Une fleur de géranium
Je n'étais jamais entrée à l'intérieur du "Temple du goût", le fameux hôtel bâti sur l'Ile Feydeau par ce Guillaume Grou qui fut au XVIIIe siècle le plus riche armateur négrier de la ville.
Or, hier, vers midi, alors que je remontais la rue, j'ai vu que la porte du vieux porche était restée ouverte. On faisait des travaux dans l'un des appartements, la porte avait été laissée ouverte pour les peintres. Je me suis aussitôt glissée dans la cour.
J'ai découvert le merveilleux escalier, ses rampes balconnées, ses paliers en damiers, et l'immense moulure où s'accrochait le lustre de cristal, tout en haut. Mais aussi l'ombre en plein midi, et cette humidité froide, montée du vieux lit embourbé de la Loire, qui verdissait les murs, mangeait les bois et rongeait les ferrures dans la cour silencieuse comme un puits.
C'était un palais triste, pour une triste fortune.
En sortant, j'ai aperçu cette fleur de géranium, grandie sur la porte d'une ancienne écurie, née d'une fiente d'oiseau, qui tournait vers le ciel son visage souffreteux et ardent. La minuscule tache rouge, obstinée à grandir sans jardinière de cuivre, sans balcon de fer forgé, sans fortune de fleur d'aucune sorte, la créature sans grâce poussée au terreau de misère, était, dans ce vaste décor somptueux et funèbre, le seul point de couleur, la seule lumière vivante.
Mais il était trop tard. L'humble fleur ne pouvait plus donner leçon d'humanité au riche négrier.