Un si lourd fardeau
Sous ce balcon très nantais, très dix-huitième siècle français, de la vieille place du Bouffay, le mot Indochine rappelait aux passants cette évidence passée depuis longtemps en proverbe : le monde est petit. Très petit, très vieux, et très fatigué aussi. Sur le rideau de fer qu'on avait tiré pour la nuit, il avançait lourdement, étrange animal, au maillot bleu d'océan rayé de latitudes et de longitudes, percé de continents étroits comme des hublots, d'où émergeaient une foule de têtes et de regards globuleux, une jambe, une trompe d'éléphant, un petit poisson dans le bec d'un canard, une corne de brume, une cheminée de paquebot, même un nez gogolien, un index tatoué cherchant une dernière page à tourner, et un roi prisonnier derrière des barreaux- sic transit gloria mundi. Une souris verte que ces messieurs d'en-haut avaient laissé tomber dans le vide courait derrière l'étonnant charroi, espérant, absurdement, remonter à bord.
Pauvre hère, bête de somme surchargée, brinquebalante et affolée, épuisée. Ventre rond trop fécond, sans fin distendu et transpercé par ses enfants. Avançant pourtant, en mère Courage qui ne sait que continuer, sous son fardeau désordonné.
Elle est bien petite, elle est bien lasse, cette planète, lourde de tant de vies, de milliards de vies qui se ressemblent, qui se rassemblent, qui se bousculent, qui se rejoignent toutes et qui pourtant s'agitent en solitaires, vides et avides, au risque de crever la bête qui les porte.
Elle trotte comme elle peut, pauvre bête, bleue comme une orange abîmée, comme un rêve trop mûr, dans la nuit gris de fer, sonnant parfois l'alarme, sans qu'on l'entende, sur sa corne de brume.
A petits pas dans l'univers, avançant toujours malgré tout, vaillante, dans le grand vacarme de son corps fatigué.