Pont Eric Tabarly - Nantes
"J'étais un pont..." Franz Kafka
Le premier homme qui construisit un pont - le premier qui jeta dans l'eau un poteau, un rocher, un pilier, pour y accrocher une route humaine, de bois, de pierre ou de roseaux tressés - le premier qui marcha dans les airs par-dessus le flot - le premier qui put, d'une rive à l'autre, aller et revenir sur ses jambes d'homme - le premier qui noua ce que le monde avait séparé, il dut penser avoir posé sur la terre quelque chose qui avait la forme exacte, fragile et arquée, le poids exact, lourd et léger à la fois, l'exacte musique, tremblante et ardemment vibrante, de l'espoir.
Il dut se dire tout cela, d'abord. Puis, à force de marcher sur le pont avec des fardeaux et des bêtes, il l'oublia.
C'est ce que j’ai pensé, lorsque j’ai photographié le nouveau pont qu'on construisait face aux tours de Malakoff. Les haubans neufs et blancs se tendaient dans le vent comme les cordes d’une harpe. Des oiseaux se posaient sur ces fils d'acier comme sur les branches d'un arbre bleu. Et les nuages se prenaient, apaisés, dans leurs grands filets de lumière.
D'autres badauds étaient là comme moi, venus admirer non pas l'ouvrage en construction, ainsi qu'ils le croyaient, mais ce fantôme au-dessus de l'eau que leur désir avait fait si net, si nécessaire, si parfaitement dessiné. Les ouvriers eux-mêmes, souvent, s'arrêtaient pour contempler pensivement ce pont inachevé qui prenait son élan si pur encore, si incertain de lui-même, avec des mines d'arc-en-ciel.
Et quand il serait achevé, on le recouvrirait d'une bonne couche de bitume, on y jetterait automobiles et camions vrombissants dans d'absurdes embouteillages, et ce ne serait plus rien, qu'un des ponts de la ville.
L'autre rive
J'étais assise au bord du quai, à la sortie de la Ville, sur une borne du chemin Bleu, face à la rive d'où on partait jadis pour le Cap Horn, là où le fleuve s'élargit pour accueillir la mer, où la marée monte et descend comme la promesse d'un monde nouveau. Soudain j'ai entendu la barque, la rame froissant l'eau. Il me regardait, grand et droit.
-"Je te passerai, si tu veux, sur l'autre rive."
Sur l'autre rive ? J'y avais souvent pensé. J'avais toujours eu ce désir de l'autre rive. Ce désir et cette crainte aussi.
Je lui ai demandé si on revenait.
Il a eu, pour me répondre, ou ne pas me répondre, ce sourire que je lui ai toujours connu, à la fois mystérieux et timide.
J'avais besoin de réfléchir. Un tel sourire se posant sur moi, cela me faisait un peu peur. Cette autre rive était bien loin, décidément. Et peut-être qu'en effet on ne revenait pas...
J'ai fermé les yeux.
Quand je les ai rouverts, il avait disparu. L'eau clapotait morne et seule contre la pierre du quai. La marée descendante happait lentement l'eau du fleuve. Là-bas, un village d'ici se dorait à la lune. Sur l'eau lisse et fermée, nul n'aurait pu deviner le trajet d'une barque, l'effort doux d'une rame, le bref appel du passeur.
Hirondelles
Ecole maternelle de l'avenue de la Gare - Selommes
Enfants de ce village, vous vous envolerez.
Comme les hirondelles vous quitterez le nid un matin froid pour aller bien plus loin, au bout de votre route d'oiseaux.
Alors, écoutez bien : emportez avec vous un grain de terre, un coin de pierre et un brin d’herbe, gardez-les dans vos cœurs bien profond comme au creux d’un jardin, laissez-les grandir en secret jusqu'à ce qu'ils forment le sentier sous vos pas, la maison devant vous, et la clé dans vos doigts.
N’allez pas oublier ce que je vous dis là,
dans votre grand désir de voir le monde,
n’allez pas partir l’âme vide,
n’allez pas perdre le chemin,
n'allez pas risquer de trouver porte close.
Un jour vous reviendrez,
ce sera peut-être seulement en rêve,
mais vous reviendrez. Vous reviendrez car on revient toujours à son enfance, je vous le dis, moi qui ai été enfant ici, tout près dans la maison fermée, dans le jardin ruiné que vous voyez mourir au bout de l'avenue des vieux tilleuls. Dans la demeure voisine, où n’entrent plus que la nuit et les longues araignées d’ombre qui filent et tissent la toile pâle de ma mémoire où se prennent, insectes lents toujours vivants, les mots enfuis, les paroles d'avant. Je vous le dis, moi qui reviens, souvent, jouer dans le jardin fleuri, rêver sur le balcon verni, et lire, l'été, à la fenêtre, dans le grand fauteuil rouge, les livres d'autrefois, tandis que glissent sous le toit les jeunes hirondelles.
mais vous reviendrez. Vous reviendrez car on revient toujours à son enfance, je vous le dis, moi qui ai été enfant ici, tout près dans la maison fermée, dans le jardin ruiné que vous voyez mourir au bout de l'avenue des vieux tilleuls. Dans la demeure voisine, où n’entrent plus que la nuit et les longues araignées d’ombre qui filent et tissent la toile pâle de ma mémoire où se prennent, insectes lents toujours vivants, les mots enfuis, les paroles d'avant. Je vous le dis, moi qui reviens, souvent, jouer dans le jardin fleuri, rêver sur le balcon verni, et lire, l'été, à la fenêtre, dans le grand fauteuil rouge, les livres d'autrefois, tandis que glissent sous le toit les jeunes hirondelles.
Entre
On a l'habitude, quand quelqu'un demande où est le village - "mais où est-ce, exactement ?"- de répondre d'un air vague : "oh, entre Blois et Vendôme..."
On le sait bien que le village n'existe qu'à l'ombre de plus vaste, de plus connu que lui. Là où peut se glisser, comme une source incertaine de son cours se partageant entre deux pentes, sa timide et fragile existence.
Entre.
Entre Blois et Vendôme.
Entre la Loire royale, où passent lentement de blancs reflets crénelés, ajourés de belles dames châtelaines, et le petit Loir noiraud, mince et luisant comme une anguille, glissant sous les pattes boueuses des vieux saules pêcheurs. Entre la Cisse aux poissons d'argent, qui s'en va noblement vers la Loire, et la Houzée toute verte et mangée de grenouilles, qui penche vers le Loir.
Entre la rude Beauce et la tendre Gâtine. Entre les bois ensauvagés du Perche et les étangs dormants de la Sologne.
Entre eau douce et blé dur. Entre plateaux portant le ciel sur leurs épis dressés, et profondes forêts de violettes et de sources. Entre vivants et morts, entre peine et bonheur, entre hier et demain.
Alors on dit, tout simplement : "Entre Blois et Vendôme", et celui qui écoute hoche la tête sans bien comprendre, un peu peiné pour nous que ce ne soit rien de plus grand, rien de plus beau.
Mais si on voulait répondre exactement, c'est autre chose qu'on dirait. Si on osait.
Par exemple on dirait qu'il est là, le village, à cet endroit où l'on a mal un peu, quand on y pense, là, juste au centre, dans ce nid bleu des souvenirs où bat l'aile du temps, dans ce creux de nos coeurs où roucoulent, le soir, les tourterelles, au bord du ciel.
Papiers
"Sur un campement tzigane
j'ai vu un homme
s'arracher les cheveux par poignées,
pour des papiers qu'il n'avait pas."
Alexandre Romanès
Ce petit bout de tract déchiré, collé là, "Papiers pour tous", avait l'air si bête, au milieu de tout cet amoncellement de papiers gras, de papiers froissés, de cartons écrasés, de déchets oubliés. J'ai sorti mon appareil.
Quand j'ai pris la photo, une dame qui passait a ramassé le gros sac de papier qui est devant, à gauche, et l'a posé là pour compléter. Des papiers, il y en avait tant autour de nous... on les poussait du pied pour pouvoir marcher.
Enfant, je connaissais une chanson que j'ai un peu oubliée : le refrain était "pirouette cacahouète", il y était question d'un drôle d'escalier en papier où le facteur glissait et se cassait le bout du nez.
Tant de papiers en ce monde.
C'est si bizarre, tout se change en papiers.
Ce qu'on mange, ce qu'on boit,
ce qu'on aime, ce qu'on est,
ce qu'on n'est pas, ce qu'on n'est plus.
Des papiers des papiers.
Papiers à jeter,
Papiers à conserver,
Papiers à convoiter,
Papiers à conquérir de haute lutte,
Papiers à brûler,
Papiers à ramasser,
Papiers à éditer,
Papiers à pilonner,
Papiers à tamponner,
Papiers à falsifier,
Papiers à quémander,
Papiers à refuser,
Et papiers à coller
pour demander
des papiers.
Et dans les rues des gens qui lisent des papiers, qui jettent des papiers, qui perdent leurs papiers, qui volent des papiers. Des gens avec les bons papiers, Des gens avec les mauvais papiers, Des gens avec des papiers sans valeur, et des gens sans papiers, inscrits dans des papiers, archivés dans des murs de papiers, que consultent des spécialistes en papiers. Papiers pour les vivants et papiers pour les morts, papiers pour les présents, papiers pour les absents, papiers pour le facteur, escaliers de papiers sans issue, escaliers de papiers qui s'effondrent. Un monde de papiers, un monde où tout ce qu'on a désiré se change en vieux papiers, un monde où l'on ne peut plus être que ce que d'autres ont écrit qu'on était, sur le papier qu'il faut. un drôle de monde.
Et dans les rues des gens qui lisent des papiers, qui jettent des papiers, qui perdent leurs papiers, qui volent des papiers. Des gens avec les bons papiers, Des gens avec les mauvais papiers, Des gens avec des papiers sans valeur, et des gens sans papiers, inscrits dans des papiers, archivés dans des murs de papiers, que consultent des spécialistes en papiers. Papiers pour les vivants et papiers pour les morts, papiers pour les présents, papiers pour les absents, papiers pour le facteur, escaliers de papiers sans issue, escaliers de papiers qui s'effondrent. Un monde de papiers, un monde où tout ce qu'on a désiré se change en vieux papiers, un monde où l'on ne peut plus être que ce que d'autres ont écrit qu'on était, sur le papier qu'il faut. un drôle de monde.
Cartes
Ceux qui dessinent les cartes du monde en savent tout ce qu'on peut savoir : les distances et les routes, le tracé des rivières et la forme des bois, l'emplacement des calvaires, le cercle où tourne le coq à l'église, et les champs où l'on a couché d'une croix les cimetières. Et ils vous mettent tout cela en couleurs, en lignes et en chiffres.
J'ai ouvert la vieille carte du département. Elle tremble un peu sous le vent, et le papier grisonne, mais le nom du village y est encore épais et noir, ainsi que doit l'être le nom bien assis d'un chef-lieu de canton. Le bourg, quant à lui, est posé sur le pli, comme entre deux pages du temps - étrange insecte mort, piqué au coeur d'une fine épingle rouge, couleur de sang vivant.
Suivre des yeux, parcourir de l'index les routes nettement tracées, c'est un chemin facile. Depuis la maison où nous habitions, je remonte l'impasse qui longe la gare abandonnée. Au carrefour de l'ancien passage à niveau, je prends en face, pour passer devant la grille verte de la maison Ferrand. Je continue vers la mairie, jusqu'à l'église que je salue. Puis je m'en vais, rêvant, par la route de Baigneaux, près du rectangle barré d'une croix noire où dort à l'écart du village le petit cimetière. De là, je prends à travers champs, pour rejoindre, parmi ce fouillis d'affluents légers et de sources balbutiantes que la carte a oublié de noter, la Houzée gazouillante qui s'éveille à la vie comme un jeune oiseau bleu dans les herbes froissées.
C'est une belle carte, j'aime m'y promener, mais il y manque tant de choses...
Bien sûr, elle est si vieille... on ne peut y trouver le nouveau lotissement, au bord de la voie ferrée, à l'ouest du village. Ni l'étoile du plan d'eau et de son île aux peupliers. Ni le château dont on a reconstruit la tour. Ni le pâté que forme dans son petit parc, au coin de la route de Champigny, la maison de retraite où mon arrière-grand-mère Elise a fini en exil ses jours de vieille périgourdine. Sans doute a-t-on depuis longtemps édité une autre carte, où tout cela figure avec beaucoup de précision en petits carrés ou rectangles, nets et noirs.
Je ne crois pas, cependant, que la carte nouvelle soit plus juste que l'ancienne.
Ceux qui dessinent les cartes du monde savent tout ce qu'on peut savoir, mais ils ignorent l'essentiel. Comment se douteraient-ils qu'il y a tant de lieux, tant de chemins, qui ne figureront jamais sur les plans, et tant de lieux et de chemins qui, sur les plans qu'ils dressent, sont sans aucun rapport avec ce qu'ils sont en réalité ?
Ce sont d'autres cartes qu'il nous faut déplier pour voir clair, des cartes que nul n'a dessinées, que seuls nos coeurs ont coloriées, et où aucun calcul n'eut jamais cours. Des cartes incertaines et fragiles où, sous les noms à demi oubliés et presque indéchiffrables, sont indiquées, à peine perceptibles, les routes qui vont profond et les territoires véritablement habités.
Sur ces cartes étranges de la mémoire et du rêve veille le monde qui est nôtre, l'autre monde plus vrai qui ne peut cesser d'exister qu'avec nous.
Sur ces cartes, par exemple, je le sais, Champigny, où j'ai d'abord vécu, et qui n'est d'après les cartographes qu'à sept kilomètres, est aussi loin de Selommes que la douce enfance de l'âge de raison. Pour passer de l'un à l'autre il faut traverser à Villegrimont orages et tempêtes, franchir les hauteurs dures du plateau parcouru de vents et de sombres nuages - ou brûlé de soleil en été. Dans les champs frémissants veillent de longs serpents dont, parfois, on voit glisser sur les fossés le corps obscur et sinueux. Mais, dans l'une des fermes, Annick Beaujouan, mon amie d'école, petite fille craintive aux cheveux pâles, sourit encore dans l'ombre, vivante et douce à jamais. Et l'on se rend toujours à Vendôme en prenant par Villarceau, dans l'autocar qui emporte les enfants vers le collège, vers le lycée, là-bas, dans la triste banlieue. Le matin on roule en silence, le trajet est bien long. Quand on arrive, après Coulommiers-la-Tour, à ce coin de clairière où la rivière fait signe, il flotte toujours un peu de brume, des ombres s'approchent de la route. Au retour, on est enfin heureux, on chante en choeur, je m'en souviens très bien, "Fais comme l'oiseau...", entre Villetrun et Selommes - si bien que les deux communes ne sont séparées, le soir, que d'un battement d'aile d'enfant. Et la côte brutale qui descend vers Périgny, on la remonte aux vacances, debout sur le vélo Gitane, en tendant tous ses muscles, et on zigzague et on peine, car elle est immense et serrée de lacets, comme le mont Ventoux. Et le moulin de Cornevache... il est toujours en ruines au bout du monde, dans son paradis murmurant... Sur le pont vacillant, j'y suis toujours assise, au bord du ciel, cherchant à deviner sur l'eau qui tremble le chemin que dessinent les nuages qui vont. Et dans la cour de la maison Ferrand, je vois bien, quand je repasse au retour, que tout le monde est là, qu'on a sorti les chaises au jardin, et qu'on boit l'orangeade au frais. Ma grand-mère parle un peu trop fort, j'entends dans la rue sa voix claire où rocaille le vieil accent - et je crois qu'elle m'appelle. Oui, je prendrai moi aussi un verre de sirop à l'ombre de ce maigre prunus qui n'est porté sur aucune carte de papier...
Sur ces cartes, par exemple, je le sais, Champigny, où j'ai d'abord vécu, et qui n'est d'après les cartographes qu'à sept kilomètres, est aussi loin de Selommes que la douce enfance de l'âge de raison. Pour passer de l'un à l'autre il faut traverser à Villegrimont orages et tempêtes, franchir les hauteurs dures du plateau parcouru de vents et de sombres nuages - ou brûlé de soleil en été. Dans les champs frémissants veillent de longs serpents dont, parfois, on voit glisser sur les fossés le corps obscur et sinueux. Mais, dans l'une des fermes, Annick Beaujouan, mon amie d'école, petite fille craintive aux cheveux pâles, sourit encore dans l'ombre, vivante et douce à jamais. Et l'on se rend toujours à Vendôme en prenant par Villarceau, dans l'autocar qui emporte les enfants vers le collège, vers le lycée, là-bas, dans la triste banlieue. Le matin on roule en silence, le trajet est bien long. Quand on arrive, après Coulommiers-la-Tour, à ce coin de clairière où la rivière fait signe, il flotte toujours un peu de brume, des ombres s'approchent de la route. Au retour, on est enfin heureux, on chante en choeur, je m'en souviens très bien, "Fais comme l'oiseau...", entre Villetrun et Selommes - si bien que les deux communes ne sont séparées, le soir, que d'un battement d'aile d'enfant. Et la côte brutale qui descend vers Périgny, on la remonte aux vacances, debout sur le vélo Gitane, en tendant tous ses muscles, et on zigzague et on peine, car elle est immense et serrée de lacets, comme le mont Ventoux. Et le moulin de Cornevache... il est toujours en ruines au bout du monde, dans son paradis murmurant... Sur le pont vacillant, j'y suis toujours assise, au bord du ciel, cherchant à deviner sur l'eau qui tremble le chemin que dessinent les nuages qui vont. Et dans la cour de la maison Ferrand, je vois bien, quand je repasse au retour, que tout le monde est là, qu'on a sorti les chaises au jardin, et qu'on boit l'orangeade au frais. Ma grand-mère parle un peu trop fort, j'entends dans la rue sa voix claire où rocaille le vieil accent - et je crois qu'elle m'appelle. Oui, je prendrai moi aussi un verre de sirop à l'ombre de ce maigre prunus qui n'est porté sur aucune carte de papier...
La grenouille
Grenouille de la Houzée, patiente dans l'eau lente, ton coeur palpite comme un soleil minuscule, et le monde tourne autour de toi qui ne le sais pas.
Dans l'eau trouble qui tièdement infuse, accroupie sur ton ombre comme sur un nid d'oeufs nouveaux, tu attends, brindille frêle, pailletée d'algues, de pétales et de boue. Bientôt tu bondiras, d'un bel élan de source, avide, impitoyable, vers la mouche dorée qui passe.
Quand tu disparaîtras demain dans le bec sans fond du héron, tu n'auras pas un cri.
Tu es la vie, et tu ne le sais pas.
Hospitalité
Ce soir-là, j'étais justement invitée. Je ne savais pas que, bien avant la porte où je devais sonner, je serais doucement conviée à m'asseoir, dans la rue, sur un canapé bleu de ciel, près d'une hôtesse inconnue, invisible à beaucoup, familière pourtant à tous.
Je l'avais longtemps attendue, je lui ai aussitôt souri.
Souvent elle m'avait fait défaut, mais jamais je n'avais cessé de croire en elle. Si douce et bonne, très vieille, un peu bavarde, et si confiante, pas bien riche, toute simple, ce soir d'été, sur ma route, elle était là. J'ai murmuré son nom avant de repartir, pour que les murs en retiennent un instant l'écho.
Hospitalité.
Dire que depuis, on a évacué le canapé avec les encombrants...
Le ventre du papillon
Quand le papillon s'est posé sur la vitre, j'ai remarqué son abdomen. Il respirait comme une fleur, d'un simple frisson presque imperceptible dans la lueur du soir. Je n'avais jamais observé ainsi un ventre vivant de papillon...
Il ressemblait à la fois au corps annelé et ponctué de la chenille qu'il avait été naguère, et à la coque grise comme cendres de la chrysalide dont il venait de s'échapper.
Petit papillon, ai-je pensé, tu portes le fardeau qui nous échoie à tous.
L'enfance faible et maladroite, les premières saisons rampantes et balbutiantes dont tu as dû t'extraire, le passé sombre ou plein de soleil qui te façonna ce corps tendre et fragile, ces pattes de brindille. Le long effort aussi de ta métamorphose, la brûlante souffrance de ton élan vers la lumière, et cette déchirure qui te laissa si seul, parmi les débris desséchés de ton dernier abri.
Et tout cela que tu fus, et que tu es encore, pèse beaucoup plus lourd que ces ailes de soie qui s'ouvrirent dans le jour comme de longs pétales, en ce matin du monde où, te croyant libre, tu t'envolas dans la lumière.
Mais, tu sais, je te regarde ce soir derrière la vitre, et, ce corps pesant que tu traînes, je crois qu'il est aussi beau que tes ailes.
Le gardien
C'est la coutume, dans les pays de vignoble, de planter, au bout de chaque rangée de ceps, un petit rosier.
En effet, plus sensible au mildiou que la vigne, le rosier en est atteint quelques jours avant elle ; ainsi le vigneron, le voyant se tacher et pourrir, et brûler et blanchir, comprend qu'il est temps de traiter sa récolte, et entreprend en hâte le sauvetage de ses biens.
Le petit rosier du bout de la rangée, dans l'apparente inutilité de sa grâce délicate, est, au milieu des ombres qui menacent, l'humble gardien des vignes, le serviteur patient et oublié des raisins ivres de soleil, gorgés de sève et de chaudes promesses.
J'aime cette idée du rosier vigie, des fleurs légères et sans espoir montant la garde sous les grands ceps en gloire, et du mince bouquet garant des lourdes grappes, frêle gardien d'un vin futur.
De la beauté veillant à en mourir sur les vendanges de ce monde.