Château de Cazeneuve - Chemin de ronde
Quand tu bâtis sur moi tes murs
que tu me serres de tes remparts,
que dans tes donjons tu m'étouffes,
que tu secoues ton glas dans mon coeur affolé
et que je crie du fond de tes cachots,
je te hais, solitude.
Mais quand, montant les marches à tes côtés,
je vais sur tes chemins de ronde,
que de là-haut je regarde le monde,
et que je veille sous le ciel
avec tes yeux de vieux fantôme,
je t'aime, solitude.
Bulles de savon
C'était si étrange et c'était si attirant, dans la rue déjà sombre, ces bulles de savon tournant dans la lumière, que nous les avons suivies sans y penser.
Quelques instants nous avons marché, fascinés, guidés par leurs promesses si légères. La rue était pauvre et triste, elles dansaient et tournoyaient par tous leurs arcs-en-ciel. Dans le crépuscule gris c'était comme un chemin léger qui s'élevait vers les étoiles, comme un envol d'embruns qui avait l'air de mener loin, et où se recueillaient, en anneaux fragiles et menus, les couleurs irisées du bonheur qui fuyait devant nous.
Puis, tournant à leur suite le coin de la rue, nous sommes arrivés jusqu'à un petit restaurant très ordinaire. Un appareil de métal noir était posé sur le trottoir, devant la porte. C'était de là que sortaient, en flots pressés, grésillants et factices, les bulles qui nous avaient enchantés.
Le prix des repas était affiché sur la vitre jaune. A l'intérieur, on entendait des rires et la sono marchait. Dans la rue où nous étions seuls, il faisait déjà froid, la nuit était tombée tout à fait.
Il suffit de si peu pour que surgisse devant nous le chemin de beauté qu'on pourrait suivre jusqu'au bout.
Il suffit de si peu pour qu'il s'éteigne et se dissipe et laisse place à l'ordinaire parcours.
Empreintes
Oléron - chemin d'accès au fort Vauban
Nous étions allés voir le grand fort Vauban de l'île d'Oléron - grise étoile de remparts, rêve de forteresse absurde où des soldats d'ombre et de vent montent, face à la mer, la garde des jours morts, sur des chemins de ronde immenses, interrompus de grands trous d'herbe et de roches.
Soudain, alors que nous sortions, sous nos pieds il y a eu ces mains...
En nous penchant nous avons compris. Tout était expliqué, tout était écrit sur le sol : cela s'était passé en août 2005, l'entreprise Micheau avait coulé et étendu du béton sur le chemin pentu qui mène au vaste portail d'entrée. Une forte rampe, un ouvrage délicat.
C'était le soir, on allait achever le travail. Dans le grondement de la mer et de la bétonnière, les ouvriers satisfaits avaient tracé dans la pâte grumeleuse, si onctueuse pourtant, un rectangle bien ragréé, une dalle lisse et douce, pour y inscrire, comme il se doit, quand on est fier de l'oeuvre accomplie, le nom de l'entreprise. Alors l'idée leur était venue d'y inscrire aussi leurs noms, leurs noms à eux, côte à côte. Ensuite, sans savoir pourquoi, Ludwik s'était brusquement agenouillé, seul, du côté où la pâte rainurée déjà commençait à sécher, et il avait tracé rapidement encore une fois le début de son nom - Lud - et il avait dessiné la flèche, et il avait posé dans le béton frais, d'un coup, les paumes ouvertes de ses deux mains.
On les imagine si bien, dans le vent piquant de ce soir d'août, Hervé, Ludwik, J.M.Auge, et d'autres peut-être encore, dont nous n'avons pu déchiffrer les initiales usées, inventant cette farce, ce bon tour à jouer aux passants de demain et aux rois morts depuis des siècles, face au fort Vauban désert où s'avançaient déjà les fantômes de la nuit. Riant, un peu émus pourtant sous les remparts échevelés d'embruns et de saponaires, s'appliquant, inscrivant soigneusement leur nom chacun à leur tour dans le béton frais, avec la pointe d'un couteau trempé au sel de l'amitié et de la mer. Et puis Ludwik, soudain, plongeant ses mains vivantes dans la pâte grise encore douce et si tiède, les appuyant jusqu'à sentir se refroidir et durcir chaque pore de sa peau, retirant juste à temps ses phalanges raidies, frottant ses paumes sur ses vêtements en regardant à terre son empreinte, presque sérieux maintenant, ne riant plus que pour avoir l'air de plaisanter encore.
Face au grand fort qui peu à peu tombe en ruines, il est là depuis déjà sept ans, ce rectangle semblable aux vieilles pierres tombales qui dallent le sol des églises sous le pas des vivants, près de ces deux mains épaisses qui ressemblent tant à celles que nos ancêtres ont posées sur le mur des grottes, il y a des millénaires. Larges et fortes, et si fragiles, poussiéreuses et usées.
Bien sûr, cela commence à s'effacer, c'est déjà si peu visible, si peu lisible, cela disparaîtra bien avant le vieux fort Vauban, qui lui-même disparaîtra bien avant les grottes profondément enfouies sous la terre où tant de mains imprimées sur la pierre attendent encore dans l'ombre d'être vues par des yeux vivants dans un rai de lumière.
Mais tout de même.
Tout de même, c'est là, c'est bien là.
Laisser dans la poussière une trace de son passage. Poser l'empreinte d'une vie fragile sur ce qui est promis à disparaître. Toute l'humanité dans ce simple désir.
Un mot de buis
Quand j'étais enfant, mon grand-père avait taillé, dans le jardin de la maison Ferrand, un petit canard de buis.
Un charmant canard vert à feuilles tendres qui bondissait sur la haie, prêt à s'aventurer dans le monde, comme nos vies d'enfants, et prêt comme elles à disparaître, dans le grand flot du temps qui fait croître le buis et les jours des enfants.
Mais mon grand-père retaillait sa haie, sans répit, soigneusement, régulièrement, artistement : le canard vécut longtemps, clair et joyeux. Puis les enfants, grandissant, peu à peu se détournèrent de lui - ce n'était, après tout, qu'un petit canard de buis très ordinaire, posé sur de gros troncs grisâtres. A regret, mon grand-père redécoupa la haie en pans rectangulaires et tristes, ordinaires et corrects. Peu après mes grands-parents quittèrent la vieille maison Ferrand pour s'en aller dans la ville voisine, où ils moururent, en exilés, satisfaits de leur nouveau confort, si loin pourtant d'eux-mêmes.
C'était il y a des années, des dizaines d'années.
Et voilà que maintenant, au pied du presbytère, devant l'école de Filles et de Garçons, le garde champêtre - comme on dit encore si joliment -, entretient ce petit massif de buis, qu'il arrose et taille soigneusement, régulièrement, patiemment, pour faire surgir dans la verdure naïve le nom toujours vivant du vieux village : SELOMMES.
Quelquefois le buis pousse un peu plus vite, ou bien le garde champêtre n'a pas le temps, alors les feuilles indisciplinées, les brindilles indélicates recouvrent le vieux mot. Il suffirait de si peu pour qu'il disparaisse... il suffirait que le garde-champêtre se lasse, que quelqu'un se moque, et le massif de buis, redevenant aussi terne et rectangulaire que jadis la haie de mon grand-père, oublierait à jamais quel nom lui fut donné par le ciseau du jardinier. C'est si fragile, un petit village, toujours sur le point de disparaître, fragile comme l'enfance, comme les vieilles gens, et comme la maison Ferrand.
Heureusement, toujours, au moment où l'on croit que tout va finir, les grands ciseaux, dans le buis qui s'échevèle, reviennent travailler, soigneusement, régulièrement, rêveusement, redécoupant de frais le vieux nom du village.
Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées. Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli. Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.
Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées. Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli. Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.
Hésitation
Sous les tuiles du palais Dobrée, étrange demeure romane - ou romanesque - que se fit bâtir, en plein XIXe siècle, un collectionneur excentrique et philosophe, j'ai aperçu ce corbeau. Il dormait là-haut comme un gisant, la mousse lui fermait doucement les yeux, il était en paix. Un long fil d'araignée l'attachait encore à la pierre, et de lourdes fientes de pigeon l'empêchaient d'oublier, même en rêve, qu'en ce monde tout pèse, même l'oiseau, son poids de boue.
A l'autre extrémité du palais, sur les parois de la tour orgueilleuse que, de son vivant, Thomas Dobrée ne vit pas achevée, veillait le serpent ailé, dont les deux yeux aigus ne se ferment jamais. De son venin stérile, il avait écrit sur le mur, en breton et en lettres flamboyantes, la devise de son maître," Ann dianaf a rog ac'hanoun", l"'incertitude me ronge".
Orgueil, désir, tourment jetés aux parois de Babel. Elan de la vie haute vers la beauté qui fuit. Amour et coeur mangé, folie et désespoir, pour celui qui s'accroche aux ailes du serpent, pour celui qui refuse l'humble loi des mortels - Accord et doux sommeil pour celui qui laisse le temps et la vie effacer son visage, pour l'absent de lui-même qui repose en sagesse sur les chemins terreux, humides et doux, du monde tel qu'il va. Mais cette bouche close, et ce regard détruit.
Et moi de l'un à l'autre, arpentant le jardin brûlant du palais, promeneuse d'un jour d'été.
La laisse de mer
Saint-Pierre-Quiberon
On appelle laisse de mer cette frange d'algues, de branches mortes et de coquillages que la mer oublie sur les plages, à marée basse.
Ainsi, parfois, aux rives de la mémoire, se déposent les souvenirs, épars sur le sable des heures comme des algues encore vivantes que nous aurait laissées l'enfance.
Je l'avais si longtemps attendue...
J'avais écouté son souffle dans le coquillage verni qui ornait le buffet de mes grands-parents, à Guéret.Peu à peu j'avais appris à reconnaître, très loin au fond de moi, sa voix qui tremblait de promesses imprononcées et d'horizons fuyants, de navires à proues d'espérance, d'îlots fragiles et d'écueils désirés.
Et puis c'était arrivé : nous étions partis de Guéret un matin avant l'aube, et nous étions montés dans un train tiré par une locomotive à vapeur toute piaffante. - Tchou, tchououou...! s'était-elle exclamée, puis elle avait bondi, de gare en gare, d'aiguillage en aiguillage, de correspondance en correspondance, sans erreur, jusqu'à l'océan lointain. Le soir, à Vannes, il faisait nuit et il pleuvait, on était venu nous chercher en voiture, je m'étais endormie dans mes vêtements tachés de suie, bercée -Tchououou...tchou...- par l'ombre bondissante de la loco autant que par les cahots de la petite automobile qui nous avait déposés, après bien des virages, à Saint-Pierre-Quiberon.
Le lendemain matin, il y avait eu ce soleil ruisselant de sel, et ce ciel d'un bleu léger, frémissant d'oiseaux criards. De grands draps blancs s'enflaient de vent et de lumière, luttant comme des pirates liés aux mâts de fer plantés dans les galets du jardin.
Pendant le petit déjeuner, au fond du transistor grésillant de mon grand-père, qui contenait - mystère que j'acceptais sans chercher à l'expliquer - tout un orchestre avec la batterie, le micro et un costume d'argent pour danser -, Claude François avait chanté avec une conviction que je partage encore "Mais quand, le matin, je vois le soleil, le matin...", puis nous avions longtemps marché sur un chemin brillant de mica, à travers des herbes sèches semées d'immortelles et de chardons.
Tout au bout du chemin, le sable était hérissé d'algues, de coquillages, de brindilles éparses, et de rochers pensifs.
Elle a entouré mes pieds de ses doigts frangés d'écume, de coquilles et de ciels renversés. J'ai caressé de mes lèvres l'arc-en-ciel de ses lèvres, sur mon corps mince j'ai serré son grand corps parcouru d'eau, de sable et de soleil, j'ai avancé dans la lumière. Et c'était bon comme quand on rentre chez soi, après une longue absence, et que la lampe rallumée fait dans la nuit son doux nid de jour clair, et qu'enfin on se reconnaît.
Aller voir le blockhaus
Il y a quelque chose de très doux, de très léger, dans le spectacle d'une plage populaire, sur la côte atlantique, entre Quiberon et Saint-Nazaire, par une belle journée d'été.
Libérés pour quelques jours de la lourde nécessité d'avoir l'air d'être ce qu'aucun humain jamais ne pourra être : employés de bureau, écoliers, agents de surface, coiffeurs, chômeurs, caissières, malades, ménagères ou chauffeurs routiers..., les baigneurs presque nus absorbent le soleil, la mer, le sable et le ciel par tous leurs pores vivants que dilate l'été.
Tout à l'heure les ombres s'allongeront sur la plage, on reviendra au camping, d'un pas traînant, cuire des merguez sur un réchaud de fortune, jouer à la pétanque sur un coin d'herbe rase, on montera le son de la radio, peut-être même on dansera avec le voisin gendarme ou inspecteur des impôts, loin des goélands gris dont les ailes baignées de lune chevaucheront les vagues et les anciens naufrages.
Mais, pour l'instant, le soleil a pris possession du monde. Un employé pâle et malingre qui ne voyait jamais le jour s'élance à la poursuite d'un cerf-volant tout bleu, qui frémissant l'entraîne vers l'azur, un jeune garçon obèse cabriole sur le trampoline, une fille timide étendue sur les algues s'offre en sirène aux caresses du ciel, on achète aux marchands qui passent des glaces au goût sucré de paix. Il flotte dans l'air bleu quelque chose de joyeux comme un drapeau qui claque.
Alors, quelqu'un propose d'aller voir le blockhaus. Car la côte est semée de blockhaus, entre Quiberon et Saint-Nazaire, comme sur tout le littoral atlantique.
Tout en haut de son éperon de falaise, le blockhaus est visible de loin. On dirait un de ces rochers trapus taillé en force par l'abbé Fouré, une bête pensive, échevelée d'herbes sèches et veillant sur la mer.
Quand on s'approche, on voit qu'il est recouvert de tags et de noms d'amoureux, de lichens et de cinéraires. La rouille de son armure de fer a transpiré jusqu'au béton érodé qui s'effrite. Un pin maritime couché par le vent allonge vers lui ses racines. Dans le ravin tout proche, un autre blockhaus s'est déjà écroulé, et ses ruines battues par la mer, hantées de crabes et d'huîtres, se changent lentement en galets et en sable.
Si l'on pouvait entrer à l'intérieur, savoir ce qu'ils voyaient, ceux qui montaient la garde ici, comprendre ce que c'était, que d'attendre la fin, avec pour seuls compagnons le vent, les oiseaux et les vagues... Mais le blockhaus est muré. On s'assied sur le toit, en balançant dans le vide ses jambes nues et chaudes, et puis on rêve un peu. On aimerait comprendre comment des canons, des tanks, des ordres lourds de haine et des soldats à mitrailleuses ont pu ramper jusque-là sans glisser dans les dunes, s'abîmer dans les flots. On se prend à penser que la mer peut-être leur a parlé, à eux aussi, avant que tout finisse, d'un autre monde.
On est bien, là, sur le blockhaus qui s'émiette en rêvant, et qui bientôt, cédant au rauque appel de saint Guénolé devant Ys, à son tour tombera, sous l'étreinte des vagues, du pin maritime tout proche, du vent chargé de sel, ou des récifs d'hermelles. Des promeneurs passent en riant sur le chemin, on aperçoit en bas la plage, ses ronds bigarrés de parasols et sa foule apaisée, et on se dit qu'il n'est pas loin, peut-être, le jour où le bonheur, vraiment, sera rendu aux hommes.
Les pigeons
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau. (La Fontaine)
Ces deux pigeons endormis, posés dans le rai d'une lampe, en équilibre sur l'étroite corniche, au-dessus de nous qui passions, très tard, dans la rue solitaire et obscure, c'était si peu de chose, c'était si émouvant pourtant.
Ces deux bêtes confiantes et ignorées de tous, ces deux êtres s'aimant, reposant côte à côte sur le nid tiède d'une pierre, dans le mince halo d'une lumière fragile, c'était comme si tout là-haut, dans le monde des oiseaux, quelque chose de nous s'était posé, quelque chose de léger, de très simple et de pur, que nous ne savions pas nommer,
ou comme si, peut-être, une brève lueur, glissant d'en-haut très doucement, sur l'aile lentement repliée de la nuit, était venue nous visiter - vers un monde toujours beau éclairant le chemin.
L'abeille
Je travaillais au jardin dans le thym,
une abeille tout près jardinait la lavande.
Moi, j'arrachais la mauvaise herbe, triant, jugeant et condamnant,
elle, de chaque fleur saisissait le meilleur, pour en tirer le miel.
Je pensais en humain,
elle cultivait en sage.
Je me penchais vers la terre,
elle s'est envolée vers le ciel.
Un soldat de chez nous
Selommes - monument aux morts
On l'a entouré d'une grille de fer forgé comme les morts du cimetière, puisqu'il est le mort, puisqu'il est tant de morts. Dans le temps noir il est bien sombre, sous sa capote grise.
Mais il se tient debout sur son socle, droit, un peu fatigué, appuyé sur son fusil comme un pésan sur sa bêche. Sa manche de gros tissu semble tachée d'un peu de boue. Il a le fin sourire, à la fois satisfait et méfiant, des hommes du village, celui qu'ils ont pour contempler les terres, le travail accompli, les promesses des blés, les ombres dans le ciel et les couchants trop rouges.
Et puis il a le grand nez courbe des Fichepain, des Hallouin, des Nouvellon, des Tondereau, des Chevais, des Ferrand, des Norguet, leurs sourcils roux qui frisent un peu. Le nez d'ici, les sourcils d'ici. Les moustaches de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père.
C'est un soldat de chez nous.
Des femmes au corps épais, en foulard et en tablier, l'ont pleuré dans leurs grands mouchoirs à carreaux, lui ont porté de beaux bouquets cueillis dans les jardins, trempés de rosée et de larmes, et serrés d'une ficelle à volaille, avant de reprendre la charrue.
Le malheur a frappé ici comme ailleurs. Un jour, un glas venu de loin, transmis dans l'angoisse par le clocher de la vieille église, a résonné en sanglots dans les champs.
C'étaient des gars craintifs et timides, des gars de la campagne. Ils n'ont rien dit. Ils ont laissé les moissons aux femmes et aux enfants, ils sont montés dans les trains, ils ont bu pour monter au front, au lieu de la piquette du coteau, la gnôle infecte des tranchées, et ils ont vu les mouches se poser alanguies au fumier des cadavres. Dans les ruines d'autres villages, dans les champs dévastés d'autres fermes, que labourait la haine, que moissonnait la mort, ils ont laissé l'espoir, et tant d'amis, et puis la vie enfin.
Ici, le maire allait de maison en maison porter les lettres tamponnées et semer la détresse. Il ne s'habillait plus qu'en noir. Les épouses et les mères se pressaient à la messe de six heures, chaque matin, après la traite.
A quoi ont-ils donc pu penser, sous la pluie de mitraille et de sang, et à quoi pensent-ils, maintenant, ceux qui sont restés là-bas, couchés dans une autre terre ? On n'a jamais su.
Mais, quand tout a été fini, quand il a fallu choisir, pour la statue du monument, on n'a pas pu les imaginer autrement, ces morts d'une étrange et lointaine guerre, qu'en bons pésans appuyant sur la bêche leur grand corps fatigué de travail, posant leur fin sourire, satisfait et méfiant, sur la terre rousse et baignée de ciel, où les moissons frissonnent comme le temps, dans le vent de chez nous.
Car la terre, le travail, les chances des récoltes, même les morts, ici, y pensent encore, après, dans le vieux cimetière qui veille sur les champs.