Un mot de buis

Publié le par Carole

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Quand j'étais enfant, mon grand-père avait taillé, dans le jardin de la maison Ferrand, un petit canard de buis.
Un charmant canard vert à feuilles tendres qui bondissait sur la haie, prêt à s'aventurer dans le monde, comme nos vies d'enfants, et prêt comme elles à disparaître, dans le grand flot du temps qui fait croître le buis et les jours des enfants.
Mais mon grand-père retaillait sa haie, sans répit, soigneusement, régulièrement, artistement : le canard vécut longtemps, clair et joyeux. Puis les enfants, grandissant, peu à peu se détournèrent de lui - ce n'était, après tout, qu'un petit canard de buis très ordinaire, posé sur de gros troncs grisâtres. A regret, mon grand-père redécoupa la haie en pans rectangulaires et tristes, ordinaires et corrects. Peu après mes grands-parents quittèrent la vieille maison Ferrand pour s'en aller dans la ville voisine, où ils moururent, en exilés, satisfaits de leur nouveau confort, si loin pourtant d'eux-mêmes.
C'était il y a des années, des dizaines d'années.
 
Et voilà que maintenant, au pied du presbytère, devant l'école de Filles et de Garçons, le garde champêtre - comme on dit encore si joliment -, entretient ce petit massif de buis, qu'il arrose et taille soigneusement, régulièrement, patiemment, pour faire surgir dans la verdure naïve le nom toujours vivant du vieux village : SELOMMES.
Quelquefois le buis pousse un peu plus vite, ou bien le garde champêtre n'a pas le temps, alors les feuilles indisciplinées, les brindilles indélicates recouvrent le vieux mot. Il suffirait de si peu pour qu'il disparaisse... il suffirait que le garde-champêtre se lasse, que quelqu'un se moque, et le massif de buis, redevenant aussi terne et rectangulaire que jadis la haie de mon grand-père, oublierait à jamais quel nom lui fut donné par le ciseau du jardinier. C'est si fragile, un petit village, toujours sur le point de disparaître, fragile comme l'enfance, comme les vieilles gens, et comme la maison Ferrand.
Heureusement, toujours, au moment où l'on croit que tout va finir, les grands ciseaux, dans le buis qui s'échevèle, reviennent travailler, soigneusement, régulièrement, rêveusement, redécoupant de frais le vieux nom du village.

Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées.
 
Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli.
 
Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.

Publié dans Le village : Selommes

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C
Bonsoir Carole,<br /> Ce récit m'a profondément touchée... Ce petit canard de buis est un si doux souvenir... La fragilité, l'éphémère des beautés qui nous entourent sont des fragments de merveilles à faire renaître,<br /> incessamment et ce mot de buis et comme un secret à redévoiler, un bout de comptine enchantée.<br /> Merci pour ce très beau texte.<br /> Amitiés charmées<br /> Cendrine
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C
<br /> <br /> Merci, Cendrine, pour ce commentaire qui lui-même me touche beaucoup. Il m'a toujours semblé qu'écrire, c'était faire vivre, ou faire revivre. Mais ce n'est pas aisé...<br /> <br /> <br /> <br />
S
Du "charmant canard vert à feuilles tendres" taillé par ton grand-père au petit massif nommé SELOMMES, c'est l'être qui donne sens à son passage sur terre, c'est lui qui transmet. Et le lien existe<br /> entre ton grand-père et ton jardinier parce qu'une âme comme la tienne l'a surpris. Le péril serait l'indifférence. La société nous moule telle que nous la voulons mais nous serons toujours les<br /> enfants de nos ancêtres et tant que nous regarderons derrière nous pour comprendre, pour apprendre, nous aurons confiance en nous. Suzâme
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C
<br /> <br /> Merci Suzâme, pour ce magnifique commentaire qui dit, je crois, l'essentiel : nous n'avançons qu'en nous tenant à ce qui nous a précédé.<br /> <br /> <br /> <br />
G
Je crois savoir que le buis est un des bois les plus dur
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C
<br /> <br /> Il se taille bien mais il est très dur aussi, c'est vrai, car sa croissance est lente.<br /> Je lui ressemble beaucoup, du reste je le porte dans mon nom qui est Buis/son...<br /> <br /> <br /> <br />
H
Comme l'amitié, l'amour, être vigilant toujours. Puis, peut-être parfois voir au-delà du temps et apercevoir dans le rectangle parfait un canard ou un mot encore existant.<br /> <br /> Carole, sans flatteries, ta dernière phrase pourrait gagner un prix!<br /> <br /> Hélène*
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C
<br /> <br /> Merci, Hélène, car je suis tout de même flattée... Toute plaisanterie mise à part, la dernière phrase, pour moi, était la "pointe" d'un texte dont je ne pourrais pas l'isoler.<br /> <br /> <br /> <br />
N
Un lien. Un beau lien végétal et modeste. C'est comme un chant qui se transmet. Et comme tu as raison, il ne faut pas qu'il se brise!
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C
<br /> <br /> J'aime bien ton image de "lien". C'est juste cela. Merci, Nounedeb.<br /> <br /> <br /> <br />
L
L'amour aussi est comme ce petit canard de buis, comme la haie du garde-champêtre: il faut l'entretenir sans répit, régulièrement, artistement. Il est fragile et nous ne le savons pas. Il suffirait<br /> de se détourner distraitement pour qu'il s'envole. Pas loin, pas pour toujours, mais assez pour faire souffrir. Je ne sais pourquoi ton beau texte me fait penser à cette comparaison. Merci de nous<br /> conduire là où on ne pensait pas aller,Carole. Tu es un chemin de découvertes!
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C
<br /> <br /> Tout ce qui nous est précieux est, je crois, semblable à ces haies de buis : nous devons sans cesse en prendre soin, le ranimer quand il menace de s'éteindre.<br /> <br /> <br /> Merci, Lorraine, à bientôt.<br /> <br /> <br /> <br />
P
Un mot de buis et des racines qui fleurissent et émeuvent la mémoire . Puisse le grand livre de la vie conserver indéfiniment les empreintes des mains et des coeurs qui ont oeuvré pour donner aux<br /> lieux une âme vivante et attachante .<br /> Ton texte me parle tellement ...<br /> Bisous, Plume .
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C
<br /> <br /> Merci, Plume, ton commentaire me touche tellement aussi...<br /> <br /> <br /> <br />
J
Une vie nomade ne m'a pas permis de retrouver des années après, des choses de mon enfance, dans un pays qui m'a laissé des relents de peur dans la guerre. Par tes écrits, je mesure , oh combien,<br /> les souvenirs heureux sont importants pour se construire.Ton texte me fait penser au poème de Jacques Prévert: "Cet amour". Longue et belle vie à Selommes ! Joëlle
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C
<br /> <br /> Merci Joëlle. Tes regrets m'émeuvent, mais je crois que, quel que soit son passé, chacun trouve à se construire. Les racines trop profondes sont parfois des chaînes aussi.<br /> <br /> <br /> <br />
D
"rien n'a de prix....." J'aime énormément ce genre de phrase. C'est tellement vrai. La première partie de ce texte, la référence au canard de buis est très émouvante, touchante.
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C
<br /> <br /> Merci, Dominique, à bientôt.<br /> <br /> <br /> <br />
C
Pour moi, le buis, ce sont les dimanches des Rameaux d'autrefois et le jardin de mes grands-parents en Berry. Merci, Carole, pour ce billet, empreint d'une mélancolie sensible et délicate.
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C
<br /> <br /> Pour chacun, le buis représente un jardin, des saisons, des fêtes. C'est une plante que chaque imaginaire retaille à son gré. Pour moi, c'est aussi le début de mon nom, Buis/son.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Merci Carole... Le buis se prête bien à la cisaille et se laisse faire... J'aime ta conclusion, bises de jill
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C
<br /> <br /> Il se laisse tailler aussi par les mots... Il ne faut pas l'oublier, mon premier nom est Buis/son.<br /> <br /> <br /> <br />
L
lorsque je vais dans mon village d'enfance,je passe par l'église
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C
<br /> <br /> L'église, c'est le centre vivant, dans un vieux village. Je te comprends.<br /> <br /> <br /> <br />