblement, lentement, agenouillée, et si courbée qu’on aurait cru qu’elle allait piquer du nez. L’eau s’en allait doucement et la nuit tombait peu à peu. Elle restait là, penchée, presque immobile, ramassée sur ses genoux fatigués, comme elle aurait prié. Elle avait connu d’autres temps, les femmes qui parlaient haut et se chamaillaient, de fortes travailleuses qui frappaient les battoirs, usant les savons et le bleu, les manches retroussées sur leurs bras nus, avant de s’en retourner d’un bon pas, la hotte sur la hanche. Et voilà qu’elle était la dernière, une vieille épuisée, vacillante, oubliée, lavant de ses mains raidies, dans l’eau boueuse et froide, si froide, son pauvre linceul raccommodé.
Car il y avait là, autrefois, autour des sources de la Houzée et de ses minuscules affluents, de vastes villas dont les pierres appareillées ont fourni à l'église l'étrange décoration de son mur d'abside. Et dans les champs on trouve régulièrement sous la charrue des morceaux de céramique sigillée. Bien avant ces Romains, qui n'étaient sans doute ici que de bons Gaulois romanisés, il y avait eu ces hommes anciens et mystérieux qui avaient placé leurs morts réduits en poussière sous la protection des dolmens écroulés, et qui avaient taillé ces grands silex aigus comme des os, irrigués de veines sombres comme du sang rouillé, qu'on trouve en si grande abondance ici, couchés en terre près des belles sigillées, qu'on en a rassemblé une collection, cachée dans un petit musée poussiéreux, toujours fermé, à Champigny, le village voisin. Peut-être est-ce la collection de monsieur Dessaignes, le philanthrope, le grand homme du département, le disciple de Lavoisier... Le village est comme la mémoire : les époques s'y imbriquent et s'y superposent, sans qu'aucune fasse disparaître la précédente, dédaignant les lois du temps linéaire qui voudraient que le présent abolisse le passé. Et sur l'eau calme de la Houzée, tant de reflets passent en glissant, miroitant tous ensemble, dans les plis que trace le courant retroussant le flot lent qui descend de la source comme un tissu moiré. Depuis longtemps on n'utilise plus le lavoir. Il était presque en ruines quand, dans les années 70, quelques femmes vêtues de noir et venues d'un autre petit village, très loin, tout près, au Portugal, en ont repris quelque temps l'usage, avant d'acheter, comme tout le monde, des machines à laver.
Puis on l'a restauré. Il est aussi triste et doux maintenant qu'une page de Gérard de Nerval, avec son air antique et sa charpente rénovée, déjà mangée de capricornes.
Un jour, je me souviens d'avoir demandé à ma grand-mère si elle avait lavé son linge au lavoir, dans sa jeunesse. Elle m'a regardée étonnée, presque offensée. "Ah non ! heureusement non ! je le donnais à laver !" C'était si dur. Une plus pauvre le faisait. Je sais pourtant que, chez elle, ma grand-mère se chargeait aussi, au besoin, de faire bouillir dans sa lessiveuse le linge des petites lessives, puis de le rincer avec l'eau qu'elle tirait à la pompe. Et c'était dur aussi. Moins tout de même que les grandes lessives du lavoir qui cassaient l'échine et faisaient les mains raides et glacées. Ma mémoire est comme l'eau lente du vieux lavoir, de reflet en reflet elle glisse en rêvant... J'ai connu la dernière lavandière de la région. C'était à Vendôme où j'allais au lycée. Le soir, il fallait attendre longtemps le car, sur le Champ de foire. Aux jours de fête foraine, on essayait un tour d’autos tamponneuses, on achetait une barbe-à-papa épaisse et sirupeuse, ou on tentait sa chance à la loterie qui offrait des peluches et des porte-clés à ses heureux gagnants, mais la plupart du temps, on n'avait rien à faire que s'enuyer et errer sur la place. Souvent, j’allais jusqu’à la rive du Loir, en contrebas, et je passais une heure, penchée sur le parapet, à regarder. En face, le vieux lavoir était presque toujours vide. Parfois, pourtant, une vieille était là, toujours la même, qui frottait lentement de vieilles nippes grises et noires, et des draps flottant sur l’eau sombre, tout blancs, comme des corps abandonnés. La vieille laveuse était semblable à toutes les pauvres femmes qu’on voyait trottiner dans la ville, à toutes ces vieilles du faubourg Saint-Bienheuré ou de la rue Ferme, les cheveux blancs dans un foulard à fleurs, les bas gris sous une jupe noire. Le manteau brun jeté par-dessus tout cela recouvrait mal la bosse de son dos brisé. Elle restait longtemps, longtemps, penchée sur son linge, à frotter et à battre, faiblement, lentement, agenouillée, et si courbée qu’on aurait cru qu’elle allait piquer du nez. L’eau s’en allait doucement et la nuit tombait peu à peu. Elle restait là, penchée, presque immobile, ramassée sur ses genoux fatigués, comme elle aurait prié. Elle avait connu d’autres temps, les femmes qui parlaient haut et se chamaillaient, de fortes travailleuses qui frappaient les battoirs, usant les savons et le bleu, les manches retroussées sur leurs bras nus, avant de s’en retourner d’un bon pas, la hotte sur la hanche. Et voilà qu’elle était la dernière, une vieille épuisée, vacillante, oubliée, lavant de ses mains raidies, dans l’eau boueuse et froide, si froide, son pauvre linceul raccommodé.
La route
Après la pluie, on jette un coup d’œil au-dehors : au miroir de ses flaques la route est bleue comme rivière. Au flanc de la vallée elle chemine en ses méandres, doucement chatoyante.
On pourrait quitter le village.
On pourrait suivre ce ruban qui tremble en s'étirant comme un beau fil d'Ariane.
On pourrait s’en aller très loin, peut-être jusqu’au ciel, en passant par les bancs de nuages.
Vers les villes immenses où palpite le temps.
Vers les montagnes ou vers les mers
Vers les déserts ou vers les îles.
Ou même nulle part, juste aller au hasard, en se laissant porter par les routes si bleues où l’on irait comme poissons luisants, tout doucement, entre les vagues.
Et puis on referme la porte, il n’y faut pas songer.
L’essence est chère et tout ça c’est du rêve.
C’est ici qu’est la vie.
Et puis voilà.
C’est ici qu’est la vie.
Et puis voilà.
Les fils
Au village, c’est comme ça : les fils électriques ou téléphoniques pendent partout dans les airs, traversent les rues, se croisent, s’emmêlent, et se recroisent encore, s’égarent dans les champs, se promènent sur l’horizon, pour reparaître au flanc des fermes, puis s’en aller encore, très loin, là-bas, on ne sait pas bien où.
Par ces fils entrent les voix du monde et les images du lointain.
Par ces fils le village est relié à l’univers.
Ils se balancent au vent comme les cordes à linge tendues dans les jardins, comme les fils de fer des vergers palissés.
Des arbres grandissent à leurs flancs de ciment ou de bois, et se couvrent de lierre.
Les oiseaux qui s’y posent, confiants, y suspendent parfois, dans des nids barbelés de paille et recousus de mousse, des portées d’oisillons qui s’envolent en chantant.
Quand la tempête les abat de son souffle de bête, on les renoue les uns aux autres, on les retend avec soin sur leurs mâts.
On pourrait bien les enterrer, tous ces fils, mais, on ne sait pas pourquoi, ça fait plaisir, au fond, qu’ils soient là, bien visibles.
Qu’ils soient, au-dessus des maisons et des routes, les signes évidents de la vie battant son pouls rapide, les veines et les vaisseaux irriguant le village comme un petit morceau du corps immense et chaud de l’univers.
Que sur leurs longs cordages se hisse la grand voile de l'invisible espoir.
Et que là-haut se tende le grand filet maillé de ciel qui retiendra sur la terre le village.
Le souterrain
Il s’ouvre noir et fascinant dans le jardin du presbytère. On y descend par des marches glissantes. Il faut pousser la grille chargée de rouille et de toiles d’araignée. Et puis descendre encore, vers un sombre boyau.
Sous les voûtes humides on avance avec précaution, jusqu’à une large porte de bois. On ouvre les lourds battants grinçants, le frou-frou lent d’un vol de chauve-souris ouvre la voie de l’ombre. Et l’on s’engage dans le chemin obscur, celui qui va, par les entrailles humides de la terre, vers l’autre monde… jusqu’à ce grand éboulement, bientôt, qui interdit d’aller plus loin…
Dans le souterrain on a trouvé jadis des sarcophages d’os moussus, remplis de cailloux humains délavés par les pluies et couchés dans des linceuls de salpêtre.
Des morts errent encore sous les voûtes en silence. Leurs larmes suintent, en gouttes lentes et amères, aux parois de tuffeau.
Ceux qui l’ont creusé sont les mêmes qui ont fortifié et cuirassé la vieille église de son large donjon. La terreur avait placé dans leurs paumes de paysans exténués la lourde hache et la bêche au manche rude.
En ce temps-là, les vikings remontaient la Loire. Des brigands patrouillaient sur les routes. La famine changeait des hommes en chiens. On vivait entouré de menaces comme gibier au fond des bois, il fallait pour survivre se creuser des terriers avec ses mains griffues. On se réfugiait dans ce trou comme au creux d’une grotte, on dessinait sur les parois la détresse et l’espoir, au charbon résineux des torches. On y cachait ses morts et ses trésors aussi, près du cœur de la terre.
Des savants ont expliqué que le souterrain conduisait au prieuré voisin. Peut-être même, de village en village, s’en allait-il jusqu’à Vendôme, là-bas, par de lents méandres de rivière enfouie. Ou beaucoup plus loin encore.
Qui sait, du reste, s’il ne menait pas partout ? Qui n’a rêvé de franchir l’éboulis, de poursuivre l’exploration, pour retracer en bas les allées ténébreuses du Labyrinthe antique et infini ?
Aujourd’hui, à demi oublié, le souterrain se tient au-dessous des maisons, des jardins et des champs, comme les racines sous l’arbre. Et la vie se repose confiante sur ses voûtes écroulées.
Ainsi, dans les pays de mines, des villages sont posés sur le vide, comblé de douleurs et de rêves, des boyaux du passé.
Angoisses archaïques.
Ossements des vieux morts.
Terreurs des hommes devenus bêtes.
Amour des profondeurs où dorment les secrets.
Désir d’aller plus loin que l’interdit, de s’enfoncer par les méandres au ventre de la terre.
Sur tout cela, profondément enfoui, qu’enferme le souterrain, le village lentement s’est posé, tranquille et somnolent, comme un oiseau sur son nid.
Parfois, pourtant, un enfant pousse la vieille grille, descend par les marches glissantes, et s’en va, frissonnant, à la rencontre de l’obscur.