A-côtés
"Alors que mon frère suivait le raccourci de la crête pour gagner en altitude, je restais, moins énergique, en contrebas : il avait beau m'appeler et m'inciter à prendre au plus court, je lui répondais que j'espérais arriver plus facilement par l'autre côté."
(Pétrarque, L'Ascension du Mont Ventoux)
A l'ombre de la haute Tour de Bretagne, la petite boutique était à vendre...j'ai vite photographié l'enseigne avant qu'elle ne disparaisse, engloutie par le prochain changement de propriétaire.
Car cette enseigne, j'aurais pu la faire mienne - Je la ferai mienne.
Pour ces douces et méditatives cérémonies du thé qu'elle annonce - pourquoi pas ?.
Pour l'anneau brisé de son O, symbole de libération ?
Bien plutôt pour ce merveilleux à-côté, pour ce clairvoyant pas de côté qu'elle propose, de ses lettres usées délavées aussi douces que la gorgée de thé que je bois en ce moment même, pour me délasser, laissant un instant de côté l'écriture de ce texte.
Etre à côté... toujours un peu à côté.
Se placer un peu de côté pour mieux voir, échapper à l'éclat d'un soleil trop vif. Dédaigner ce qui , de force, s'est placé au centre. Ajuster la prise de vue, rééquilibrer le cadrage.
Regarder, sur le bas-côté, ce qui se tient dans les fourrés, dans les fossés remplis de pluie, de boue, de ciel et de bêtes vives. Fureter dans les ombres, pour discerner ce qui s'y cache, inconnu, de beau, de laid, de juste et d'incertain.
Marcher à côté des autres pour les accompagner, mais aussi pour éviter de marcher tout à fait du même pas qui pourrait se tromper.
Se poser à côté de soi, et regarder le monde comme si on était devenu un autre, d'un peu plus haut, d'un peu plus bas - d'un peu ailleurs.
En toute chose considérer les à-côtés, ces détails où se cache souvent l'essentiel.
Aborder les obstacles par leur côté caché, sur leur flanc de secrets.
Laisser de côté ce qui doit mûrir, pour le reprendre un peu plus tard, un peu plus loin.
Surtout réfléchir un peu à côté. S'écarter de la grand'route, essayer les chemins qu'on n'a pas encore frayés, et qui pourraient bien mener vers l'ailleurs.
Penser un peu de côté, ne jamais se contraindre à penser droit, se laisser incliner de çà de là, comme un roseau qui accompagnerait le vent sans jamais le fuir.
Eviter les lignes déjà tracées, dédaigner les règles qui les ont dessinées, préférer passer un peu à côté, en zigzaguant doucement. Choisir le chemin des écoliers, celui des flâneries, des digressions, des ricochets et des reflets. Prendre la voie cahoteuse des métaphores, des trilles et des analogies. Suivre ce qui s'y révèle d'évidence et de fulgurance.
Je ne dis pas, bien sûr, que ces périples hasardeux dans l'à-côté des choses et des êtres, je ne dis pas que ces lentes aventures du côté de ce qui se cache et ne se découvre qu'imparfaitement vous mèneront au succès, car, même si certains, en ce bas monde, parviennent à tirer un bon profit de leurs petits à-côtés, le succès, le franc succès, ne sourit vraiment qu'à ceux qui foncent droit devant. Je ne vous cache pas non plus que cela pourrait même vous exposer à trébucher tout à fait, vraiment à côté de la plaque, au plus profond de ces failles et de ces faillites qui ne vous laissent rien de ce que vous auriez pu mettre de côté - vous avez vu vous-même que ma boutique d'Acôthé, si visiblement peu prospère, est désormais à vendre -... Je vous dis seulement que c'est le moyen d'aller vraiment loin, d'aller vers ce qui attend de très ancien au plus caché de soi, et d'aller vers ce nouveau qui attend chacun à côté de lui-même.
Imaginez Pétrarque sur le mont Ventoux : au lieu de se lancer vers l'à pic derrière son frère qui va droit et agile, il grimpe lentement vers le sommet en prenant les lacets - et il se maudit d'avoir pris ces détours paresseux. Pourtant, lui seul découvre, à côté de ce qui le dépasse, tant de sommets au lieu de ce seul sommet qu'il n'atteindra jamais, qu'il en revient plus sage, comme un homme qui voit clair en lui-même.
Imaginez, maintenant, un serpent déroulant ses anneaux, qui brusquement les sentirait se briser dans la mue, et, rampant à côté de sa vieille peau, s'en irait neuf dans un monde renouvelé.
Un pas de côté, un pas chassé, un pas glissé, songez-y, c'est un beau pas de danse dans l'harmonie du monde.