Rue de la Grange-au-Loup
"Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon coeur chagrin.
Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare
[...] Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage :
"Madame, soyez au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Faites vite, il y a peu d'espoir
Il a demandé à vous voir."
A l'heure de sa dernière heure
Après bien des années d'errance
Il me revenait en plein coeur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu'il s'en était allé
Longtemps je l'avais espéré
Ce vagabond, ce disparu
Voilà qu'il m'était revenu
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Je m'en souviens du rendez-vous
Et j'ai gravé dans ma mémoire
Cette chambre au fond d'un couloir
[...]La lumière était froide et blanche
[...] J'ai compris qu'il était trop tard."
Barbara, Nantes.
C'est dans une chambre obscure du vieil hôpital Saint-Jacques de Nantes, à l'ombre des hautes colonnes dressées vers le ciel qui ornent la grande cour centrale, qu'est mort, seul, le père de Barbara.
Mais dans la chanson qu'elle a appelée Nantes, elle situe au 25 rue de la Grange-au-Loup la chambre où acheva sa rude vie cet homme sauvage, ce père incestueux, qu'elle eut l'ineffable douleur de haïr et d'aimer à la fois, et dont l'ombre tourmentée hante sa voix profonde.
Cette rue de la Grange-au-Loup, qui n'existait pas alors dans la ville, est longtemps restée la rue imaginaire du chagrin solitaire, égaré tout au bout du couloir, au plus sombre de la mémoire. Puis on a baptisé de ce nom, en 1986, une petite rue encore sauvage, entourée de pommiers, qui rejoignait, à la périphérie de Nantes, la route de Carquefou.
Barbara y est venue, un matin de pluie, dévoiler la plaque, en pleurant.
Ensuite la rue de la Grange-au-Loup s'est bâtie, comme une autre, de pavillons et d'immeubles sages.
Aujourd'hui, il y pleut, il y bruine, il y vente et il y fait soleil, comme ailleurs.
On a planté au numéro 25 un immeuble crépi de clair, dont la porte encadrée de vert se tapisse, l'après-midi, d'ombres tendres et joueuses.
Dans la rue calme, on entend rire des enfants. Dans le petit square de l'allée Barbara dont le nom se recouvre de mousse, des amoureux, peut-être heureux, passent en se donnant la main.
On a posé de nouvelles plaques, d'un bleu d'été limpide, au coin des haies, à chaque bout de la rue, si bien qu'on ne remarque presque plus l'ancienne, si sombre, déjà un peu piquée de rouille.
Il y faut des années. Mais, toujours, le quotidien, doucement, de son long pas tranquille, de ses mains tièdes qui apaisent, s'en vient recouvrir ces grandes douleurs humaines pour lesquelles il faut inventer des noms.
Le ciel blafard se repeint en bleu, les haies vives grandissent sur la dépouille des vieux loups, et le chagrin que le vent pousse s'en va, un peu plus loin, se perdre dans le temps.
Je ne sais s'il faut s'en effrayer ou s'en réjouir.
"Le jour se lève encore", disait Barbara elle-même.
25, rue de la Grange-au-Loup