Suite à un accident grave de voyageur
C'est d'un livre que je vous parlerai aujourd'hui. D'un petit livre, d'une soixantaine de pages, qui remue de grandes détresses. Le livre d'Eric Fottorino, Suite à un accident grave de voyageur.
L'auteur y évoque ce que j'appellerais les suicides ferroviaires : ces suicides qui ont lieu sur les voies des trains ou des métros.
Comme tant de voyageurs pressés de ces rames de banlieue si souvent confrontées à de tels "accidents", Eric Fottorino s'est longtemps efforcé de ne pas y penser, et d'oublier au plus vite ces annonces, anodines et terrifiantes, entendues dans les trains attardés sur les voies : "Suite à un accident grave de voyageur..."
Mais il y a eu ce soir où le RER qui devait le ramener chez lui s'est immobilisé, abandonnant à minuit les voyageurs désemparés près d'un cadavre qu'on emportait déjà. Puis la terreur de sa fille, un dimanche matin, quand elle a vu tomber d'un pont une silhouette humaine, avant d'entendre freiner le train.
Il ne lui a plus été possible d'oublier, il a essayé d'en savoir plus, de comprendre. C'est ce cheminement qu'il retrace, simplement, brièvement. De ce parcours d'un homme qui, parce qu'il croit aux mots, voudrait donner une suite aux vies brisées, s'efforçant de parler, pour qu'enfin "tous [l'] entendent", de ce qu'on cherche à taire, quelques étapes majeures se détachent. Ses longues errances sur le net, à la recherche des pensées des "RERiens", telles que les traduisent les commentaires, maladroits, cruels ou compatissants, recueillis sur un blog d'"usagers" consacré à ces accidents. Sa rencontre avec une jeune femme médecin, dont la soeur s'est jetée sur une voie de métro de la station Cambronne. Sa visite au carré infamant des suicidés du cimetière juif de la ville de Fès, où il s'est rendu sur les traces de son père marocain. Son angoisse, enfin, lorsqu'il reprend sa place parmi les "RERiens", qui ne survivent qu'en "gardant leurs distances", dans la solitude et l'indifférence à autrui.
Je viens de refermer le livre. Pourquoi l'ai-je posé sur le grand classeur rouge resté sur mon bureau ? Sur ce fond rouge le mince volume fait mal à voir, avec son titre rouge, son bandeau rouge - incongruité de ce bandeau publicitaire - ... tout ce rouge... tout ce sang... et la sciure et le sable jetés en hâte, boue écarlate, sur les voies qu'il faut dégager...
Non... cet effroi, ces réflexions tremblantes, ces pensées douloureuses que le livre a ouvertes ou plutôt rouvertes en moi, je ne les refermerai pas avec lui.
Quand Tolstoï précipite Anna sous un train, il prend bien soin de relier cette mort à sa première rencontre avec Vronski, lui conférant par là une nécessité symbolique et morale qui peut en transcender l'horreur.
Il en va tout autrement de ces suicides ferroviaires qui croisent ou interrompent nos trajets quotidiens. Aucune nécessité que nous pourrions comprendre ne vient en atténuer l'insoutenable violence, et le seul sens qu'ils peuvent prendre pour nous est peut-être de mettre au jour cet enchevêtrement fragile de voies sans issues et d'aiguillages aberrants qui dirige nos vies, dans ce monde dit moderne, dont les gares et les stations de métro ou de RER sont devenues l'allégorie - comme l'avait pressenti Paul Delvaux dans ses tableaux si troublants.
Je me suis souvent demandée quel mélange incompréhensible de détestation de soi et de narcissisme forcené pouvait conduire des êtres humains à se jeter sur les voies, offrant leur corps, d'un même élan, à une destruction totale et à une mise en scène spectaculaire. J'ai essayé bien des fois de comprendre ce que pouvait ressentir le conducteur de la machine, à être ainsi brusquement transformé, lui simple humain, en une aveugle et mécanique divinité de mort. Je me suis étonnée, moi aussi, de ces annonces soigneusement, absurdement édulcorées qu'on fait au haut-parleur, après, pour nous signifier que les choses doivent rentrer dans l'ordre - et de tout ce que cela peut nous révéler de cet ordre, dont la stabilité se fonde sur tant de drames et de détresses sans fin niées. J'ai été, également, stupéfaite d'entendre des gens, empêchés de rentrer chez eux ou de se rendre à leur travail, maugréer sur le quai contre le corps couché tout près - "encore un !"-, et fustiger son "égoïsme" de malotru, en "braves gens" ordinaires, résolument ordinaires, bien décidés à ne pas prendre la mesure de ce fait que la mort abolit justement les règles du quotidien, et remet en question tous nos trajets, tous nos projets, tous nos jugements. Et que dire de l'obstination morne des journaux du lendemain à réduire la tragédie aux quelques lignes plates d'un fait divers, ou, plus souvent, à l'effacer tout à fait, préférant éviter d'en parler ?
Bien des choses me reviennent en mémoire. Ce silence préoccupé de mon grand-père, chef de section, qu'on avait appelé en urgence, un soir, pour constater un "accident".
La mort de ce jeune homme, l'année dernière, dans la petite gare encore campagnarde de Thouaré, tout près de chez moi.
Une autre histoire, encore. C'était il y a trois, quatre ans peut-être. On avait diffusé un avis dans les journaux locaux : il s'agissait de découvrir l'identité d'un suicidé dont on ne savait rien, sinon qu'il était monté dans le tramway à la station Saint-Mihiel, où il avait composté un ticket retrouvé dans sa poche, puis qu'il avait composté un autre ticket, également retrouvé sur lui, pour monter dans le bus, et se rendre, en règle jusqu'au bout, à la gare de banlieue où, finalement, il s'était jeté sous un TGV qui passait. Tout un périple ferroviaire, et un paquet de tickets dûment compostés, pour en arriver là, à ce grand désordre du suicide sur la voie.
Le lendemain, j'ai pris le tramway comme chaque jour. Je me suis assise, j'ai feuilleté le petit journal gratuit qu'on m'avait donné sur le quai. On rapportait aux pages locales ce fait divers, que j'avais déjà lu la veille, et l'on publiait, cette fois, la photo prise par la caméra de surveillance à l'heure précise portée sur le ticket du suicidé : on y voyait, silhouette vague, un homme encore jeune, en blouson gris, debout, l'air un peu hésitant, se tenant aux barres d'appui, sous un numéro de rame - le 24.
J'ai levé les yeux. Au-dessus de moi le numéro de la rame était justement le 24. J'ai tourné la tête et j'ai trouvé, dans l'angle, en face, le cercle sombre de l'objectif de la caméra. La silhouette floue qui s'était tenue, chancelante, dans le couloir étroit, s'était, elle, tout à fait effacée.
Et, repliant pour la conserver la page déjà froissée de mon petit journal, je me suis dit qu'il ne faudrait pas oublier de parler, un jour, quelque part, de cette image arrachée au néant.