Alentir
"Il ne faut qu'augmenter le nombre des roues dans une horloge, ou charger son balancier, pour alentir son mouvement. [...] On dit aujourd'hui ralentir, alentir est suranné" (Dictionnaire de Trévoux, 1771)
Sur la route réparée, une couche de bitume avait recouvert le R. Si bien que les grandes lettres blanches n'avaient plus du tout l'R de nous faire la circulation. Voilà qu'elles dessinaient sur le sol un mot, ancien et surprenant pourtant, un mot tout craquelé d'âge et de poésie, qui prenait l'R tranquillement, et calmement s'en venait jusqu'à nous. Par la grâce d'une erreur, sur la foi d'un de ces beaux hasards qui enrichissent notre quotidien de tout ce que, soudain, ils y ouvrent de gracieux et d'inexploré, le banal "Ralentir" était redevenu le très doux, le très vieux "alentir".
Alentir, retrouver la lente pulsation de la vie qui monte, en nous et autour de nous, ses grandes marées de sang calme et de sève heureuse. Alentir, alunir, s'arrondir, s'en aller comme un astre, où va la lune, où va la terre.
Alentir, regarder alentour, marcher sans hâte, comme l'aiguille au cadran solaire, parmi les lumières et les ombres.
Alentir, oublier l'urgence et la trépidation, se poser comme une aile sur les branches du temps.
Alentir, cesser de creuser avidement sa vie comme sa tombe en croyant exploiter une mine, se poser sur le bord, écouter, regarder.
Alentir, retourner aux mots anciens, aux paroles d'avant, aux sagesses oubliées, pour comprendre demain.
S'alentir, s'alléger, s'alanguir, se balancer comme un arbre dans le bel aujourd'hui, glisser vers l'avenir par les routes du ciel et les chemins des racines.
Saviez-vous qu'on vient de construire, enfouie dans le désert du Texas comme une pyramide, une merveilleuse horloge au mouvement alenti ? On l'a nommée L'Horloge du Long Maintenant.
Elle a été bâtie comme une métaphore, pour représenter la pensée du long terme, la conscience de la durée cosmique, qu'il nous faut retrouver "afin de nous comporter en gardiens responsables de la planète sur laquelle nous vivons".
C'est une machine immense et complexe, lente comme une étoile, patiente comme l'univers. Elle ne marque qu'une seconde toutes les dix secondes, ne sonne qu'une fois par siècle, ne se meut que par les changements de température et de saisons et marchera encore, croit-on, dans dix mille ans, quand il n'y aura plus aucun homme sur la terre pour déchiffrer son énigme.
Elle ne rythme pas le temps, elle le figure.
Elle ne gouverne pas les vies, elle les guide.
Elle bat près du coeur de la terre le pouls alenti et lointain des astres et des mondes, pour que nous nous souvenions qu'on ne peut suivre, sur les cadrans de l'infini, que des chemins de ronde.
Elle ne donne l'heure qu'à ceux qui la lui demandent. Mais pourquoi la lui demanderait-on ?
En vérité, elle ne marque qu'une heure, toujours la même et éternelle, celle du Long Maintenant, l'heure profonde comme une grotte du monde qu'il nous faut désormais habiter, après l'avoir si passionnément, si avidement, si minutieusement, si astucieusement, si solitairement, mesuré.
Pour prolonger :
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20120425.OBS7105/a-la-recherche-du-long-maintenant.html
http://www.sousloeildechronos.fr/lhorloge-du-long-maintenant/