Visages
Nantes - mai 2012 - Affiche déchirée d'un participant au Global participatory art project de JR : InsideOut -http://www.whatisparticipatoryart.com/filter/global
Faire imprimer comme une affiche en noir et blanc une photo de soi, puis la coller, anonyme, sur un mur de la ville : j'avais trouvé très intéressant ce projet "participatif" mené dans le monde entier par l'américain JR - un de ces artistes "de rue" qui ne cherchent pas tant à embellir notre quotidien qu'à nous y faire réfléchir. J'avais aimé aussi cette vidéo tournée à Los Angeles où on voit Larry, un homme gravement handicapé à la minuscule figure rabougrie, rire et s'ébahir dans son fauteuil roulant, tandis que ses amis collent pour lui dans la nuit, au sommet d'un mur, son visage immense et souriant, devenu beau comme lui-même. (http://mashable.com/2011/07/14/inside-out-project-video/#MXblB_wncxc - vidéo n°1, "Larry InsideOut Project")
Alors j'ai été très attentive quand j'ai vu qu'à Nantes, comme ailleurs, certains se prêtaient au jeu.
Ici ou là, sur des parois d'entrepôts ou des clôtures d'usines abandonnées, quelques visages en noir et blanc ont surgi dans le gris de la ville.
Luisants de colle, ils ont d'abord durement adhéré aux parpaings.
Peu à peu les grains du ciment opiniâtre ont gratté leur peau mince, le béton a limé leur sourire de papier.
Puis le soleil les a déteints, la pluie les a shampouinés et balayés de longues mèches.
Ils étaient de plus en plus pâles, de plus en plus absents.
Et on a commencé à les déchirer, à les lacérer, à les arracher par lambeaux.
C'était comme si tout dans la ville avait eu hâte de les faire disparaître.
Qu'éprouvaient-ils, ceux qui s'étaient affichés, à se voir peu à peu déchiquetés, dissous et réduits à néant ?
Rien de pire, sans doute, que ce qu'ils éprouvent chaque jour en se frottant comme un brin d'écume à l'océan des foules, en se soudant aux longs anneaux d'une queue à la poste, à Pôle Emploi ou au supermarché, en s'enfonçant comme un insecte dans l'un de ces essaims compacts qui emplissent les métros, les RER ou les tramways.
La dissolution, cela faisait aussi partie du plan de JR, bien sûr, et ils l'avaient forcément compris, tous. Même l'homme en fauteuil roulant de Los Angeles qui avait été si heureux, pour une heure, de se voir si haut et si beau.
La ville est remplie de ternes visages de pierre et de visages colorés de magazines.
Mais les visages humains, ces milliers de masques uniques posés sur les milliers de vies humaines qui logent entre ses murs, elle ne les aime pas.
Car elle n'aime pas ce qui va seul, la ville. Ce n'est pas sa faute, c'est juste qu'elle n'est pas faite pour l'unique. Elle est bâtie pour les reflets et pour les flux, pour les carrefours et les symétries, pour les étages et les cellules. L'unique, ce n'est pas du tout son genre.
Vivre en ville et marcher dans la foule, même pour l'homme le plus célèbre, même pour celui dont on reproduit le visage rayonnant sur la couverture des magazines, c'est apprendre à s'effacer, à devenir un être neutre, mince comme une feuille de papier journal, un pâle passant en noir et blanc, dont le visage incertain et défait n'accroche aucun regard.
Apprendre à disparaître.
Alors, parfois, la nuit, certains, qui s'appellent rarement JR, mais plus souvent Oribl ou FMR, sortent avec un marker, une bombe à peinture, un bout d'affiche, un pot de colle.
Sous toutes les formes qu'on peut imaginer, mais sans jamais signer de leur vrai nom, qu'ils ignorent, sur les murs de la ville ils conjuguent un seul verbe : j'existe, j'existerai, j'aurai existé, j'ai existé, quand j'existais, si j'existais, j'existerais.
C'est très agréable, dit-on, quand on a passé sa journée à disparaître, d'apparaître ainsi, la nuit, dans la pénombre que dorent confusément les réverbères posés là comme des veilleurs. C'est bon comme de respirer un peu de lumière dans la chevelure des étoiles.
Ensuite, il suffit de guetter, d'attendre que quelqu'un, sur le gris palimpseste, recouvre, repeigne, déchire, récrive.
Et on redisparaît.