Un soldat de chez nous
Selommes - monument aux morts
On l'a entouré d'une grille de fer forgé comme les morts du cimetière, puisqu'il est le mort, puisqu'il est tant de morts. Dans le temps noir il est bien sombre, sous sa capote grise.
Mais il se tient debout sur son socle, droit, un peu fatigué, appuyé sur son fusil comme un pésan sur sa bêche. Sa manche de gros tissu semble tachée d'un peu de boue. Il a le fin sourire, à la fois satisfait et méfiant, des hommes du village, celui qu'ils ont pour contempler les terres, le travail accompli, les promesses des blés, les ombres dans le ciel et les couchants trop rouges.
Et puis il a le grand nez courbe des Fichepain, des Hallouin, des Nouvellon, des Tondereau, des Chevais, des Ferrand, des Norguet, leurs sourcils roux qui frisent un peu. Le nez d'ici, les sourcils d'ici. Les moustaches de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père.
C'est un soldat de chez nous.
Des femmes au corps épais, en foulard et en tablier, l'ont pleuré dans leurs grands mouchoirs à carreaux, lui ont porté de beaux bouquets cueillis dans les jardins, trempés de rosée et de larmes, et serrés d'une ficelle à volaille, avant de reprendre la charrue.
Le malheur a frappé ici comme ailleurs. Un jour, un glas venu de loin, transmis dans l'angoisse par le clocher de la vieille église, a résonné en sanglots dans les champs.
C'étaient des gars craintifs et timides, des gars de la campagne. Ils n'ont rien dit. Ils ont laissé les moissons aux femmes et aux enfants, ils sont montés dans les trains, ils ont bu pour monter au front, au lieu de la piquette du coteau, la gnôle infecte des tranchées, et ils ont vu les mouches se poser alanguies au fumier des cadavres. Dans les ruines d'autres villages, dans les champs dévastés d'autres fermes, que labourait la haine, que moissonnait la mort, ils ont laissé l'espoir, et tant d'amis, et puis la vie enfin.
Ici, le maire allait de maison en maison porter les lettres tamponnées et semer la détresse. Il ne s'habillait plus qu'en noir. Les épouses et les mères se pressaient à la messe de six heures, chaque matin, après la traite.
A quoi ont-ils donc pu penser, sous la pluie de mitraille et de sang, et à quoi pensent-ils, maintenant, ceux qui sont restés là-bas, couchés dans une autre terre ? On n'a jamais su.
Mais, quand tout a été fini, quand il a fallu choisir, pour la statue du monument, on n'a pas pu les imaginer autrement, ces morts d'une étrange et lointaine guerre, qu'en bons pésans appuyant sur la bêche leur grand corps fatigué de travail, posant leur fin sourire, satisfait et méfiant, sur la terre rousse et baignée de ciel, où les moissons frissonnent comme le temps, dans le vent de chez nous.
Car la terre, le travail, les chances des récoltes, même les morts, ici, y pensent encore, après, dans le vieux cimetière qui veille sur les champs.