Une vieille cour
On faisait des travaux dans le vieil immeuble, île Feydeau. J'en ai profité pour me glisser à l'intérieur par la porte laissée ouverte – j'ai toujours beaucoup de curiosité pour ces cours humides et sombres qui ont l'air de dormir, profondes comme des puits, entre les murs disjoints des vieux hôtels de Loire vacillant sur le sable.
La cour était emplie de dieux moussus, semblables à ces figures de proue qu'emportaient autrefois les navires pour tracer leur chemin. Usés d'avoir roulé sur la pente des siècles comme pierre qui mousse, ils ouvraient cependant sur cette ombre leurs grands yeux claivoyants.
Une Vénus nattée de vert rêvait dans sa coquille à l'océan là-bas.
Et lui, l'Apollon adouci de patine comme un vieil ostensoir, il rayonnait encore, tout noirci qu'il était.
Je me suis souvenue soudain que c'était ici, le fameux hôtel de la Villestreux où Carrier s'était logé, pendant la Terreur. Près de cette Vénus, il avait médité exécutions, noyades et sentences insensées. Sous ce bel Apollon, le monde s'était trempé de sang, de boue, et de dégoût.
Lumières : en ce lieu vous vous êtes éteintes. Et en ce lieu pourtant, sur les sables du fleuve, des dieux veillaient, vieillissant à la proue d'avenir, à vous faire traverser le temps, avec vos flammes vives toutes adoucies de mousses.
Les murs s'imprègnent-ils vraiment, toujours et pour toujours, des crimes et des pensées sinistres qui les ont entachés ? Certains n'ont-ils pas quelquefois le pouvoir, secret comme l'espoir, vaste comme la vie, de tout filtrer et de tout purifier pour nous donner à voir, dans leurs grands puits profonds, le chemin différent qui pourrait commencer ?