Transparences
Jamais, je crois, dans aucune société avant la nôtre, le corps, la chair, n'ont été à la fois aussi présents et insistants - et aussi absents, évanescents. Simultanément adorés et rejetés. Un simple coup d'oeil aux magazines dits "féminins" suffit pour s'en convaincre.
Partout des injonctions à désirer, à épanouir et à parer son corps, et partout en même temps l'obligation faite aux corps d'être minces, transparents, fantomatiques - non pas jeunes, comme on le dit souvent, mais arrachés au temps ; non pas sveltes, comme on fait semblant de le croire, mais évidés de leur propre substance. Ne parle-t-on pas du reste de silhouettes parfaites ?
Et toutes ces injonctions contradictoires : Aimer toujours ! mais aimer son image au miroir ! "S'éclater" ! mais ne jamais se laisser aller ! Vivre vieux ! mais ne jamais vieillir ! - Tant de paradoxes absurdes et autoritaires, semblables à ces oracles indéchiffrables qui enfermaient les vies, jadis, dans leurs cercles de mots dépourvus de sens et sans issue.
Qui aujourd'hui n'erre pas, égaré, dans ce monde trop ancien qui se prétend moderne, et qui ne semble plus s'ingénier qu'à ajouter de nouveaux chemins et de neuves impasses au grand labyrinthe jadis conçu par le cerveau de Dédale - ce fondateur de la pensée scientifique et technique ?
Le corps est probablement le grand problème des civilisations. Il est tout spécialement le problème insoluble de notre civilisation. Hors des contraintes dictées par une étroite dépendance à la nature, dans un monde réorganisé par la pensée humaine et voué aux abstractions, que faire, en effet, de cette masse de muscles, d'os et de graisse, si imposante, si impérieuse, mais si peu obéissante et si peu rationnelle ?
Et plus nous avançons sur la voie de la machine et de la virtualité, plus le problème que nous pose le corps se complique et s'intensifie.
Ces étranges mannequins à la nudité désirable de fantômes, ces ectoplasmes fascinants aux formes parfaites et transparentes, ces corps énigmatiques et figés dans l'attente, étaient posés, dans leur coin de vitrine, parmi tous les reflets de la rue, comme des questions troublantes et sans réponses.