Une sans-dents...
(Le Monde en ligne - "Les décodeurs" - capture d'écran) "...et que nous veut-il dire ? S’écria lors une de nos sans-dents." La Fontaine, Les Lunettes) Les "sans-dents"... cela pourrait bien rester dans l'histoire comme la "brioche" de Marie-Antoinette : un mot peut-être tout à fait fictif, sans aucun doute surinterprété, et pourtant, pourtant... si révélateur - non du mépris d'un homme, bien sûr, fût-il l'un des plus puissants, mais de l'ordre féroce de tout un monde. Ce triste monde où certains ont des dents de loups qui rayent dangereusement les parquets vermoulus des salons à dorures, tandis que d'autres n'ont plus pour mâcher leurs malheurs et ravaler leur peine que des chicots noircis sur des gencives nues. Ce monde qu'on nous fait passer pour nouveau, mais qui n'est que le vieux monde d'avant, hâtivement revêtu d'oripeaux technocratologiques. "Les sans-dents" - c'est à coup sûr une bouchée qui mord, qui tranche et qui s'amuse, à belles dents bien blanches. On les voit, on les entend si bien, les moins que rien en foules, sans dents descendant l'escalier de misère, sans dents bredouillant leur détresse étouffée, sans dents sans dents descendant descendant jusqu'aux caves du monde... L'expression, répétée ce matin dans tous les journaux, m'a, bien plus simplement, rappelé une rencontre, que j'avais faite il y a des années de cela, dans le tramway. Une très vieille femme était assise devant moi, serrant son petit "caddy" de courses. Nous approchions de la station Haluchère, qui dessert l'un des hypermarchés de la ville. D'un seul coup elle s'est mise à me parler... bouillie de mots incompréhensibles, purée de sons brouillés... que voulait-elle me dire ? Elle m'a montré sa bouche où il ne restait que deux dents, devant, une en haut, une en bas (mais pas en face, comme on s'en doute). J'ai fini par comprendre. On s'habitue très vite à la langue des "sans-dents", quand on est un passager du tram. Au fil des ans elle avait perdu presque toutes ses dents, et elle n'avait pu ni les faire remplacer ni s'offrir un dentier. Dernièrement, elle était tombée en descendant à quai, et elle avait perdu l'une des trois dernières dents branlantes qui lui restaient encore. Ce qu'elle attendait de moi, c'était que je l'aide à descendre à la station Haluchère, que je lui porte son caddy et que je la soutienne, pendant qu'elle s'approcherait péniblement de la porte, afin qu'elle puisse se tenir fermement, quand il y aurait ce coup de frein si brutal du tramway qui s'arrête. Elle avait tellement peur de tomber de nouveau, et de perdre encore une dent... C'est difficile, pour les très vieux, voyez-vous, c'est un exploit, de descendre d'un tram. Je l'ai revue une ou deux fois ensuite. Puis elle a disparu. Evidemment. On sait bien où ils vont, les "sans-dents", quand ils descendent seuls la dernière marche.