Terreur
Je n'avais jamais aperçu ce poteau, au bout du quai de la Fosse où s'affairaient autrefois les portefaix et les matelots retour des îles. Je me suis approchée... on l'avait planté là pour commémorer les noyades de 93, les noyades de masse ordonnées par Carrier pour vider les prisons surpeuplées de Nantes.
L'eau a passé sous les ponts pendant plus de deux siècles. Pourtant, ici, quand on se penche vers la Loire, on ne peut pas s'empêcher de penser à ces gabares d'alors, construites exprès, avec leurs panneaux astucieusement coulissants, pour noyer des humains vite et bien. Souvent, il m'a semblé les voir, couchés dans la boue des marées descendantes, les milliers de cadavres. Souvent, j'ai cru les entendre appeler dans un souffle du vent, dans un long cri de mouette.
Il y a dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus, quelque chose d'irréductible, qui traverse le temps, qui ne peut pas vieillir. Ils s'incrustent dans le passé indistinct comme dans un cadre de poussière où ils sont toujours vivants. Et que les siècles passent comme les fleuves ne peut rien y changer : c'est toujours au présent qu'on s'en souvient.
Il faut aller plus loin encore. Tout meurtre inspire la peur. Mais le crime de masse planifié, les cargaisons d'esclaves, les gabares à noyés, les camps d'extermination, les baraques à gégène, tout cela qui s'allie comme une ombre démoniaque, dans notre histoire, avec la recherche du progrès et de l'efficacité, tout cela qui témoigne d'une raison dévoyée s'appliquant à calculer le mal aussi froidement que tout le reste, recherchant dans la destruction des humains cette efficience maximale qui convient à la gestion optimisée des sacs de marchandises et des stocks de rebut, inspire une peur d'une nature différente, une horreur particulière, un de ces tremblements qui font vaciller nos vies sur leurs bases, ce qu'on a justement appelé la Terreur.
Le panonceau de la Fosse est bien petit, et bien isolé dans la ville, sur son bout de quai peu fréquenté. Il est marqué du coeur vendéen et des hermines de Bretagne. Je trouve étrange qu'on laisse un groupuscule régionaliste s'approprier un tel souvenir. Car il me semble, à moi, que lorsqu'on dit "noyades de Nantes", que lorsqu'on dit "Carrier", c'est toute notre civilisation qui frissonne, devant son ombre hideuse, avec l'eau de la Loire.