Une fenêtre sur le monde
Photographier, je crois que c'est d'abord voir le monde à travers le viseur, coller son oeil à ce cadre, et découper ainsi selon lui, en une multitude de petits rectangles ou de petits carrés, l'immensité qui nous entoure. Expérience fascinante et indispensable, car on ne voit vraiment bien que derrière une fenêtre, que cette fenêtre soit celle de la mansarde de Baudelaire, ou l'optique d'un vulgaire "APN". Découpez ainsi le moindre objet, le moindre bout de paysage, et, aussi banal eût-il été avant, il devient aussitôt spectacle ou tableau. Du simple fait d'apparaître dans la distance de la fenêtre, et dans l'ordre conféré par le cadre, il acquiert une sorte de nécessité, une beauté singulière. Et j'irai jusqu'à dire que bien photographier consiste essentiellement à choisir le meilleur cadre, la fenêtre la plus juste pour y poser son regard.
Cependant j'ai toujours regretté que l'appareil nous condamne à tout penser en carrés et rectangles, et à observer l'univers selon des angles droits et nets - le cercle ou l'ovale ne pouvant être, évidemment, qu'artifices postérieurs au cliché.
Devant cette baie ruinée de l'abbaye de Jumièges, merveilleusement ouverte sur un village en ogive, sur une forêt dentelée de brume, sur un vitrail couleur de jour, j'ai rêvé d'un viseur gothique, d'une chambre romane, d'un écran rayonnant, d'une photographie flamboyante - et d'un regard enfin happé vers l'infini.