Une fleur pour Elisa - réédition
Il paraît qu'on vient de vendre chez Drouot un manuscrit d'Elisa Mercoeur.
210 pages adjugées à 700 euros. Au moins...
Je me demande combien cela ferait, en vieux francs romantiques de naïve poétesse ?
Pauvre Elisa.
On se souvient si rarement d'elle qu'il m'a semblé que je pouvais bien, que même je devrais, aujourd'hui qu'elle est un peu de vente, ressusciter le petit texte que je lui avais consacré en 2013.
Alors voici... Cela s'appelait "Une fleur pour Elisa"...
Alors voici... Cela s'appelait "Une fleur pour Elisa"...
***
Cette photo toute grise et perlée de pluie est la dernière que j'aie prise d'Elisa. Elisa, c'est ainsi que j'avais appelé cette danseuse faite au tour des "Nanas" de Niki de Saint-Phalle - qui s'élançait, face au château, dans le square Elisa Mercoeur, au sommet de la belle fontaine qu'on vient de démolir pour laisser place à l'un de ces grands miroirs d'eau si à la mode en ce moment - sans doute parce que les villes d'aujourd'hui aiment mirer leurs gloires anciennes sur les cieux désormais obscurcis qui tracent en longs nuages l'avenir qui déchante. Je la trouvais si émouvante, ma danseuse, si proche de la véritable Elisa, avec sa façon d'être nue, d'être forte et fragile, tout en haut suspendue, et d'attendre la chute. Elisa Mercoeur... vous ne la connaissez pas ? Qui la connaît ? Même ici, dans sa ville natale, elle n'est plus rien qu'un nom, elle qui pourtant n'eut jamais de nom véritable. Car ce fut tout d'abord une Cosette, cette Elisa. Elle commença sa vie à l'Hospice des Enfants trouvés, non loin du cimetière, dans l'ancienne rue des Orphelins. C'était en juin 1809. Le papier bleu épinglé sur les langes disait que l'enfant s'appelait Elisa, mais ne mentionnait évidemment aucun nom de famille. Le commissaire qui enregistra l'abandon, touché par le petit billet tremblant rédigé par la pauvre mère au coeur déchiré, où elle disait son espérance de retrouver plus tard l'enfant, décida en poète de l'appeler Elisa Mercoeur - du nom d'un héros local, et d'une vieille rue de la ville. Et ce fut peut-être - qui sait ? - cet étrange baptême qui décida du destin de l'enfant. Deux ans plus tard, sa mère, qui s'appelait en fait Adélaïde Aumand, saisie de regret, vint en effet chercher son Elisa. Elle s'était enfin résolue, pour son enfant qu'elle n'avait cessé d'aimer, à affronter son sort de fille-mère, abandonnée de sa famille qui se disait respectable, travaillant sans relâche à de très humbles travaux de couture. Adorée de sa mère solitaire, la petite Elisa grandit, s'instruisit, s'appliqua, devint remarquable. On s'émerveillait de son savoir, de ses capacités, de son talent poétique, qu'on appelait génie. On l'applaudissait dans les colonnes des journaux locaux, on lui écrivit même de Toulouse pour la convier aux Jeux floraux. Elle en conçut de l'orgueil. Quoique femme, provinciale, enfant illégitime, et très pauvre, Elisa voulut devenir poète. Son courage était sans failles, ses illusions sans limites. Quelques Nantais qui l'aimaient se cotisèrent, et elle partit un beau matin, avec sa mère au coeur tendre, pour Paris, capitale des poètes. Là-bas, elle parvint à rencontrer Chateaubriand, qui la trouva charmante, et qui l'encouragea, la présenta un peu. Lamartine l'admira un moment, elle fit un tour de valse au bras d'Alexandre Dumas et fut même, dit-on, aperçue du très jeune Baudelaire. Ses oeuvres parurent dans des revues qui s'appelaient Le Voleur, la Muse française, Le Globe ou la Revue des deux Mondes. Elle crut avoir vaincu. Elle était perdue. Car la Misère n'aime pas qu'on décide à sa place. Un soir d'hiver, Elisa rentrait en robe de bal dans la mansarde où elle logeait avec sa mère, quand la Vieille Garce l'arrêta ; elle arracha les camélias du corsage, déchira les rubans, piétina les volants, et de sa main sèche et glacée serra ce coeur rêveur qui avait, sans la moindre autorisation des puissances qui décident du sort des humains, battu d'espoir et d'ambition. C'était la loi, l'inexorable loi. Elisa mourut bientôt, d'indigence, d'oubli, de phtisie galopante. On la coucha toute blanche au Père-Lachaise. Elle avait vingt-cinq ans. - Le pendant féminin d'Aloysius Bertrand, en somme ? - Si vous voulez. Un peu aussi du Millevoye à pas lents, et un brin de Chénier, car elle avait quelque chose là, sous son front bombé de belle plante. Seulement Elisa n'était pas un grand écrivain : elle avait eu l'immense courage de défier le destin, mais, sans doute épuisée par la terrible lutte, elle n'avait jamais pu trouver l'autre courage, le courage des grands artistes, le seul qui vaille, le courage surhumain de braver les lieux communs et les facilités de son époque. Ce n'était qu'un petit camélia romantique, joli mais frêle et bientôt fané comme du Lamartine. Sa mère au grand coeur de vestale leva une souscription pour faire éditer ses oeuvres en trois volumes épais. Et puis on l'oublia. En 1909, les érudits de la Société Académique de Loire-Atlantique, qui manquaient de gloires locales à célébrer, se ressouvinrent brièvement de ses titres au renom, un médaillon fut commandé au sculpteur de Boishéraud, alors fameux, et scellé sur le mur du Jardin des Plantes - hommage à cette fleur poussée sur le terreau nantais. Dans la dernière moitié du dernier siècle on repensa encore brièvement à elle - ou plutôt à son nom, puisque déjà elle n'était plus qu'un nom - pour baptiser le petit parc aujourd'hui dévasté. Que vous dire d'autre ? Sinon qu'au square Mercoeur même les débris de la fontaine ont disparu, emportés vers on ne sait quelle décharge. Que le bronze du médaillon vert-de-grise au portail du Jardin, et que les trois volumes posthumes des oeuvres de la belle poétesse, jamais réédités, tombent en pièces au fond le plus obscur de ma bibliothèque. Je vous en livre ces deux phrases, avant que l'acidification du papier - ce mal qui atteint même les plus délicatement parfumés des livres du XIXe siècle - n'ait raison des derniers lambeaux : "Il faut briser une pierre pour trouver un diamant. Eh bien ! l'éducation, les circonstances, un moment quelquefois peuvent briser la pierre, et le génie du poète peut s'en échapper." De la statue du square nul génie pourtant ne s'est échappé quand on l'a brisée. Tout près du médaillon, dans son coin d'ombre triste, une fleur de camélia tendait hier son minois délicat hors des grilles du Jardin. Quand je suis repassée ce soir, ses pétales effeuillés formaient sur le trottoir un petit tas fané que dispersaient le vent, et la pluie revenue.