Un mot de buis
Quand j'étais enfant, mon grand-père avait taillé, dans le jardin de la maison Ferrand, un petit canard de buis.
Un charmant canard vert à feuilles tendres qui bondissait sur la haie, prêt à s'aventurer dans le monde, comme nos vies d'enfants, et prêt comme elles à disparaître, dans le grand flot du temps qui fait croître le buis et les jours des enfants.
Mais mon grand-père retaillait sa haie, sans répit, soigneusement, régulièrement, artistement : le canard vécut longtemps, clair et joyeux. Puis les enfants, grandissant, peu à peu se détournèrent de lui - ce n'était, après tout, qu'un petit canard de buis très ordinaire, posé sur de gros troncs grisâtres. A regret, mon grand-père redécoupa la haie en pans rectangulaires et tristes, ordinaires et corrects. Peu après mes grands-parents quittèrent la vieille maison Ferrand pour s'en aller dans la ville voisine, où ils moururent, en exilés, satisfaits de leur nouveau confort, si loin pourtant d'eux-mêmes.
C'était il y a des années, des dizaines d'années.
Et voilà que maintenant, au pied du presbytère, devant l'école de Filles et de Garçons, le garde champêtre - comme on dit encore si joliment -, entretient ce petit massif de buis, qu'il arrose et taille soigneusement, régulièrement, patiemment, pour faire surgir dans la verdure naïve le nom toujours vivant du vieux village : SELOMMES.
Quelquefois le buis pousse un peu plus vite, ou bien le garde champêtre n'a pas le temps, alors les feuilles indisciplinées, les brindilles indélicates recouvrent le vieux mot. Il suffirait de si peu pour qu'il disparaisse... il suffirait que le garde-champêtre se lasse, que quelqu'un se moque, et le massif de buis, redevenant aussi terne et rectangulaire que jadis la haie de mon grand-père, oublierait à jamais quel nom lui fut donné par le ciseau du jardinier. C'est si fragile, un petit village, toujours sur le point de disparaître, fragile comme l'enfance, comme les vieilles gens, et comme la maison Ferrand.
Heureusement, toujours, au moment où l'on croit que tout va finir, les grands ciseaux, dans le buis qui s'échevèle, reviennent travailler, soigneusement, régulièrement, rêveusement, redécoupant de frais le vieux nom du village.
Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées. Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli. Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.
Le village est semblable à la haie de mon grand-père, et sembable aussi à ce massif, devant le presbytère, qui épelle son nom : sans la longue patience, sans l'effort, sans l'amour de chaque jour qu'on lui porte, il serait aussitôt effacé, recouvert, par ce monde qui n'aime ni les enfants ni les vieilles gens, ni les villages inconnus au fond des vallées oubliées. Et, nous, sachez-le bien, nous tous, que nous soyons de ce village ou d'ailleurs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous aimons, tout ce que nous voulons aimer, il nous faut le faire vivre et revivre, l'arracher à la disparition qui menace, à l'indifférence qui gagne, comme ces haies de buis sans fin taillées et retaillées, par notre effort et par notre amour, par notre patience plus forte que l'oubli. Rien n'a de prix que d'être infiniment fragile, et d'avoir été, maintes fois, sauvé.