Songe d'une lune d'été
Ce soir, avant de fermer la porte du jardin, j’ai photographié la lune. Car Neil Armstrong vient de mourir et s’y trouve désormais pour toujours.
Je me souviens si bien de cette nuit d’été, de cette nuit de songe qu’il a passée là-bas, là-haut, sur la lune, quand il était encore vivant.
C'était pendant les grandes vacances et j'étais à Guéret, chez mes grands-parents, avec mes frères et mes cousins. Nous dormions depuis longtemps quand mon grand-père, solennel, est venu nous tirer du lit.
Dans le petit séjour où trônait, sur un meuble protégé d'un napperon, la télévision toute neuve, les voisins étaient déjà là, venus en hâte. Nous, les enfants, encore appesantis de sommeil, nous nous étions serrés par terre, devant l’écran.
Il ne se passait rien. On entendait des hommes se parler dans une langue que nul ne comprenait, interrompus par des bips incessants et étranges.
Et puis soudain on avait vu. L’image brouillée tremblotait. Un fantôme gris de scaphandrier, un homme vacillant, empaqueté comme un bonhomme Michelin, était lentement descendu d’une échelle. Enfin il avait posé sur le sol un pied hésitant. Alors il avait prononcé une phrase destinée à devenir célèbre, et de laquelle personne, dans la salle de séjour néo-Henri II de mes grands-parents, n’avait compris un mot. Cependant tous s’étaient mis à crier de joie, et mon grand-père avait filmé l’écran en super-8 (où donc est-il, ce film, aujourd’hui ?).
Puis une autre ombre lente était descendue de l’échelle.
Et la danse avait commencé. Maladroite d’abord, si pure bientôt, si aisée. Les ombres allaient et venaient, bondissantes, transparentes, s’affairant, auprès de machines inconnues, à des choses incompréhensibles, mais qui semblaient graves et urgentes dans l’échange incessant des bips et des voix étrangères. Elles avançaient, bondissant toujours, dans une étendue triste de sable gris semée de trous circulaires qui semblaient le résultat d'impitoyables bombardements, avec l'élégance des acrobates oubliant tout du sol sur le trapèze qui les emporte au ciel.. C’était beau, autour de moi on ne cessait de s’exclamer, et mon grand-père filmait encore. Pourtant je m’étais sentie un peu effrayée, à les voir si légers au milieu de leur désert obscur, ces héros pour lesquels on nous avait tirés du lit. Le présentateur se réjouissait, l’humanité venait, disait-il, de faire un immense progrès. Et l’on poussait des cris de joie. On s'appelait dans les rues, des fusées de cheminots éclataient à la gare. Le monde était infini, l’avenir sans limite. Moi, je plissais fort les yeux, je savais qu’il faudrait que toute ma vie je me souvienne de ces images et de ces mots d’une nuit de juillet. Car j'avais appris beaucoup ce soir-là. J'avais appris que l’humanité est forte, courageuse et belle, capable d’aller sur la lune, de s'y mouvoir avec l'aisance qui n'appartient qu'aux dieux et aux danseurs de cordes, capable aussi d'admirer ses héros, de tirer d'eux sa joie et son amour de l'avenir. Mais j'avais découvert, en même temps, qu'un homme, même le plus célèbre, même le plus vénéré, même casqué et revêtu d'une armure de cosmonaute, n'est guère, vu de là-haut, qu’une petite chose fragile et légère, une ombre à peine distincte sur un écran brouillé. Aujourd’hui mes grands-parents sont morts, et leurs jeunes voisins de Guéret sont devenus de tremblotants vieillards. Et toi, Neil Armstrong, qui fus la gloire de la science et l'espérance d'une époque, tu t’es définitivement envolé vers la lune. Tu étais si grand, tu étais si léger. Comme l’humanité. 26 août 2012
Et la danse avait commencé. Maladroite d’abord, si pure bientôt, si aisée. Les ombres allaient et venaient, bondissantes, transparentes, s’affairant, auprès de machines inconnues, à des choses incompréhensibles, mais qui semblaient graves et urgentes dans l’échange incessant des bips et des voix étrangères. Elles avançaient, bondissant toujours, dans une étendue triste de sable gris semée de trous circulaires qui semblaient le résultat d'impitoyables bombardements, avec l'élégance des acrobates oubliant tout du sol sur le trapèze qui les emporte au ciel.. C’était beau, autour de moi on ne cessait de s’exclamer, et mon grand-père filmait encore. Pourtant je m’étais sentie un peu effrayée, à les voir si légers au milieu de leur désert obscur, ces héros pour lesquels on nous avait tirés du lit. Le présentateur se réjouissait, l’humanité venait, disait-il, de faire un immense progrès. Et l’on poussait des cris de joie. On s'appelait dans les rues, des fusées de cheminots éclataient à la gare. Le monde était infini, l’avenir sans limite. Moi, je plissais fort les yeux, je savais qu’il faudrait que toute ma vie je me souvienne de ces images et de ces mots d’une nuit de juillet. Car j'avais appris beaucoup ce soir-là. J'avais appris que l’humanité est forte, courageuse et belle, capable d’aller sur la lune, de s'y mouvoir avec l'aisance qui n'appartient qu'aux dieux et aux danseurs de cordes, capable aussi d'admirer ses héros, de tirer d'eux sa joie et son amour de l'avenir. Mais j'avais découvert, en même temps, qu'un homme, même le plus célèbre, même le plus vénéré, même casqué et revêtu d'une armure de cosmonaute, n'est guère, vu de là-haut, qu’une petite chose fragile et légère, une ombre à peine distincte sur un écran brouillé. Aujourd’hui mes grands-parents sont morts, et leurs jeunes voisins de Guéret sont devenus de tremblotants vieillards. Et toi, Neil Armstrong, qui fus la gloire de la science et l'espérance d'une époque, tu t’es définitivement envolé vers la lune. Tu étais si grand, tu étais si léger. Comme l’humanité. 26 août 2012