Un stylite
- Statue de Louis XVI - Place Foch - Nantes -
D'autres villes ont des statues de la Liberté, des statues de la Victoire, des statues de l'Avenir en chantant.
Nantes, seule, a sa statue de Louis XVI, sorte de Solon ventripotent perché sur sa longue colonne cannelée, obstinément tourné, dit-on, vers la Vendée, et, certainement, vers l'Océan. Au sommet de sa longue colonne, il est à l'étroit comme un aigle égaré qui nicherait sur un perchoir de canari. On a beau écarquiller les yeux, on ne distingue ni son sourire indulgent, ni les boucles de sa perruque, ni son menton un peu fort sous le nez bourbonien. On le reconnaît pourtant, à son ventre qui bombe sous la tunique à l'antique, et à ce quelque chose d'un peu maladroit dans la silhouette qu'on lui a toujours vu, depuis la prise de la Bastille. L'un de ses bras repose raide, comme paralysé d'arthrite, sur les plis de sa robe, l'autre tient un Rouleau qui doit être la Loi, ou la Paix, ou l'Ordre souverain du monde, scellé de pourpre ou de crotte de pigeon. Il a l'air d'un agent qui ne saurait pas faire la circulation, au milieu du carrefour. Et il regarde très loin devant lui. Si loin qu'on se demande s'il a jamais pu voir autre chose que l'horizon qu'il fixe, et qui, d'en-bas, nous échappe tout à fait. A-t-il vu fusiller les petits gars de 1830 ? A-t-il vu revenir les vaincus de 70, dans leurs capotes verdies de bronze ? A-t-il vu s'épanouir la grande usine Lu, en face ? et la Loire mise à mort, enterrée sous le sable, l'a-t-il veillée quand elle agonisait ? et les détenus que la Gestapo déchargeait près de lui, a-t-il tenté de son bras ankylosé un geste pour les protéger ? et les tracteurs de 68, a-t-il remarqué comme ils brillaient au soleil ? Grand oiseau calme et obstiné, il a l'air de fixer, plus haut que nous, des lointains mornes, mais je crois que depuis longtemps ses yeux rongés d'usure ou de détresse ne voient plus rien de ce qu'il faudrait voir. Et il serre son Rouleau, d'autant plus fort, dans sa main souveraine. Derrière lui la Grande Roue tourne lente et sûre, aux deux saisons de foire. Venant de la rue Clemenceau, et passant près d'un réverbère de l'angle du cours Saint-Pierre, je l'ai vu ainsi soudain, notre Louis XVI, un après-midi, en équilibriste étrange. Un nuage passait par là, offrant un fond plus clair au cercle gris du globe de verre, et à cette bougie qu'il enfermait comme une âme fragile. Je me suis souvenue de ces globes royaux qu'on peut encore voir à Versailles, de ces mondes que le roi géographe faisait tourner en pleine Révolution, pour suivre les voyages et les tourments de La Pérouse, le doigt posé sur les mers et les îles lointaines, étrangement séductrices et cruelles, où le navigateur s'était égaré. Et puis j'ai pensé à ces moines stylites des premiers temps chrétiens, qui passaient leur vie, rêveusement perchés sur des colonnes, au plus près du ciel, s'efforçant de ne rien voir du monde d'en bas. On peut tenir ainsi longtemps, paraît-il, en équilibre - mais on finit toujours par retomber, emporté par le poids de la réalité.
Nantes, seule, a sa statue de Louis XVI, sorte de Solon ventripotent perché sur sa longue colonne cannelée, obstinément tourné, dit-on, vers la Vendée, et, certainement, vers l'Océan. Au sommet de sa longue colonne, il est à l'étroit comme un aigle égaré qui nicherait sur un perchoir de canari. On a beau écarquiller les yeux, on ne distingue ni son sourire indulgent, ni les boucles de sa perruque, ni son menton un peu fort sous le nez bourbonien. On le reconnaît pourtant, à son ventre qui bombe sous la tunique à l'antique, et à ce quelque chose d'un peu maladroit dans la silhouette qu'on lui a toujours vu, depuis la prise de la Bastille. L'un de ses bras repose raide, comme paralysé d'arthrite, sur les plis de sa robe, l'autre tient un Rouleau qui doit être la Loi, ou la Paix, ou l'Ordre souverain du monde, scellé de pourpre ou de crotte de pigeon. Il a l'air d'un agent qui ne saurait pas faire la circulation, au milieu du carrefour. Et il regarde très loin devant lui. Si loin qu'on se demande s'il a jamais pu voir autre chose que l'horizon qu'il fixe, et qui, d'en-bas, nous échappe tout à fait. A-t-il vu fusiller les petits gars de 1830 ? A-t-il vu revenir les vaincus de 70, dans leurs capotes verdies de bronze ? A-t-il vu s'épanouir la grande usine Lu, en face ? et la Loire mise à mort, enterrée sous le sable, l'a-t-il veillée quand elle agonisait ? et les détenus que la Gestapo déchargeait près de lui, a-t-il tenté de son bras ankylosé un geste pour les protéger ? et les tracteurs de 68, a-t-il remarqué comme ils brillaient au soleil ? Grand oiseau calme et obstiné, il a l'air de fixer, plus haut que nous, des lointains mornes, mais je crois que depuis longtemps ses yeux rongés d'usure ou de détresse ne voient plus rien de ce qu'il faudrait voir. Et il serre son Rouleau, d'autant plus fort, dans sa main souveraine. Derrière lui la Grande Roue tourne lente et sûre, aux deux saisons de foire. Venant de la rue Clemenceau, et passant près d'un réverbère de l'angle du cours Saint-Pierre, je l'ai vu ainsi soudain, notre Louis XVI, un après-midi, en équilibriste étrange. Un nuage passait par là, offrant un fond plus clair au cercle gris du globe de verre, et à cette bougie qu'il enfermait comme une âme fragile. Je me suis souvenue de ces globes royaux qu'on peut encore voir à Versailles, de ces mondes que le roi géographe faisait tourner en pleine Révolution, pour suivre les voyages et les tourments de La Pérouse, le doigt posé sur les mers et les îles lointaines, étrangement séductrices et cruelles, où le navigateur s'était égaré. Et puis j'ai pensé à ces moines stylites des premiers temps chrétiens, qui passaient leur vie, rêveusement perchés sur des colonnes, au plus près du ciel, s'efforçant de ne rien voir du monde d'en bas. On peut tenir ainsi longtemps, paraît-il, en équilibre - mais on finit toujours par retomber, emporté par le poids de la réalité.